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La réforme du sucre : le projet Fischler n’est pas acceptable

Le 16 juillet, la Commission européenne a rendu public son avant-projet sur la réforme du secteur du sucre : réduction du prix moyen de la betterave de 37%, baisse du prix institutionnel du sucre de 33%, diminution des quotas-sucre de 16%, autorisation de transférer les quotas entre les pays membres de l’Union. Radicale, cette réforme ne satisfait personne, et surtout pas les associations professionnelles. Pour le syndicat majoritaire, la CGB (Confédération générale des planteurs de betteraves), c’est essentiellement la baisse des quotas-sucre qui est inacceptable. Le syndicat demande également un contrôle des importations, un plan de restructuration pour les raffineries et davantage de compensations pour les agriculteurs.

Plus contestataire, Frédéric Lhotellier, le jeune président de l’APB (association des producteurs de betteraves), réprouve l’esprit même de la réforme dont la logique libérale, si elle était adoptée, risquerait d’entraîner la disparition de nombreux producteurs de betteraves.

Entretien avec Frédéric Lhotellier sur le projet Fischler.

Frédéric Lhotellier : La réforme que le Commissaire européen Franz Fischler veut nous imposer dès la campagne 2005-06 nous inquiète beaucoup. Nous pensons qu’il est urgent et indispensable que tout le monde se mobilise, indépendamment de l’appartenance syndicale, APB ou CGB. Ce devoir de mobilisation concerne également les agriculteurs non syndiqués. Tout d’abord, nous estimons qu’il est hors de question d’introduire une réforme pour la campagne 2005-2006, puisque la profession est liée à un réglement européen sur le sucre, qui est valable jusqu’en juin 2006. L’agenda que M. Fischler veut nous imposer est inacceptable pour cette première raison. En outre, le projet prévoit
« de revoir en 2008 le niveau des prix et des quotas ». Comment voulez-vous établir une gestion prévisionnelle avec de telles incertitudes ? Nous devons prendre tout le temps nécessaire pour réfléchir ensemble afin de mettre en place une bonne réforme qui puisse satisfaire les producteurs de betteraves, les industriels et les consommateurs, et non nous précipiter, comme le souhaite M. Fischler.

D’après un article du Monde du 16 juillet, les betteraviers vivaient dans « un marché ultra protégé ». Est-ce la fin d’une belle époque ?

Jusqu’à présent, les producteurs de betteraves ont pu vivre décemment de leur métier, les sucreries fonctionnaient bien et le coût du sucre pour les ménages était très faible. N’oublions pas qu’il y a à peine 40 ans, l’Europe ne produisait pas suffisamment de sucre pour sa propre consommation, alors qu’aujourd’hui, la production européenne est excédentaire. Tout le monde a donc bénéficié d’un système qui a parfaitement fonctionné, sans que cela coûte un centime à l’Europe puisque personne, dans notre filière, ne recevait de subvention.
Aujourd’hui, grâce à la modernisation de nos équipements, nous produisons en effet plus de sucre que nous en consommons : 17,4 millions de tonnes de production, contre une consommation de 16 millions de tonnes. Cette situation nous a conduits à commercialiser du sucre en dehors de l’Europe. Ce qui a donné un alibi au Brésil et à l’Australie pour saisir l’OMC, prétextant que nous réexportions nos excédents de sucre avec des subventions à l’exportation.
Il est vrai qu’en toute logique, nous ne pouvons prétendre d’un côté exporter notre sucre, et de l’autre, empêcher les importations d’autres pays. Une réforme est donc indispensable. Cependant, ce que nous propose la Commission procède d’une logique que nous refusons. Dans son avant-projet, Bruxelles annonce clairement ses intentions : « l’objectif général [est] d’améliorer la compétitivité et d’adapter davantage la production aux impératifs du marché ». Il s’agit donc avant tout de se plier aux lois du libéralisme, plutôt que de garder ou de réformer un système régulé qui, bien que perfectible, a parfaitement fonctionné jusqu’aujourd’hui. Aucun des arguments mis en avant par M. Fischler ne tient la route. Prenez par exemple son constat selon lequel l’actuel régime « ne favorise pas la concurrence », ce qui maintiendrait « des prix élevés pour les consommateurs ». Toutes les personnes compétentes savent que même avec un prix de la betterave équivalent à la moitié du prix actuel, le coût du sucre pour le consommateur resterait identique. Pour qui fait-on une réforme, puisque ce n’est pas pour le consommateur ?
M. Fischler propose de baisser de 655 à 421 euros la tonne le prix moyen pondéré auquel les sucreries de l’Union Européenne vendent leur sucre, ce qui représente une diminution de 36%. Soyons clairs : cette baisse ne profitera en fait qu’aux industries transformatrices, qui utilisent le sucre comme matière première, comme Danone, Nestlé, Coca Cola, etc. Pensez-vous vraiment que ces industriels vont répercuter cette baisse sur leurs produits finis ?

Le maintien de prix élevés n’aurait-il pas pour effet d’augmenter considérablement le volume des importations de sucre, au détriment de la production communautaire ?

C’est en effet l’un des principaux arguments de la Commission. Cependant, le projet Fischler propose de diminuer les quotas communautaires de production de sucre de 16%, alors qu’une réduction de 8 à 9% suffirait pour équilibrer le marché européen. Cela fait d’ailleurs partie de nos propositions. Aller au-delà, comme le propose M. Fischler, c’est donc bien inciter les importations vers l’Europe au détriment même de la production communautaire. Dans la réalité, le projet Fischler ouvre le marché européen. Il utilise comme prétexte l’initiative lancée en 2001 par Pascal Lamy, Tout Sauf les Armes (TSA), autorisant les 49 pays les moins avancés (PMA) à tout exporter en Europe dès 2009. Or, comme le prix du sucre sur le marché européen est trois fois supérieur à celui du marché mondial, les PMA seraient incités à profiter de cette différence en vendant leur sucre à l’Europe, aux dépens des producteurs de la communauté. Nous sommes ici en train de reproduire la même erreur que celle que nous avions commise avec les pays des Balkans, lorsque nous leur avions ouvert notre marché. Nous n’avions pas quantifié leurs importations, contrairement à ce qui a été fait avec l’Inde, l’Afrique, les Caraïbes et le Pacifique (ACP). En conséquence, les pays des Balkans en ont profité pour importer du sucre sur les marchés mondiaux à un cours très bas, pour le revendre à la Communauté Européenne en réalisant une belle plus-value. Aujourd’hui, des négociations sont en cours pour contingenter les importations des Balkans, mais l’initiative Tout Sauf les Armes, si elle est mise en application telle quelle, risque très fortement de suivre le même chemin que l’accord avec les Balkans. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous y sommes opposés.

Vous voulez donc fermer le marché européen aux importations ?

Ne nous faisons pas d’illusion. La réforme proposée par M. Fischler ne profitera pas aux pays les plus démunis. C’est lui-même qui l’écrit dans l’avant-projet de sa réforme rendu public le 16 juillet. « Quelle que soit la réforme adoptée par l’UE pour l’OMC du sucre, les pays en développement n’en sortiront pas tous gagnants », peut-on y lire. Même ceux qui sont favorables à l’initiative TSA préfèrent des contingents d’importations à un prix garanti aux lois du libéralisme où seuls les plus forts sont systématiquement les gagnants. En revanche, nous avons signé des accords avec l’ACP et l’Inde, qui doivent bien entendu être maintenus. On peut envisager d’autres accords, mais pas au détriment des producteurs européens ; d’autant plus qu’avec l’élargissement récent de la Communauté, l’agriculture européenne doit prendre le temps de bien s’organiser. C’est pourquoi nous préférons garder la préférence communautaire, quitte à diminuer légèrement les quotas et abandonner l’idée stupide de vouloir rentrer dans le marché mondial. L’Europe n’a aucune vocation exportatrice pour un produit comme le sucre. Sachez que même si les betteraviers fournissaient gratuitement la matière première, les sucreries européennes ne seraient pas capables de produire au prix proposé par le Brésil… Il y a de nombreuses raisons à cela. Premièrement, nous avons des impératifs liés à l’environnement et à la sécurité, qui sont inexistants au Brésil. Ensuite, la tige de la canne à sucre est utilisée comme énergie dans les usines de transformation, ce qui n’est pas le cas pour la betterave, où il faut ajouter le coût de l’énergie. Enfin, la durée de la campagne sucrière en Europe est moins longue – en France, une usine tourne en moyenne 80 jours alors qu’au Brésil, elle tourne au minimum 6 mois. Comme nous n’avons aucune chance d’être compétitifs sur le marché modial, il est donc normal de maintenir la préférence communautaire.

A moins que l’Europe décide de sacrifier son activité sucrière et d’importer à bas prix un sucre produit dans des conditions qui ne sont pas toujours très recommandées ! C’est assez paradoxal, alors que l’on nous parle de plus en plus de commerce équitable.

Vous ne pensez tout de même pas que l’objectif de la Commission européenne soit de supprimer des emplois en Europe ?

C’est pourtant ce qu’une lecture attentive de l’avant-projet de la Commission laisse apparaître. « Dans les régions dans lesquelles le prix du marché du sucre demeure supérieur aux coûts combinés de la culture et de la transformation de la betterave sucrière, la production de sucre sera maintenue, moyennant quelques changements dans la stratégie d’investissement. En revanche, les sucreries situées dans des régions peu compétitives doivent s’attendre à connaître longtemps des marges négatives », peut-on lire dans le texte de la Commis-sion. Vous connaissez beaucoup d’entreprises qui peuvent fonctionner avec des « marges négatives » ?
Le projet Fischler a donc clairement pour objectif de supprimer les « sucreries situées dans les régions peu compétitives ». Les petits producteurs, comme le Portugal, l’Irlande ou l’Espagne, ont donc bien raison de s’inquiéter. Des pays entiers verront leur production nationale de sucre disparaître. C’est la raison pour laquelle M. Fischler propose de rendre possible le transfert des quotas nationaux de production attribués à chaque pays de l’Union, à d’autres pays de la Communauté. Même les nouveaux arrivés dans l’Europe, qui viennent de se voir assigner un quota équivalent à leur consommation, ont de quoi être inquiets. Dans un premier temps, grâce aux très faibles charges, le prix de la betterave proposé par la Commission leur permettra sûrement de rester compétitifs, bien que leurs usines de transformation tournent aux alentours de 3 à 5.000 tonnes de betteraves par jour, alors qu’en France, beaucoup tournent à plus de 15.000 tonnes. Mais la plupart de ces usines appartiennent à de grands groupes multinationaux comme Nordzucker, Südzucker, British Sugar et Danisco. Que feront ces industries lorsqu’elles devront moderniser leurs usines, sachant que la réforme leur permettra de transférer leurs quotas à un autre état membre ? En Pologne, pays qui produit plus de 1,7 million de tonnes de sucre, soit 10% du marché européen, plus de 75% des sucreries appartiennent à des groupes étrangers.
Que se passera-t-il avec les producteurs de ces pays si les usines de transformation sont fermées ? Dans le cas d’une fermeture d’usine, une prime de reconversion « liée à la réhabilitation environnementale du site » est bel et bien prévue pour l’industriel, mais rien n’est écrit concernant les agriculteurs abandonnés à leur sort par la fermeture des usines dont ils sont les fournisseurs.

D’après le Figaro du 15 juillet, la France, qui dispose d’une filière très performante, « devrait tirer son épingle du jeu » de la réforme. Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est sûrement pas le cas des producteurs de betteraves, car M. Fischler propose de baisser le prix de la betterave de 37% d’ici la campagne 2007-2008, soit une baisse supérieure à notre marge de bénéfice. C’est tout simplement scandaleux ! D’après une étude commanditée par l’APB auprès de l’Office de Comptabilité et d’Economie rurale d’Amiens (OCEA), le prix de revient, pour un rendement de 70T/ha, se situe à 28,50 euros/tonne. Or, M. Fischler propose de payer 27,40 euros. Quel est l’industriel qui accepterait de travailler à perte ? Même à 30 euros la tonne, la betterave n’a pas d’avenir. Aujourd’hui, nous sommes payés 43 euros la tonne de betteraves, et aucun consommateur ne s’est jamais plaint du prix du sucre. En outre, il serait irréaliste d’envisager un développement de la filière éthanol à partir de la betterave, si cette dernière n’est pas payée à son prix de revient. Certains observateurs ont laissé entendre que la Commission a volontairement surbaissé le prix de la tonne de betteraves pour laisser une marge de manœuvre lors de négociations ultérieures, et ainsi permettre aux ministres de ne pas rentrer les mains vides. Cependant, pour l’APB, il n’y a pas de compromis possible sur le prix, car premièrement, cela entraînera inévitablement une baisse très importante de nos revenus et deuxièmement, nous deviendrons dépendants d’aides publiques. Ces deux conséquences apparaissent d’ailleurs explicitement dans l’avant-projet. « La réduction des prix proposée entraînera une baisse sensible des revenus chez les producteurs de betterave sucrière. Pour compenser, du moins en partie, cette perte de revenu, il est proposé de mettre en place un système d’aide directe dans ce secteur », peut-on lire dans le texte de la Commission. Voilà que paradoxalement, M. Fischler va à l’encontre de la logique même de l’OMC et de Bruxelles en proposant de subventionner un secteur de l’agriculture qui vivait très bien sans subventions !

Que pensez-vous de la simplification du système des quotas actuel à travers la fusion des quotas A (destinés au marché intérieur) et B (essentiellement prévus pour la consommation européenne) ?

Ce projet a pour objectif principal de réduire les quotas. En tant que producteurs, nous ne sommes pas hostiles à une légère réduction, si celle-ci permet de réguler le marché européen, c’est-à-dire si elle ne va pas au-delà de 8 à 9%, et non 16%, comme l’a proposé M. Fischler. Historiquement, la distinction de ces deux quotas, A et B, a été mise en place afin de donner aux producteurs de betteraves une marge de sécurité pour ne pas voir le quota A diminuer en cas d’aléas climatiques. Notre production étant liée aux conditions climatiques, imprévisibles et différentes chaque année, nous ne connaissons pas, au moment du semis, le volume total de notre production à la récolte. Jusqu’à présent, le quota B, qui représente environ 30% du quota A, nous sert donc de sécurité pour pallier les différences de rendements entre une bonne et une mauvaise années, sachant que deux années consécutives de production en dessous du quota A entraînent une baisse définitive du quota A. La fusion des deux quotas pose donc problème en cas de faible rendement. Comment l’agriculteur sera-t-il protégé face à une mauvaise récolte ? Rien dans le texte ne le spécifie. Dans la mesure où un filet de sécurité est prévu, c’est-à-dire un seuil bas et un seuil haut, nous ne nous opposerons pas à la fusion de ces deux quotas.

Cependant, chaque planteur doit garder la possibilité de ne pas produire la totalité de ses droits, à l’exception d’un droit de base (le seuil minimum). Nous tenons également à ce que, dans la mesure où la production est supérieure aux quotas A + B, l’excédent soit obligatoirement reporté sur l’année suivante, et payé au prix du quota de référence.

Au-delà de la question des quotas, c’est l’esprit même de la réforme auquel nous sommes opposés. Elle suit une logique libérale qui risque d’entraîner la disparition de nombreux producteurs en France et dans le reste de l’Europe, afin d’alimenter l’industrie de sucre bon marché en provenance des grands pays producteurs. Jusqu’à présent, nous nous étions trop désintéressés de nos propres affaires. Maintenant, chacun doit prendre ses responsabilités pour orienter la réforme dans une direction qui puisse garantir un avenir à la profession.

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