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Après la vache, la chèvre devient folle

Il a été prouvé par l’Agence Française de Sécurité Sanitaire Alimentaire (AFSSA) que l’agent pathogène de la maladie de la « vache folle » a été décelé, pour la première fois dans le monde, chez une chèvre en France : c’est ce qu’a annoncé le ministère de l’Agriculture dans un communiqué paru le 28 janvier 2005. Cette déclaration officialise la position du docteur Jean-Louis Thillier, immunopathologiste et expert européen qui traque le prion-poison depuis 1976. Ses propos sont documentés dans son livre « De la vache folle au mouton fou » (éditions Siloë en 2001).

Si les autorités françaises et européennes font tous leurs efforts pour démontrer que le risque est nul, le docteur Thillier affirme quant à lui que toutes les mesures nécessaires pour sécuriser la chaîne alimentaire ne sont pas encore mises en œuvre.

Entretien avec Jean-Louis Thillier

Le vendredi 28 janvier, le ministère de l’Agriculture a annoncé qu’une chèvre abattue en France en 2002 était atteinte d’une tremblante d’origine ESB. Il semblait pourtant établi, et certifié encore récemment par le Professeur Brugère-Picoux, qu’en cas de tremblante des ovins et caprins, la barrière « petits ruminants-homme » était infranchissable, et que le risque à consommer de la viande ou du lait était égal à zéro.

Jean-Louis Thillier : Pour la tremblante naturelle des ovins et des caprins, Mme Brugère-Picoux est atteinte d’amnésie. En effet, si la transmission d’une encéphalopathie spongiforme entre espèces de mammifères est souvent difficile, quelquefois imperceptible en cas de transmission par les aliments, elle est toujours possible. En 1979, le docteur Françoise Cathala et Paul Brown, proches collaborateurs du Professeur Gajduseck (qui a reçu le prix Nobel pour ses travaux sur les maladies à prions), ont visité tous les centres neurologiques et psychiatriques français en 1979 pour réaliser une étude épidémiologique sur la maladie de Creutzfeldt-Jacob (CJ). Ils avaient noté une relation entre la prévalence de la maladie et la densité de la population : 0,32 cas par million d’habitants sur l’ensemble du territoire ; 0,69 en banlieue parisienne et 1,33 dans le centre de Paris. À l’époque, hormis la consommation de viande, aucun facteur de risque particulier n’avait été identifié. L’équipe de Gajduseck a mené ensuite une véritable enquête policière, et en 1986, elle a ajouté une nouvelle pièce au dossier : sur 96 patients morts de la maladie neurodégénérative à Paris entre 1968 et 1982, 26 étaient d’origine étrangère, soit 27% de l’échantillon, alors que la population parisienne née à l’étranger ne représentait alors que 15%. Sur les 26 personnes d’origine étrangère, 20 étaient nées sur les pourtours de la Méditerranée. En 1987, l’équipe de Gajduseck a conclu que la présence d’une population d’origine méditerranéenne explique les écarts importants entre Paris et le reste de la France. Elle a mis en évidence une corrélation entre l’augmentation de la maladie et l’origine ethnique des patients liée au mode de vie, et en particulier au régime alimentaire. C’est à cette époque que, pour la première fois, la consommation de mouton atteint de la tremblante naturelle, et plus particulièrement celle de la cervelle, a directement été mise en cause dans la transmission à l’homme.

Jean-Claude Jaillette, rédacteur en chef de Marianne, a d’ailleurs eu le privilège de recevoir les confidences du docteur Françoise Cathala : «L’hypothèse d’une transmission d’une maladie à l’homme effrayait tout le monde. À tel point qu’à l’Institut Pasteur, on a saboté mes expériences… ». Depuis ces travaux, d’autres études apportent régulièrement les mêmes éléments. Ainsi, le docteur Jean-Philippe Deslys et ses collaborateurs du CEA ont observé un cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l’homme dont la signature biochimique ressemblait à celle d’une tremblante naturelle du mouton et non à celle d’une encéphalopathie sporadique chez l’homme ou d’une ESB. Ainsi, certains cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l’homme, dus à la tremblante naturelle du mouton, apparaissent. Si le niveau de risque semble négligeable car inférieur à 1 cas par million d’habitants et par an, il n’est pas égal à zéro.

Dès 2002, on savait que la chèvre était folle. Pourquoi ne le révéler qu’en janvier 2005 ?

Jean-Louis Thillier : Thierry Baron et ses collaborateurs de l’AFSSA étaient mandatés pour détecter si l’ESB se camouflait sous l’apparence de la tremblante. Aucun test biochimique ne peut dissocier avec certitude l’agent ESB de la tremblante. Ils ont été tenaces et ont utilisé plusieurs méthodes d’étude des propriétés physicochimiques des différentes souches de prions pour vérifier le profil ESB de cette chèvre née en 2000, et abattue « saine » en 2002. Toutefois, cette approche conférant une haute présomption d’ESB ne constituait pas une preuve absolue. Aussi, pour apporter la preuve définitive tout en respectant le protocole établi par la Commission européenne, Thierry Baron a injecté une émulsion du cerveau de cette chèvre par voie intracérébrale chez une souris. Après deux ans d’incubation, l’étude des anomalies histo-immunochimiques chez la souris a prouvé que la chèvre était bien folle.

Avec la preuve qu’une chèvre française est devenue folle, c’est-à-dire contaminée par l’agent pathogène de l’ESB, pourquoi une telle résurgence d’inquiétudes ?

Jean-Louis Thillier
C’est que le niveau de risque pour l’homme n’est plus négligeable comme pour la tremblante naturelle du mouton. Avec l’agent ESB se camouflant sous une forme tremblante, le risque va devenir nettement perceptible, ce que les enquêtes épidémiologiques commencent déjà à révéler en catimini. On aurait d’ailleurs dû s’interroger sur les données de l’Institut national de veille sanitaire, qui révèlent qu’un département comme la Lozère connaît une incidence trois fois supérieure à la moyenne nationale ! Comme il est improbable que le cas de la chèvre folle soit isolé, et qu’il existe des moutons fous, il est urgent d’être prudents pour la sécurité du consommateur et pour l’environnement. Cependant, nous avons tous les moyens à notre disposition pour garantir une haute sécurité du consommateur, tout en évitant les excès (comme l’abattage du cheptel).

Comment la chèvre folle a-t-elle été contaminée ?

Jean-Louis Thillier
Après enquête, l’AFSSA a confirmé que les agneaux et les cabris français ont consommé les mêmes aliments que les veaux (les lactoremplaceurs dopés en graisses animales et les granulés pour jeunes ruminants enrichis en protéines – les fameuses farines animales – et en graisses animales). Première source de contamination, les farines animales ont été interdites pour les bovins en 1990, et seulement quatre ans plus tard pour les ovins et les caprins. Pire, en dépit de nombreuses présomptions, on a exclu plus ou moins volontairement du champ de la conscience la deuxième source de contamination : les graisses d’équarrissage issues de la cuisson des crânes et de la colonne vertébrale des bovins, organes les plus susceptibles d’être contaminés. Il a fallu attendre 2001 pour que les instances deviennent indépendantes des groupes de pression et interdisent enfin l’utilisation de ces graisses non sécurisées dans les lactoremplaceurs et les granulés-starter pour jeunes ruminants. Ainsi, dans le cas de la chèvre folle, la contamination s’est logiquement effectuée par les corps gras, encore autorisés en 2000, année de sa naissance. Or, comme l’a prouvé le professeur Frazer en 1996, les petits ruminants sont très susceptibles à la contamination par l’agent de l’ESB par voie orale. Il est donc très probable que de nombreux ovins et caprins aient été atteints par l’ESB jusqu’à ce que les deux sources de contamination soient interdites, c’est-à-dire jusqu’en 2001.

Quels problèmes la chèvre folle pose-t-elle ?

Jean-Louis Thillier
Le principal problème réside dans le fait qu’il est impossible de distinguer un mouton touché par la tremblante a priori non dangereuse pour l’homme, d’un mouton contaminé par l’agent de l’ESB qui, lui, peut transmettre la maladie.

En outre, il existe un second problème : trois endroits sur le gène du prion du mouton (les positions dites 136, 154 et 171) sont des déterminants majeurs de la susceptibilité génétique des ovins face aux maladies à prions. Ils règlent la diffusion dans l’organisme du poison à partir du tube digestif, porte d’entrée de la maladie. Or, il existe des « familles » de moutons avec des déterminants différents. Ainsi, M. Elsen et ses collaborateurs ont prouvé que les moutons les plus susceptibles (avec le génotype homozygote VRQ/VRQ) ont une incidence de 80%, alors qu’il existe des moutons qui ont une susceptibilité intermédiaire (le génotype homozygote ARQ/ARQ) de 45%. D’autres ont une très faible susceptibilité, avec une incidence de moins de 5% (les génotypes hétérozygotes VRQ/ARR). Enfin, les génotypes homozygotes ARR/ARR sont en revanche hautement résistants. Pour le génotype ayant une faible susceptibilité, le mouton se trouve dans la même situation que le bovin : le poison ne se diffuse pas dans l’organisme, mais chemine au cerveau par le nerf contrôlant le tube digestif. Comme chez le bovin, le muscle et le lait ne peuvent donc pas être contaminés. À l’opposé, dans les deux génotypes de forte susceptibilité, le prion-poison se diffuse silencieusement dans l’ensemble de l’organisme (le sang, la rate, les nerfs périphériques, le tube digestif, les organes lymphoïdes et même le muscle) avant d’atteindre le cerveau, phase des symptômes visibles. Ainsi, le muscle ovin est contaminé avant qu’apparaissent les signes neurologiques, et le test pratiqué actuellement de façon aléatoire à l’abattoir dans l’obex des ovins et des caprins (région située dans le tronc cérébral, au-dessus de la moelle épinière) peut se révéler négatif, donc sécurisant pour le consommateur, alors que l’organisme est hautement contaminé. Tels qu’ils sont actuellement pratiqués, ces tests ne garantissent donc pas la sécurité alimentaire du consommateur : il s’agit là d’une grave lacune ! Le principe de prudence impose que tous les ovins et caprins soient testés, et que ce test s’effectue au niveau de la rate.
Ce sont des mesures très facilement réalisables, et bien plus raisonnables qu’un éventuel abattage total du cheptel. Certains politiques auraient laissé entendre en effet qu’ils utiliseraient cette mesure spectaculaire et radicale pour faire face à une psychose de la population. Ce serait absurde. Ne répétons pas les erreurs commises avec le dossier de la vache folle !

Le lait de chèvre peut-il être également contaminé ?

Jean-Louis Thillier
Comme il a été prouvé que le prion-poison peut circuler dans le sang, il n’est pas du tout exclu qu’il puisse se retrouver dans le lait pour certains génotypes très susceptibles. Sachez que déjà, en 1992, le chercheur japonais Y. Tamai avait publié dans la plus célèbre revue de médecine internationale, New England Journal of Medecin, une étude prouvant que le colostrum (première tétée après l’accouchement) d’une jeune femme de 38 ans atteinte d’une maladie de CJ « sporadique », était contaminé. Pour la chèvre folle, des études sont en cours. Notons toutefois que la quantité de prions-poison que l’on pourrait trouver dans le lait serait nécessairement infime et n’aurait certainement pas de conséquences pour la transmission de la maladie. Pour que le prion devienne toxique, il faut en effet qu’il y ait une certaine quantité de prion-poison, qui dépasse notre seuil d’épuration. Or, imaginons que le lait d’une chèvre soit contaminé : la faible quantité de prions serait alors diluée dans le lait du troupeau, lequel serait encore dilué dans les citernes du ramassage, et ensuite à nouveau dilué chez le transformateur. À ce niveau de dose, on peut affirmer que le risque est pratiquement égal à zéro. Heureusement que le prion n’est pas un virus, car en ce qui concerne le Sida, un seul virus suffit à faire démarrer la maladie…
De plus, les instances nationales et européennes ont déjà pris la précaution de lutter contre les mammites (inflammations de la mamelle) qui pourraient favoriser le passage du prion dans le lait.

Qu’en est-il de la viande d’agneau et de chevreau ?

Jean-Louis Thillier
Jusqu’à une période récente, on pensait qu’un agneau susceptible génétiquement et contaminé par voie alimentaire par un prion-poison était sain jusqu’à l’âge de 6 mois. En effet, les anciens tests n’avaient détecté une diffusion de la toxine qu’à partir de dix mois. En fait, aujourd’hui, des tests très sensibles révèlent que pour les génotypes les plus susceptibles, la diffusion du prion-poison débute dès le deuxième mois, et qu’au quatrième mois elle peut être très importante.
Contrairement à ce qui se passe pour les bovins, il est donc absolument impératif de tester, au niveau de la rate, tous les ovins et les caprins à l’abattoir, quel que soit leur âge.

Quelles sont les incidences sur l’environnement de la contamination par l’ESB chez les chèvres ?

Jean-Louis Thillier
Dès 1998 et à partir de nombreux travaux antérieurs, le Comité scientifique directeur de la Commission européenne était conscient qu’à l’opposé du bovin, il n’était pas exclu que la contamination par l’ESB des ovins/caprins persiste même après la suppression de la source alimentaire (les farines et les corps gras). En effet, on était déjà conscient que l’agent de l’ESB pouvait se maintenir, se propager et être recyclé par contamination des parcages à travers les placentas contaminés et expulsés lors des mises bas. Le prion-poison étant pratiquement indestructible dans l’environnement, il peut persister plus de dix ans dans le sol, et être source de recontamination par le broutage. Ce phénomène est très connu en Irlande, où l’on parle de « prés maudits ». D’ailleurs, sur le plan expérimental, en prélevant des acariens des prés souillés et en les injectant par voie intracérébrale chez la souris, on a pu déclencher une encéphalopathie spongiforme. En dehors des mises bas, et dans le cas des deux génotypes ovins susceptibles, il est plus que probable que la propagation du prion se fasse dans l’environnement au moyen des excréments. Dans le cas de la tremblante naturelle, peu toxique pour l’homme, aucune précaution particulière n’est nécessaire. Il en est tout autrement si l’ESB se propage dans les troupeaux ovins et caprins, car le prion-poison s’accumulera de plus en plus dans l’environnement et il ne sera pas possible alors d’éradiquer les sources de contamination malgré toutes les précautions, sauf en ayant recours à de lourds moyens de désinfection dans les locaux, parcages, prairies et dans les chemins de transhumance.
Il est regrettable que, bien que conscientes dès 1998 du problème de l’ESB chez les ovins et les caprins, les autorités aient tout fait pour limiter les recherches et même dévaloriser les travaux en faveur d’une présomption. Voilà pourtant un problème au sujet duquel l’utilisation du fameux principe de précaution aurait eu sa légitimité !

Les organisations de consommateurs ont été rassurées par la décision communautaire d’éradication de la tremblante par la sélection génétique. Qu’en pensez-vous ?

Jean-Louis Thillier
C’est catastrophique. Il est même paradoxal que dans une période où la biodiversité semble être une préoccupation majeure, on décide de faire disparaître de la planète les espèces de mouton non résistantes aux encéphalopathies, alors que ces mêmes espèces ont été développées durant des siècles pour leur qualité en viande, en laine ou en lait, et ont permis au marché actuel de se structurer. La Commission a pensé qu’en agissant ainsi, le problème de la diffusion de l’ESB chez les ovins/caprins serait réglé. Or, cette stratégie, impulsée par l’Inra, ne pouvait que favoriser l’apparition de nouveaux types de prions pathogènes, capables de contourner la résistance. C’est effectivement ce qu’on a observé dès 1998, en Norvège, où un nouveau type de prion a été découvert. Celui-ci avait atteint les moutons résistants à la tremblante classique, et il s’est ensuite répandu en Europe, y compris en France.

Ne touchons pas à la biodiversité, d’autant plus qu’il suffit de prendre les mesures citées, c’est-à-dire tester toutes les rates des ovins/caprins à l’abattoir, pour maîtriser parfaitement la situation.

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