Pour les opposants au Régent TS et au Gaucho, la semaine du 4 avril 2005 a été rude. En moins de trois jours, le Conseil d’Etat a annulé la suspension des produits à base de fipronil, l’Afssa a rendu un rapport affirmant que le fipronil – utilisé correctement – n’est pas dangereux pour l’homme, et le Conseil d’Etat a rendu finalement un avis favorable permettant aux entreprises d’enrober les semences avec du Régent TS et du Gaucho, dans la mesure où celles-ci sont destinées à l’exportation.
Le 4 avril 2005, le Conseil d’Etat a rendu son verdict : l’arrêté du 23 février 2004 sur la suspension de l’utilisation des produits à base de fipronil, dont le Régent TS, est annulé. Cette sentence n’a rien de très surprenant dans la mesure où le ministre de l’Agriculture, Hervé Gaymard, avait commis une erreur qui ne pouvait échapper aux juristes, même débutants : alors qu’il avait lui-même fixé à dix jours le délai permettant à la société Basf Agro de formuler ses observations, il ne lui en avait finalement accordé que sept ! Bien entendu, les avocats de Basf n’ont pas laissé passer cette opportunité offerte par la rue de Varenne. S’il s’agit d’un simple vice de forme, qui selon un communiqué de presse de l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf) en date du 4 avril, « ne remet absolument pas en cause l’appréciation de la dangerosité du fipronil », l’on est en droit de se demander quelle en est la cause. Certains, adeptes de la théorie du complot, évoqueront sans doute une complicité entre le ministère de l’Agriculture et le puissant lobby de l’industrie chimique, pemettant ainsi l’annulation ultérieure de la suspension de l’usage du fipronil. Or, comme l’a confirmé Catherine Rogy, conseillère auprès de Dominique Bussereau, lors d’un entretien accordé dès le 14 mars 2005 à Jean-Marie Sirvins et Henri Clément (respectivement président et vice-président de l’Unaf), le ministre avait clairement fait savoir qu’il suspendrait immédiatement le Régent. Et c’est ce qu’il a fait dès le 6 avril 2005 : la théorie du complot n’a donc aucun sens.
D’autres se demanderont peut-être si le non-respect du délai de dix jours résulte d’une pure négligence administrative. Dans un dossier aussi sensible, cela semble difficile à croire. En analysant la succession des nombreux évènements émaillant les mois de janvier et février 2004, l’hypothèse la plus vraisemblable se dessine.
Chronologie des faits
Le 16 décembre 2003, le juge Jean Guary, en charge de l’instruction du dossier Régent TS à St Gaudens, adresse au professeur Jean-François Narbonne une demande d’expertise sur la toxicité du fipronil pour la santé humaine. Moins de quinze jours plus tard, et sans avoir réalisé la moindre expérimentation, M. Narbonne remet au juge un rapport de… cinq pages, dans lequel il se borne à commenter des « données collectées », sans préciser de quelles données il s’agit. Bayer CropScience et Basf Agro n’étant pas encore mis en examen et n’ayant donc pas accès au dossier de l’instruction, le rapport du professeur Narbonne ne risquait pas de faire l’objet d’une procédure contradictoire.
Le 6 janvier 2004, Bernard Fau, l’avocat de l’Unaf, s’empresse de rendre publiques les conclusions du “rapport”, alors qu’il s’agit d’une pièce sous le secret de l’instruction. A travers l’Unaf, il adresse un communiqué à la presse, qui révèle que selon le professeur Narbonne, « la santé humaine est directement menacée. » Certes, M. Fau n’est pas innocent dans le choix de l’expert par le juge, puisque c’est son client, l’apiculteur Jean-Claude Cauquil, qui lors de l’audition du 19 mai 2003 a soufflé au juge le nom de Narbonne !
Une stratégie en quatre actes
Ce “rapport” constitue une pièce-clef dans la stratégie en quatre actes de Bernard Fau. En effet, dans un premier temps, l’avocat de l’Unaf tire l’affaire Régent/Gaucho du seul contexte apicole, pour la transformer en problème de santé publique, profitant judicieusement des récents traumatismes du sang contaminé et de la vache folle. Il bénéficie de la connivence de Cécile Maillard, journaliste zélée œuvrant à France Soir, qui dès le 21 janvier 2004, rédige un dossier à scandale de deux pages sur le Régent. Le thème est clair : la santé humaine est menacée. Avec des titres comme « Le Régent, autorisé mais officiellement dangereux » ou « La toxicité pour l’homme trop longtemps sous-estimée », la journaliste reprend l’essentiel de l’argumentation présentée par Bernard Fau au juge Guary. Son dossier est illustré par un dessin ainsi légendé : « Alors, c’est mortel pour les abeilles et dangereux pour les vaches … et même peut-être pour les industriels et les politiques. » Menace à peine voilée, qui ne passera pas inaperçue au cabinet d’Hervé Gaymard. La journaliste évoque en outre le cas du client de Bernard Fau, Jean-Claude Cauquil. Dans une interview publiée en juin 2002 dans la revue de l’Unaf, ce dernier avait déclaré avoir été intoxiqué par du blé « traité avec de l’Epoxiconazol + Kresoxin Méthyle », c’est-à-dire deux fongicides. Deux ans plus tard, dans l’article de Cécile Maillard, les fongicides sont oubliés : c’est le fipronil qui est maintenant mis en cause…
Un illustre inconnu
Le deuxième acte de la stratégie de Bernard Fau s’ouvre avec l’entrée en scène d’un illustre inconnu du grand public : le docteur Dominique Belpomme. Aidé de François Veillerette, le président du Mouvement pour le droit et le respect des générations futures (MDRGF) et membre du conseil d’administration de Greenpeace, Dominique Belpomme a rédigé un livre, Ces maladies créées par l’homme. L’impression est terminée en novembre 2003, mais la parution prévue pour février 2004 : le temps de permettre à Bernard Fau de préparer le lancement médiatique du cancérologue par le biais du juge Guary. Dans une note datée du 19 janvier 2004, l’avocat conseille au juge d’entendre Belpomme en raison de ses compétences spécifiques en matière de maladies induites par les pesticides, alors que ce dernier n’a strictement jamais rien publié sur le sujet ! Sans même vérifier les compétences de M. Belpomme, le juge s’exécute : moins de dix jours plus tard, le 28 janvier, il le convoque. A nouveau, dans le plus grand mépris du secret de l’instruction, les conclusions alarmistes de Dominique Belpomme sont rendues publiques. La presse à sensation est alors mise en appétit pour le troisième acte : la sortie simultanée du livre de Dominique Belpomme et de celui de… Philippe de Villiers Quand les abeilles meurent, les jours de l’homme sont comptés ; un scandale d’Etat, livre que le marquis de Vendée dédicace à… Bernard Fau !
Les médias s’emballent
L’opération médiatique fonctionne à plein grâce à l’hebdomadaire Le Point qui ouvre le feu. Le 12 février 2004, Le Point publie en avant-première de larges extraits du livre de Philippe de Villiers, en se focalisant principalement sur les risques pour la santé : « Les effets sur la santé humaine sont redoutables […] Le placenta est susceptible d’être contaminé par le fipronil du Régent », « des doutes sérieux commencent à peser au sujet de ses dangers [le Régent] pour la santé humaine », etc… Dans le même numéro, le journaliste François Mayle interviewe Dominique Belpomme, qui « confirme la dangerosité du Gaucho et du Régent ». Exhibant toute son incompétence, ce dernier explique que « le Régent a été classé “probablement” cancérogène par le CIRC (Centre International de recherche sur le cancer). » Propos qu’il devra démentir par la suite, mais qui n’empêchent pas la campagne médiatique de battre son plein, avec une salve d’articles explosant tour à tour dans Libération, L’Express, Le Quotidien de Paris et bien d’autres, y compris La France Agricole, qui y va de son article alarmiste. Soudainement, Dominique Belpomme devient le cancérologue le plus médiatique de France.
Un juge instrumentalisé ?
Parallèlement, Bernard Fau organise la pression judiciaire par le biais du juge Guary, qu’il alimente régulièrement de ses écrits. Selon le résumé des notes d’honoraires facturées à l’Unaf, Bernard Fau adresse des courriers au juge les 8, 9, 12 et 13 janvier 2004. Même scénario un mois plus tard : les 9, 11 et 12 février 2004, il poursuit son harcèlement. En moins d’un mois, Jean Guary reçoit plus de neuf notes de l’avocat de l’Unaf, facturées chacune 300 euros de l’heure, soit entre 600 et 1.500 euros la note. Comme nous l’a commenté un apiculteur membre de l’Unaf, révolté par ce tarif exhorbitant : « Vous comprenez, à 300 euros l’heure, ça fait cher les frais d’avocat ! » En effet, pour ces deux premiers mois de l’année 2004, Bernard Fau encaisse 33.600 euros. Entre 2002 et 2004, l’avocat de l’avenue Hoche facture plus de 1.560 heures, empochant environ 450.000 euros ; soit un million de nouveaux francs par an pendant trois ans ! D’après cet apiculteur qui souhaite garder l’anonymat, l’Unaf doit à ce jour plus de 120.000 euros de frais d’honoraires au titre de l’année 2004. Alors, pour éponger la dette, les sections départementales de l’Unaf sont priées d’organiser des tombolas. Pour la bonne cause…
D’autant plus que le juge est très à l’écoute des propos de Bernard Fau. L’audition de Dominique Belpomme, quelques jours seulement après la lettre adressée par Me Fau au juge, n’est en effet pas un cas unique. L’audition de Thierry Klinger, directeur de la Direction Générale de l’Alimentation, le 2 décembre 2003, a également lieu moins de dix jours après une note de Bernard Fau datée du 25 novembre 2003, dans laquelle son nom est mentionné. Sans état d’âme, le marquis de Vendée publie d’ailleurs dans son livre « quelques morceaux choisis du dialogue entre le juge et le directeur de la DGAL », alors que l’audition est strictement sous le secret de l’instruction… On comprend mieux la raison de la dédicace à l’avocat de l’Unaf !
Les mises en examen
Après la saturation médiatique, vient le quatrième acte : celui des mises en examen. Premier sur la liste : Emmanuel Butstraen, le jeune PDG de Basf Agro, inculpé le mardi 17 février 2004 pour vente d’un produit toxique non autorisé et nuisible à la santé de l’homme – chefs d’inculpation qui ressemblent presque mot pour mot aux accusations portées par Bernard Fau et Philippe de Villiers. Dès le vendredi 20 février, des bruits circulent concernant une mise en examen prochaine de Franck Garnier, PDG de Bayer CropScience et président de l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP). Au cabinet d’Hervé Gaymard, on s’inquiète ! Qui viendra après Franck Garnier ? Le 10 février, le ministre a bien entamé la procédure pour suspendre le Régent en adressant à Basf une lettre qu’Emmanuel Butstraen reçoit le 16 février. Mais qu’arriverait-il si le juge inculpait le ministre avant que l’interdiction ait été rendue publique – interdiction qui, à cause du délai de dix jours fixé par lui-même dans sa lettre adressée à Basf, ne peut entrer en vigueur qu’à partir du 27 février ? Donc, ce week-end du 21-22 février, on travaille dur rue de Varenne ! Dimanche 22 février, vers 16h00, on apprend par l’AFP qu’Hervé Gaymard donnera sa décision le lendemain, c’est-à-dire le lundi 23 février. Tant pis pour le délai de dix jours, car s’il s’agit de protéger les abeilles, il s’agit surtout de protéger un homme qui ne voit pas sa carrière politique s’achever rue de Varenne. A 7 heures 45 du matin, le lundi 23 février, Roselyne Bachelot, ministre de l’Environnement, annonce dans l’émission télévisée Les Quatre Vérités que le ministre s’apprête à suspendre la vente du fipronil, alors qu’en effet, le jour même, Franck Garnier est mis en examen. Cette décision ministérielle prise, le juge n’ira pas plus loin dans les inculpations, au grand soulagement de M. Gaymard. En fin de semaine, le vendredi 27 février, le ministère commande à l’Afssa un rapport sur le risque pour la santé humaine pouvant résulter de l’exposition au fipronil.
L’Afssa dément
Or, plus d’un an plus tard, le 5 avril 2005, juste au lendemain de l’annulation par le Conseil d’Etat de la décision du 23 février 2004 de suspendre l’utilisation du fipronil, l’Afssa rend public son rapport de 170 pages. Où l’agence conclut « qu’il n’y a pas actuellement d’élément indiquant que l’exposition au fipronil constitue un risque pour la santé de l’homme, dans les conditions d’emploi préconisées pour chaque type de produit. » Même Jean-François Narbonne, membre du collège d’experts de l’Afssa, reconnaît que « les données sont rassurantes ». Pour la première fois en effet, toutes les données de toxicovigilance et pharmacovigilance concernant le fipronil, recueillies en France, en Europe, aux États-Unis, ainsi que par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ont été passées en revue. La contamination alimentaire, et en particulier celle due au lait qui avait fait la une de la presse l’été dernier, a également été étudiée. Ici encore, le verdict est sans appel. « Pour le fipronil, on n’a aucun signe d’alerte sur la santé humaine », assure Sophie Gallotti, membre de la coordination scientifique de l’Afssa. Il ne reste que Maître Fau, qui n’est ni toxicologue, ni vétérinaire, ni médecin, ni épidémiologiste, ni scientifique, pour prétendre que l’étude de l’Afssa réalisée par plus de 25 experts – dont Jean-François Narbonne – n’est pas sérieuse. Dans un communiqué de l’Unaf rédigé par ses soins, l’avocat déclare que « les conclusions tirées par le rapport résultent de l’examen de données insuffisantes sur la contamination des denrées alimentaires. » Il est vrai que l’Unaf ne fait pas dans la dentelle ! Comme le rappelle Yves Miserey, journaliste au Figaro : « Il y a peu, Jean-Paul Faucon, chef de l’Unité pathologie de l’abeille à l’Afssa Sophia Antipolis, s’est fait «entarter» au cours d’une réunion syndicale apicole parce que ses travaux ne démontraient pas la toxicité du Régent sur les abeilles. »
Les nouvelles pièces à conviction
La publication du rapport de l’Afssa – élément dont Hervé Gaymard ne disposait pas – apporte une nouvelle pièce à conviction, qui rend caduque a posteriori la suspension du fipronil, puisqu’il est désormais officiellement reconnu qu’il n’existe aucun danger particulier pour la santé humaine, lorsque le produit est correctement utilisé. Avec la décision du Conseil d’Etat et les conclusions sans équivoque du rapport de l’Afssa, Dominique Bussereau disposait donc dès le 5 avril 2005 de tous les éléments pour autoriser un produit que la très sévère Agence américaine pour l’Environnement (EPA) vient justement d’autoriser. Raisonnablement, il ne pouvait cette fois-ci invoquer le principe de précaution. Or, qu’a fait le ministre ? Dès le 6 avril, il émet un arrêté pour réactualiser la suspension du fipronil, sur la base que la molécule fait actuellement l’objet d’une évaluation communautaire. Autrement dit, il ignore totalement les conclusions d’une étude pourtant commanditée par son prédécesseur et rendue publique la veille de son arrêté. Pire, il fonde sa décision exclusivement sur les deux avis de la Commission d’étude de la toxicité (la ComTox) des 19 novembre et 17 décembre 2003, qui indiquent que le Régent et le Gaucho soulèvent « des préoccupations majeures pour l’environnement et les espèces sauvages ». Or, comme l’a déclaré Hervé Gaymard lui-même dans le numéro du 18 novembre 2004 de la revue VSD, « des études scientifiques disent aujourd’hui que cette mortalité [des abeilles] ne serait pas due qu’aux pesticides incriminés. » Etudes que l’ancien ministre considère comme aussi fiables et indépendantes que « celles qui [l]’ont conduit à interdire les deux pesticides ».
Visiblement, ni ces études, ni les déclarations de l’ancien ministre, n’ont été prises en compte par Dominique Bussereau qui, tel Ponce Pilate, se décharge entièrement de la décision sur la Commission d’homologation européenne, qui doit statuer d’ici à la fin de l’année.