« Désolé, mais nous n’avons toujours pas trouvé le coupable à l’origine des affaiblissements de colonies d’abeilles (CCD). En fait, il y a sûrement plusieurs coupables », a conclu Jeff Pettis, entomologiste au ministère américain de l’Agriculture, lors du symposium qui s’est tenu le 11 décembre 2007 à San Diego (Californie), à l’occasion du congrès annuel de l’association des Entomologistes Américains.
Pourtant, toute l’artillerie lourde – de la recherche classique à la génomique de pointe – a été utilisée afin de comprendre pourquoi ce phénomène de mortalité a pris une telle ampleur outre-Atlantique. « Il y a urgence, car le nombre de ruches nécessaires à la pollinisation des amandiers de Californie s’élève aujourd’hui à plus de 1,2 million, soit la moitié de l’ensemble du cheptel américain, qui est passé de 5 millions à 2,5 millions en moins de dix ans. Nous ne pouvons plus nous permettre une baisse supplémentaire », a averti Jeff Pettis. La coordination de plusieurs équipes de recherche, privées comme publiques, a d’ores et déjà permis de mettre en évidence une série de problèmes majeurs. Si la présence très forte de la varroase n’était pas un mystère, celle de Nosema ceranae est en revanche une découverte : ce protozoaire est actif sur le territoire américain depuis 1996, ont expliqué les chercheurs américains. Leurs résultats corroborent ceux de deux grands spécialistes des nosémoses, Robert J. Paxton et Ingemar Fries, qui viennent de démontrer que Nosema ceranae est également présent en Europe depuis « au minimum 1998 » [[Nosema ceranae has infected Apis mellifera in Europe since at least 1998 and may be more virulent than Nosema apis, Robert J. Paxton, Julia Klee, Seppo Korpela and Ingemar Fries, Apidologie, décembre 2007.]], et que sa pathogénicité est plus grande que celle de Nosema apis. Tous ces éléments montrent la pertinence de l’analyse de Mariano Higes, chercheur au Centre régional apicole de Marchamalo (Espagne), dont l’équipe de travail a été la première à détecter la présence de Nosema ceranae sur l’abeille européenne et à la lier aux problèmes de mortalités importantes.
Sans réfuter le rôle de ce redoutable protozoaire, plusieurs équipes américaines (dont celle du Pr Diana Cox-Foster) se sont concentrées sur le virus israélien de la paralysie aiguë de l’abeille (IAPV), qui livre petit à petit tous ses secrets. « Nous sommes en présence de deux souches différentes d’IAPV, qui ont été importées sur le territoire américain avant 2005, c’est-à-dire avant que l’interdiction d’importation d’abeilles et de produits de la ruche soit levée », a expliqué le Pr Cox-Foster. Si l’une de ces souches présente des similarités significatives avec la variante australienne, la seconde, introduite dans la partie est des Etats-Unis, a une autre source, inconnue aujourd’hui. Grâce aux travaux du Pr Ilan Sela, qui a mis en évidence l’IAPV en Israël, il a été démontré que la souche israélienne est encore différente des souches américaine et australienne. Ce virus est-il présent également en Europe ? La réponse est oui : « En effet, nous venons de détecter la présence de l’IAPV sur des abeilles qu’un laboratoire européen nous avait transmises », a confié le Pr Ilan Sela à A&E, en marge du colloque. Dans sa présentation, le chercheur de l’Université de Jérusalem, qui a insisté sur la très forte proximité génomique entre l’IAPV et le virus de l’abeille du Cachemire (KBV), a souligné que des séquences du génome de l’IAPV se retrouvaient dans le génome de l’abeille, mais aussi dans celui du varroa. « En conséquence, nous nous permettons d’émettre l’hypothèse – et ce n’est à ce stade qu’une hypothèse – que cette intégration dans le génome de l’abeille de séquences de l’IAPV pourrait avoir un rôle dans le CCD », a-t-il déclaré.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que, la mondialisation aidant, l’IAPV est largement répandu de par le monde. « Reste à savoir quelle est sa virulence, si celle-ci diffère selon les souches et s’il est capable de provoquer des effondrements de colonies avec ou sans cofacteur », a souligné Dennis van Engelsdorp, coordinateur de l’équipe en charge du CCD. C’est notamment ce qu’a essayé de savoir l’équipe du Pr May Berenbaum, du département d’Entomologie de de l’Université d’Illinois, en mettant en œuvre les méthodes les plus avancées de la protéomique. Celles-ci auraient pu révéler à quelles agressions nouvelles les abeilles exposées au CCD auraient réagi. En comparant les protéomes [[Le protéome se définit comme l’ensemble des protéines codées par un génome.]] de ces abeilles avec ceux d’abeilles prélevées avant l’explosion du CCD, on pouvait en effet espérer que des réactions dénonçant spécifiquement une agression virale, bactérienne, parasitaire ou toxique, soient mises en évidence. « Or, rien d’évident n’a été observé, sauf que les abeilles qui ont été confrontées au CCD sont atteintes d’immunodépression », a rapporté la chercheuse lors du colloque.
Pour compliquer le tout, Dennis van Engelsdorp a rappelé que l’IAPV et le CCD ne sont pas systématiquement liés. En effet, il existe aussi des colonies sans IAPV atteintes de CCD, et à l’inverse, des colonies non atteintes de ce syndrome mais porteuses de l’IAPV – même si ces cas ne sont pas les plus fréquents. On retrouve donc le fameux problème de l’impact des virus de l’abeille et de la possibilité pour la plupart d’entre eux de provoquer des infections latentes – alors que des symptômes graves n’apparaissent chez l’abeille que lorsque ces virus infectent certains tissus et s’y multiplient activement. Ces questions avaient été considérées comme centrales lors du congrès sur la virologie de l’abeille s [[Il s’agit du congrès international « Bee research and virus in Europe », organisé à Sophia-Antipolis par M. Aubert, B. Ball, I. Fries, N. Milani et R. Moritz.]] organisé en France en 2005. Malheureusement, elles ne sont traitées que par de rares et peu nombreuses équipes, même aux États-Unis.
Enfin, Christophe Mullin, en charge du volet pesticides du CCD, a communiqué les résultats des analyses de pesticides effectuées aux Etats-Unis sur le couvain, le pollen, la cire, la gelée royale et les échantillons d’abeilles. Il a ainsi mis fin à la rumeur grotesque diffusée sur Internet par un vétérinaire français, Marc-Edouard Colin, ami des militants anti-Gaucho, qui consiste à « regretter que l’étude épidémiologique de 2007 menée aux Etats-Unis par l’équipe de Cox-Foster pour tenter d’expliquer le Colony Collapse Disorder ne mentionne aucune recherche de pesticides dans les colonies atteintes de disparition des abeilles ». Si les spécialistes américains n’ont pas ignoré cette piste, ils ne se sont cependant pas exclusivement concentrés sur l’imidaclopride et le fipronil, contrairement à ce que préconisent les syndicats apicoles français. En effet, ils ont analysé plus de 117 pesticides ! Et ce sont principalement des produits utilisés par les apiculteurs qui ont été retrouvés en très grande quantité, comme le coumaphos, le fluvalinate et le chlorpyrifos, détectés dans plus de la moitié des échantillons. « En moyenne, il y avait environ 5 types de pesticides par échantillon. Or, nous ne savons pas grand chose sur les effets de tels cocktails. Et en ce qui concerne le fluvalinate, en 1971, sa dose létale (DL50) était estimée à 65,85 µg/abeille, alors que l’EPA a révisé sa DL50 à 2 µg/abeille. Quel est son effet lorsqu’il est mis en contact avec d’autre pesticides comme les organophosphates, les pyréthroïdes ou les néonicotinoïdes, dont la présence est avérée sur les abeilles ? Nous n’en savons rien », a confié Chris Mullin à A&E. « Ces résultats ne m’étonnent pas », réagit Jean-Paul Faucon, de l’unité de Pathologie de l’Abeille de l’Afssa, qui poursuit : « Dans l’étude que nous avons publiée le 14 décembre 2007 [[Acaricide residues in honey and wax after treatment of honey bee colonies with Apivar or Asuntol50, Anne-Claire Martel, Sarah Zeggane, Clément Aurières, Patrick Drajnudel, Jean-Paul Faucon and Michel Aubert, Apidologie, décembre 2007]]., nous avons également mis en évidence d’importants résidus des mêmes produits (coumaphos, fluvalinate) dans des lots de cires commercialisés, ce qui prouve que ces produits sont très persistants ». « Finalement, des deux côtés de l’Atlantique, les constats des scientifiques spécialistes de l’abeille sont très proches », note Michel Aubert, directeur de l’unité de Pathologie de l’Abeille de l’Afssa, présent lors du colloque. Ces constats ont été résumés par le Pr Maria Spivak, chercheuse à l’Université de Minnesota : les problèmes les plus graves sont ceux posés par les pathologies (Varroa destructor, Nosema apis et ceranae et les virus). Viennent ensuite la sous-alimentation et les carences liées aux monocultures (par exemple le tournesol), et enfin les pesticides : d’origine apicole (le coumaphos et le fluvalinate), ou les produits de traitements agricoles. Si les premiers coupables mentionnés – le varroa surtout – ont un impact extrêmement lourd, les cocktails de pesticides présents dans les ruches méritent d’être surveillés, bien que leurs impacts éventuels restent encore raisonnablement hypothétiques.
Les rares chercheurs français qui s’entêtent encore et toujours à incriminer les seuls Gaucho et le Régent dans les mortalités d’abeilles semblent de plus en plus marginalisés. Ce qui explique sûrement leur acharnement à vouloir réduire au silence toute voix discordante, y compris en saisissant, de manière exagérée, la justice. C’est ce qu’a fait Jean-Marc Bonmatin, chargé de recherches au CNRS, en intentant un procès pour diffamation à A&E.