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Le Danemark et les pesticides : l’envers d’un modèle

Régulièrement présenté comme un modèle idéal en matière d’agriculture, le Danemark a réussi à diminuer de plus de 50 % son utilisation de produits phytosanitaires. Pourtant, une analyse rigoureuse de ce cas européen révèle une réalité agricole bien plus contrastée, ainsi que des perspectives incertaines.

En matière de réduction des pesticides, « la politique danoise constitue un exemple sur lequel il est possible de s’appuyer, tout en l’adaptant au contexte considéré », peut-on lire dans le rapport Agriculture, Environnement et Pesticides, rendu public en décembre 2005 par l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et l’Institut de recherche pour l’ingénierie de l’agriculture et de l’environnement (Cemagref). Depuis, le Danemark fait régulièrement l’objet d’éloges enthousiastes de la part des organisations anti pesticides.

Bien entendu, le Danemark n’est pas la France. La diversité des cultures y est nettement moindre, et on n’y voit ni vigne, ni tournesol, ni melon. Les productions végétales sont largement tournées vers l’alimentation animale, qui constitue l’essentiel des 7,4 milliards d’euros d’exportation provenant de l’agriculture danoise. Sur les 140 000 agriculteurs actifs en 1970, il n’en reste aujourd’hui que 45 000, qui exploitent en moyenne 58 ha (contre 21 en 1970). Seuls 7 800 d’entre eux possèdent une exploitation de plus de 100 ha, et 2 000 de ces exploitations sont supérieures à 200 ha. En revanche, 27 000 agriculteurs exploitent des surfaces allant de 5 à 50 ha. Une analyse du cas du Danemark, plus rigoureuse que celle réalisée par les associations écologistes voire par certains chercheurs de l’Inra, est pourtant loin d’être inintéressante. Elle révèle au passage la manipulation et la distorsion flagrante des réalités agricoles.

Avec une surface agricole utile située aux alentours de 2,5 millions d’hectares (soit seulement 8% de la SAU de la France), correspondant à environ 60 % du territoire danois, les agriculteurs du Danemark ont utilisé 2 899 tonnes de matières actives (tous pesticides confondus) en 2004, alors que ce chiffre se situait aux alentours de 7 000 tonnes dans les années quatre-vingts, selon les dernières statistiques officielles du ministère de l’Environnement danois. Effectivement, une très belle réduction ! En 1986, le Danemark avait décidé de mettre en place son premier plan d’Action Pesticides, avec pour objectif affiché de réduire de moitié les quantités de pesticides utilisées en dix ans. Plus de 200 matières actives étaient alors autorisées. Dix ans plus tard, en 1997, le tonnage des matières actives a été réduit d’environ 47 %, soit 3 700 tonnes. « Cette grande diminution peut partiellement s’expliquer du fait que des produits anciens ont été retirés au profit de nouveaux, qui utilisent des doses largement inférieures », peut-on lire dans un rapport du ministère de l’Agriculture, publié en 2001.

La chasse aux anciens produits
Première étape de ce plan d’Action Pesticides : la chasse aux anciens produits pondéreux développés dans les années soixante-dix. En ce qui concerne les herbicides, tous les produits de type phytohormones ont été rapidement retirés du marché, pour être remplacés par des herbicides de nouvelle génération, de la famille des sulfonylurées. En choisissant desproduits dont le gramme de matière active est mille fois plus puissant, la consommation en tonnage ne pouvait que fortement diminuer. Exit donc les 541 tonnes d’isoproturon, les 500 tonnes de dichlorprop, les 450 tonnes de mecoprop, les 129 tonnes de 2,4-D… Sur les 4 600 tonnes d’herbicides utilisées en 1986, 2 000 tonnes ont disparu, pour être remplacées par les quelques centaines de kg de produits comme le thifensulfuronméthyl, le metsulfuronméthyl ou encore le flupyrsulfuron.

Côté insecticides, la diminution en tonnage est apparemment tout aussi spectaculaire : d’environ 300 tonnes de matières actives utilisées en 1980, l’agriculture danoise se contente aujourd’hui d’à peine 40 tonnes ; soit une chute de plus de 80% ! Comment les Danois ont-ils réalisé un tel miracle ? La réponse est simple. Elle rappelle à s’y méprendre la méthode utilisée avec les herbicides. Pour le contrôle des insectes aériens, le retrait massif du marché des insecticides organophosphorés et des carbamates s’est traduit par un report sur les pyréthrinoïdes. Comme pour les herbicides, on est donc passé de produits qui nécessitaient de 500 g à plus d’un kg à l’hectare à des produits de nouvelle génération, dont les doses à l’hectare ne sont que de quelques grammes. Le diméthoate, insecticide qui représente à lui seul 9 des 40 tonnes utilisées, reste le dernier des organophosphorés encore utilisé en 2004.

Pour les ravageurs du sol, la solution a été encore plus radicale : le Gaucho, introduit au Danemark dès 1992 avec 1,3 tonne de matière active (imidaclopride), est depuis lors systématiquement utilisé, et ce de manière croissante. Aujourd’hui, ce sont plus de 18 tonnes du produit de Bayer qui sont utilisées par les agriculteurs danois. Une quantité qui correspond à plusieurs centaines de tonnes de granulés insecticides du sol à base de carbamates ! Tombée dans le domaine public, la substance de Bayer est même commercialisée depuis 2004 par Cheminova, une entreprise-coopérative danoise.

Cependant, d’autres raisons, moins évidentes, ont participé à cette évolution, notamment le choix des cultures. Le quasi abandon de la culture de betterave fourragère – cultivée sur plus de 120 000 ha dans les années quatre-vingts, et remplacée par celle du maïs ensilage – a ainsi contribué à faire baisser les quantités d’insecticides nécessaires à la protection des plantes. Les produits à fortes doses, qui assuraient jusqu’à une époque récente le désherbage de base du maïs (chloracétamides, atrazine et EPTC), ont aussi été remplacés par des produits à très faibles doses comme la terbuthylazine, la pendiméthaline, le rimsulfuron, le pyridate ou le dicamba.

Par ailleurs, le progrès génétique a permis de développer des variétés de blé résistant au gel hivernal. Leurs rendements (en moyenne 70 quintaux par hectare) sont largement supérieurs à ceux de l’orge (50 qx/ha). Cultivée sur plus de 1 500 000 ha dans les années quatre-vingts, contre à peine 700 000 ha en 2004, l’orge était la principale culture au Danemark. Grâce au meilleur rendement du blé, la diminution de la culture d’orge n’a pas entraîné de perte de production de céréales. Celle-ci est restée stable, entre 8 et 9 millions de tonnes, en dépit de quelques mauvaises années (1987 et 1992) à 7 millions de tonnes. Destinée au marché intérieur, cette production a consolidé la stratégie danoise d’exportation des produits agricoles « transformés » (viande de porc, fromage et beurre). Sur les 55 milliards de couronnes que rapportent les exportations agricoles danoises, la vente de porc, en constante progression, se taille plus d’un tiers du marché (23 milliards de couronnes en 2004 contre 14 milliards en 1986), et double son volume en tonnes. En revanche, les exportations de céréales sont tombées de 4 600 millions de couronnes en 1986 à 900 millions en 2004. Totalement orientée vers l’alimentation animale, l’agriculture danoise n’a pas besoin de céréales de haute valeur boulangère, qui nécessitent une meilleure protection sanitaire, donc des coûts de production plus élevés. Les autorités n’ont jamais privilégié ce type de cultures. Chaque année, elles importent 155 000 tonnes de blé de haute valeur boulangère, sur les 240 000 qu’utilise le pays. « 80% du blé utilisé pour la production du pain au Danemark est importé d’Allemagne et de France. Privés de l’utilisation sur blé de certains fertilisants et fongicides, les agriculteurs danois ne sont en effet plus en mesure de produire du blé de qualité, qui remplisse le cahier des charges des producteurs de farines », explique Per Kristenssen, le directeur de l’association danoise de protection des plantes. C’est aussi le cas de beaucoup d’autres productions fortement consommatrices de pesticides, en particulier les fruits et légumes. Face aux orientations de la politique agricole danoise, la France, qui exporte vers le Danemark des pommes et du vin, apparaît comme un « mauvais élève » en matière de consommation de produits phytosanitaires. En effet, ces cultures sont – et resteront – grandes consommatrices de pesticides (en particulier de soufre et de cuivre), tant en agriculture bio qu’en agriculture non bio.

Enfin, depuis vingt ans, environ 10 % des surfaces agricoles utiles danoises sont mises en jachère, ce qui constitue un élément non négligeable au regard de l’utilisation des pesticides, alors que le Danemark importe toujours entre
15 % et 20 % de ses aliments pour bétail.

Le Comité Bichel et l’agriculture bio

En 1997, le gouvernement danois a mis en place le Comité Bichel, chargé d’évaluer les conséquences de plusieurs scénarios pour l’agriculture. Celui de la conversion totale à une agriculture sans pesticides de synthèse a été analysé de très près. C’est la première fois qu’un pays étudie une telle option. Or, très rapidement, le Comité a écarté cette perspective, considérée comme totalement irréaliste. Selon lui, la suppression totale de l’utilisation de pesticides entraînerait une chute de 62 % de la production de céréales, de 70 % de la production de porcs et de volailles, et de près de 80 % de la production de pommes de terre. En bref, le Danemark cesserait d’être un producteur abondant de nourriture, capable de subvenir à l’essentiel de ses besoins alimentaires. Pire, il ne pourrait plus exporter dans le reste du monde plusieurs produits à valeur ajoutée (en particulier le porc, le fromage et le beurre), se privant ainsi de l’une de ses principales ressources financières. Seule la consommation nationale de produits laitiers sortirait indemne d’un tel bouleversement, grâce à l’abondance des surfaces de prairies, qui peuvent se passer des pesticides. Cependant, ces dernières diminueraient de 50 %, selon le rapport Bichel. En outre, comme l’a confirmé une étude du Centre interrégional d’expérimentation arboricole (Cirea), dont les résultats ont été publiés dans le numéro de décembre 1998 de la revue Réussir Fruits et Légumes, la protection « biologique » n’est pas celle qui utilise le moins de pesticides en termes de tonnage.

Ainsi, les auteurs indiquent que la quantité de matière active fongicide apportée en 1998 en agriculture biologique (par exemple sur les pommes de la variété Smoothee) se situe aux alentours de 86 kg/ha, contre 6 kg/ha pour une « protection raisonnée ». Le passage à l’agriculture bio n’est donc pas vraiment compatible avec les objectifs fixés par les autorités danoises. Ces dernières ont néanmoins encouragé quelque peu le développement de l’agriculture biologique, dont le nombre d’exploitations a augmenté d’environ 500 depuis 1994, pour atteindre 3 500 en 2002. Depuis trois ans, ce nombre diminue pour des raisons structurelles, de même que les surfaces en cultures bio, qui représentent aujourd’hui à peine 150 000 ha de la sole danoise. Conformément aux conclusions du rapport Bichel, le Danemark n’est clairement pas engagé dans cette voie.

En revanche, l’effort a plutôt été concentré sur un suivi plus méticuleux des pratiques agricoles, effectué par les agriculteurs eux-mêmes. Grâce à la mise en place d’un système national d’assistance, réparti dans 55 agences locales, ces derniers bénéficient d’un réseau d’experts sur le terrain. « Subventionné par les recettes provenant des taxes sur les pesticides, ce réseau de consultants a mis en place un système d’alerte national qui permet aux agriculteurs de réaliser les traitements uniquement en cas de besoin et d’éliminer l’essentiel des traitements préventifs, largement plus consommateurs de pesticides », explique Arne Kristensen, l’ancien représentant du Danemark pour les affaires agricoles auprès de l’Union européenne. Outre l’indice de quantité, l’indice de fréquence des traitements (TFI) – qui correspond au nombre de doses appliquées en moyenne sur la surface agricole – sert de baromètre pour mesurer l’usage des pesticides. L’indice 1 correspond à une application d’un produit à sa pleine dose AMM, ou à quatre passages à un quart de la dose.

Lors du premier plan Pesticides (1986-1996), cet indice est resté stable (2,51 en 1987 contre 2,63 en 1997). Estimant que le grand nettoyage des produits phytosanitaires avait été réalisé, le Comité Bichel s’est focalisé sur la diminution du TFI, fixant comme objectif 1,7 pour 2009. Une telle stratégie implique que le fractionnement des doses devienne la règle pour couvrir les fenêtres de risques phytosanitaires. Cependant, pour éviter la multiplication des passages dans les champs et rechercher les synergies, les agriculteurs danois ont été entraînés à pratiquer largement des mélanges extemporanés – pratiques incompatibles avec l’arsenal réglementaire français, qui veut au contraire limiter les mélanges de produits phytosanitaires au motif de protéger l’applicateur et l’environnement ! En outre, le TFI encourage l’utilisation d’herbicides à large spectre, comme le glyphosate. De fait, l’utilisation du produit-phare de Monsanto a littéralement explosé au Danemark : de moins de 300 000 kg en 1990, on est passé à plus d’un million de kg en 2004. Le glyphosate représente désormais 47 % de tous les herbicides et 33 % de tous les pesticides confondus utilisés au Danemark ! Il est donc surprenant que certaines associations écologistes, fortement remontées contre les multinationales, citent en exemple un pays dont l’essentiel de la
protection phytosanitaire dépend d’un produit du géant américain du Missouri.

Les grandes firmes favorisées

Certes, la politique de suppression des anciennes matières actives, fabriquées et distribuées par de nombreux chimistes, fait diminuer le tonnage des matières actives utilisées, ce qui fait du Danemark un élève exemplaire au regard des chiffres. Cette politique a privilégié le conseil, et permis aux agriculteurs de modifier leurs pratiques grâce à des méthodes de travail plus performantes et modernes, sans tomber dans l’idéologie du « tout bio ». S’appuyant sur les résultats de la recherche moderne en phytopharmacie, elle a aussi favorisé l’usage de produits chimiques plus récents. « Les multinationales vont-elles continuer à mettre sur le marché danois de nouveaux produits permettant de faire face aux résistances ? Là est toute la question », poursuit Per Kristenssen. Ce dernier s’inquiète de voir l’innovation en phytopharmacie devenir toujours plus onéreuse, et par conséquent plus rare. Pour de simples raisons économiques, la recherche de l’industrie phytosanitaire s’est peu à peu concentrée sur le seul développement de nouveaux pesticides pour les grandes cultures, délaissant les cultures à petite surface – légumes et autres -, qui sont souvent devenues « orphelines ». Parmi les acteurs de la recherche, seules sept grandes multinationales ont aujourd’hui les moyens de débourser les centaines de millions d’euros nécessaires au développement et à l’homologation de nouveaux produits. Or, compte tenu de l’importance toute relative du marché danois, ces firmes ne sont pas motivées pour faire homologuer de nouvelles molécules pour les seuls 45 000 agriculteurs danois en manque de défense phytosanitaire, et pour soutenir un marché en perte de vitesse !

En outre, la stratégie danoise a eu pour effet de priver l’agriculture de ce pays d’un certain nombre de produits génériques meilleur marché, dont l’emploi contribue à la compétitivité du système de production. Cette réduction drastique de la palette des moyens de protection disponibles ne risque-t-elle pas à court terme de renforcer l’apparition de résistances et de rendre leur gestion problématique ? En supprimant massivement l’utilisation d’anciennes molécules, certifiées par les autorités d’homologation européenne, le Danemark se trouve pris au piège d’une politique qui repose essentiellement sur quelques matières actives appartenant aux mêmes familles chimiques. Les agriculteurs danois sont privés des pratiques d’alternance, utilisées pour éviter que parasites et ravageurs ne s’adaptent aux produits. Le retrait très probable du diméthoate, l’un des derniers insecticides organophosphorés encore utilisé et autorisé par l’Europe, risque encore d’aggraver le problème.

Aujourd’hui, les premières limites de cette politique apparaissent déjà. Si le TFI est tombé de 2,63 en 1997 à 2,07 en 2000, il ne fait depuis que progresser régulièrement, pour se situer aujourd’hui à un niveau proche de 2,3. Sans nouvelles molécules, et privé des anciennes, il est fort probable qu’à terme, le gouvernement danois doive réviser sa copie et réintroduire des substances interdites auparavant, ce qui entraînerait une hausse sensible des quantités de matières actives utilisées.

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