Afin de diminuer les impacts environnementaux liés à l’usage de l’azote, la fertilisation de synthèse reste la meilleure solution.
Première grande étude d’envergure sur les impacts environnementaux liés à l’usage de l’azote en Europe, The European Nitrogen Assessment, Sources, Effects and Policy Perspectives, réalisée par l’European Nitrogen Assessment (ENA), a été rendue publique lors du colloque Azote et changement global, qui s’est tenu à Edimbourg (Écosse) le 11 avril dernier. Sans surprise, la presse française s’est emparée d’un chiffre frappant: 70 à 320 milliards d’euros, qui représente le montant attribué annuellement aux dommages causés par les pollutions liées à l’azote. Tandis que Le Monde traduit cette « lourde facture pour l’Europe [par] 150 à 740 euros par habitant et par an », Agrapresse relève le fait que « cette première évaluation européenne pour l’azote estime que le coût représente plus du double des bénéfices pour l’agriculture européenne ». Certes, l’industrie et la circulation urbaine ne sont pas épargnées, puisque selon le rapport, elles seraient conjointement responsables d’une pollution ayant entraîné en 2000 la mort prématurée de 300 000 à 400 000 personnes en Europe. Il n’en reste pas moins que les projecteurs des médias se sont principalement braqués sur l’activité agricole, à l’origine « de 80 % des émissions d’azote en Europe » et d’une pollution des eaux due aux nitrates. Au final, le message est clair: les coûts réels de la fertilisation de synthèse annuleraient tous les bénéfices apportés par les gains de rendements ! Sous-entendu : autant produire moins et sans «engrais chimiques ».
Un calcul très académique
La pertinence de ces chiffres, repris par l’essentiel de la presse, n’a curieusement pas soulevé d’interrogations. Or, on peut se demander comment ils peuvent varier de 70 à 320 milliards, soit un différentiel de 1 à 5. Ou comment l’évaluation a été réalisée, et quelle est la part réelle imputable à l’agriculture. « Le coût est défini comme la valeur négative des conséquences attribuables à une activité ou à une politique, aboutissant au sacrifice de ressources rares qui pourraient être employées de manière alternative », notent les auteurs de l’étude au chapitre 22. Autrement dit, pour calculer le coût, on établit une valeur monétaire pour les « implications négatives » d’une activité.
Exemple: estimant que 23 millions d’habitants de l’Union européenne consomment de l’eau contenant des nitrates à une concentration au-delà de la norme, ce qui provoquerait une augmentation de l’incidence des cancers du côlon de 3%, on évalue la valeur monétaire de cette perte à 1,6 milliard d’euros par an, soit 4,5 euros par habitant, sur la base d’une valeur de 40 000 euros/an pour une mort prématurée et de 12 000 euros/an pour les soins relatifs à un cancer du côlon. Bien entendu, tout ceci reste très approximatif, car un seul changement dans un facteur entraîne une modification radicale du résultat. Or, l’incidence des nitrates de l’eau de boisson sur le cancer du côlon est-elle vraiment de 3 % ? N’est-elle pas de 5 %, voire de 0 % ?
Pour les effets des nitrates dans l’eau sur la santé humaine, une fourchette de 0 à 20 milliards d’euros a été établie. Pour sa part, le coût de la pollution de l’air (urbaine et industrielle) varierait entre 35 et 100 milliards d’euros. S’y ajoutent les coûts de l’impact sur les écosystèmes, estimés entre 25 et 115 milliards d’euros, et ceux de l’impact sur le climat (5 à 10milliards d’euros). On atteint ainsi la fourchette de 70 à 320milliards d’euros. Si la méthode est rigoureuse, elle reste cependant très académique.
En revanche, face à ce coût apparemment exorbitant, le rapport rappelle que l’usage des engrais de synthèse permet de nourrir 3 milliards d’habitants. « Près de la moitié de la population mondiale dépend des engrais azotés synthétiques utilisés pour la production alimentaire », note le principal coordinateur du rapport, le Dr Mark A. Sutton, du Centre d’écologie et d’hydrologie d’Edimbourg (CEH). Comme le souligne Lars Stoumann Jensen, auteur du chapitre 3 de l’étude, « en 1900, l’agriculture subvenait aux besoins d’environ 1,6 milliard d’humains en pratiquant principalement une culture extensive sur 850 millions d’hectares de terres arables, sans utiliser d’engrais minéraux. Les mêmes pratiques étendues au 1,5 milliard d’hectares de terres cultivées actuellement seraient capables de mettre à disposition d’environ 3 milliards de per- sonnes, c’est-à-dire pas plus de 50 % de la population actuelle, un régime alimentaire du type de celui de 1900, dont le niveau par individu est considéré comme généra- lement inapproprié. » Autrement dit, sans cette dépense estimée entre 140 et 600 euros par an et par habitant pour l’usage agricole et industriel de l’azote, l’Union européenne ne pourrait pas permettre à 500 millions d’individus de vivre dans des conditions de confort encore jamais atteintes dans l’histoire de l’humanité.
Cette performance est très largement due à la révolution des engrais de synthèse, qui a apporté un heureux démenti aux prévisions catastrophistes du pasteur et économiste britannique Thomas Malthus. Alors que le monde agricole du XIXe siècle dépendait encore des fientes d’oiseaux marins et de chauves-souris, des ossements et des poudres de viande pour apporter aux sols un complément d’engrais, l’introduction de l’azote non
organique, conjuguée aux progrès de la génétique, a permis une première modernisation de l’agriculture. Certes, l’usage raisonné et maîtrisé des fertilisants organiques, notamment du fumier ou des lisiers, reste une pratique utile. Comme le souligne Mark A. Sutton, « les solutions [pour réduire les impacts de la pollution azotée] incluent une utilisation plus effi- cace des engrais minéraux et organiques (fumiers, lisiers, composts) ».
Une consommation de viande qui ne cesse de croître
Cependant, la lecture attentive du rapport montre clairement que la réduction de la consommation de viande, également suggérée par Mark A. Sutton, n’est pas considérée comme une piste très sérieuse par ses collègues. Au contraire, les auteurs du rapport notent que la consommation globale de protéines animales, qui a plus que doublé depuis 1970, augmentera encore dans les années à venir. « Si tous les pays veulent atteindre un niveau de régime alimentaire équivalent en protéines animales à celui des pays occidentaux, il faudra tripler la production mondiale de viande », souligne le rapport. Celle-ci se situe en moyenne à 39 kilos par an et par personne, avec de très fortes variations (14 kilos pour les Africains, 54 kilos pour les Chinois, 91kilos pour les Européens et 121 kilos pour les Améri- cains du Nord). « L’augmentation de la demande mondiale en protéines animales est estimée à 60 % », conclut le rapport, qui évalue l’augmentation de la consomma- tion de viande dans les pays développés à environ 10% pour la période 2005-2030.
Trois axes de réflexion
Ayant éliminé tout discours décroissant sur les besoins en protéines animales dans le monde, l’étude suggère trois actions prioritaires pour l’Europe dans le domaine agricole : « Action n°1: augmenter les rendements des cultures en améliorant le potentiel génétique des variétés végétales ; améliorer la gestion du sol, des cultures et de l’azote en maintenant un niveau d’intrants azotés identique, mais en augmentant leur efficacité. Action n°2 : améliorer l’efficacité de l’azote en production animale : augmenter le potentiel génétique des animaux tout en diminuant les coûts d’entretien et en augmentant la qualité de la nourriture ; augmenter l’efficacité nutritionnelle des aliments ainsi que celle de l’azote. Action n°3 : augmenter le coefficient d’équivalence des déjections animales comparé à l’utilisation de l’en- grais azoté de synthèse ». Ce que Lars Stoumann Jensen résume en ces termes : « L’usage de l’azote de synthèse procure des bénéfices énormes pour l’humanité, mais pour maximiser ceux-ci, il faudrait optimiser l’efficacité des intrants azotés».
Optimiser les rendements
En clair, les auteurs estiment que les efforts de l’Europe doivent porter sur l’augmentation des rendements des cultures et sur l’optimisation de l’efficacité de l’azote, tant dans le domaine végétal qu’animal. Ils vont même jusqu’à déplorer qu’il n’y ait actuellement « pas d’exigence particulière, d’incitation ou d’objectif pour l’agriculture européenne visant à améliorer l’efficacité de l’azote ». Curieusement, ces trois pistes n’ont pas retenu l’attention des journalistes qui ont traité ce sujet.
Il est vrai que ces conclusions ne sont pas dans l’air du temps. Elles vont à contre-courant de l’orientation générale de la politique agricole européenne, qui consiste à désintensifier l’agriculture. Et elles jettent un sacré pavé dans la mare de l’agriculture biologique, dont le point faible réside précisément dans le manque d’efficacité au niveau des rendements. Ce qui s’explique aisément par les restrictions contenues dans son cahier des charges. En effet, l’azote de synthèse est strictement interdit en AB. Les seuls apports possibles d’azote dans les sols proviennent des cultures de légumineuses, des engrais et amendements organiques tels que certains sous-produits industriels, certaines algues, le fumier constitué d’un mélange d’excréments d’animaux et de matière végétale (litière), la poudre de viande, les fientes de volaille déshydratées, les farines de sang, les poudres de sabot, de corne et d’os, les farines de poisson, de viande, de plumes et de poils, ou encore certains déchets ménagers. Ces fertilisants contiennent plusieurs éléments nutritifs dont le rapport n’est généralement pas optimal au regard des besoins des sols et des plantes (par exemple pour l’azote et le phosphore). Et l’agriculture biologique se prive d’engrais minéraux composés d’éléments nutritifs mi- néraux d’origine naturelle équilibrés par rapport aux besoins de chaque culture.
Pourtant, l’azote – principal élément nutritif nécessaire à la croissance des plantes – n’est assimilable, quelle que soit son origine (naturelle ou de synthèse), que sous sa forme minérale. C’est-à-dire sous forme d’ammonium ou de nitrate. Par rapport à la fertilisation de synthèse, les fertilisants azotés organiques utilisables en AB nécessitent donc une étape supplémentaire : être transformés dans le sol en éléments minéraux. Or, ce processus naturel de minéralisation, qui dépend de multiples facteurs (température, humidité, micro-organismes, etc.), entraîne des variations dans la durée et la rapidité de l’assimilation de l’azote par la plante. Au contraire, l’azote de synthèse (azote ammoniacal et/ou nitrique), mis à disposition sous forme minérale, est directement assimilable par la plante, ce qui permet une fertilisation immédiate et mieux maîtrisée. « Un fertilisant de synthèse n’est en définitive qu’un concentré d’éléments nutritifs directement assimilables, assemblés sous une forme stable et pratique. Cela assure une mise à disposition fiable des éléments minéraux indispensables au développement végétal. Issus de la nature (azote de l’air, roches phosphatées, sels de potasse), c’est grâce à un processus chimique parfaitement maîtrisé que ces éléments sont alors assimilables par les plantes », explique Marc Hervé, responsable agronome de K+S Nitrogen France. Il rappelle que la teneur en azote des fertilisants organiques est généralement faible: de moins de 1% à 10% de la quantité apportée, avec des variabilités très importantes dans les teneurs (selon le type d’élevage, le régime alimentaire, la nature de la litière, le mode et la durée du stockage…) et dans les cinétiques de minéralisation.
Ceci n’est pas sans effet sur le choix des méthodes de fertilisation. Alors qu’en AB, on laissera la nature opérer à son gré, en AC, les méthodes modernes de pilotage (bilans, reliquats, fractionnement, etc.), qui ne sont pas compatibles avec cette forte variabilité des fertilisants AB, permettent une maîtrise de la teneur, de la répartition spatiale, de la durée d’absorption et des quantités absorbées. Résultat: il faudrait apporter 3 à 10 fois plus de fertilisants organiques azotés pour espérer obtenir le même effet qu’avec un engrais azoté de synthèse. Le coefficient d’équivalence azote (c’est-à-dire le taux d’effet direct de l’azote du produit, comparé à celui d’un azote minéral), notamment des fumiers, se situe entre 0,2 et 0,3. Ce qui signifie que, lorsqu’il s’agit de fumier, 70 % à 80% de l’azote organique épandu ne sont pas assimilables immédiatement, d’où un risque d’efficacité réduite se traduisant par de faibles rendements. L’azote non utilisé par les plantes est stocké dans le sol, ce qui peut créer un risque accru de perte de nitrates en hiver, dépendant de la quantité totale apportée.
Contrairement à l’agriculture biologique, qui se prive de ces techniques de pointe, l’agriculture conventionnelle utilise une fertilisation raisonnée et profite ainsi des avantages de toutes les formes d’engrais, y compris les apports organiques (bio ou non), qui renforcent les vertus structurantes du sol. « L’apport de fertilisants minéraux ne remplacera pas l’humus, de même que se limiter aux engrais organiques pour nourrir les plantes n’est pas une pratique souhaitable », rappelle Marc Hervé, qui estime que c’est l’exclusion d’un de ces deux types qui est à bannir.
L’agronomie moderne consiste donc à s’appuyer sur les vertus complémentaires de la nature et de la chimie. Le caractère intensif de ces pratiques agricoles doit être préservé afin de réduire au maximum les coûts des effets négatifs de l’usage de l’azote, comme le souhaite le rapport. En revanche, toute désintensification de l’agriculture entraînera un coût sociétal supplémentaire. À moins de vouloir réduire en même temps la population…