Après avoir restructuré Greenpeace, Thilo Bode, le patron du lobby vert, lance Foodwatch, une association de consommateurs qui gagne en popularité dans l’Hexagone.
L’écologie politique n’étant pas toujours la meilleure manière de convaincre les citoyens de la pertinence du modèle décroissant, social et solidaire, certains de ses adeptes ont enfilé leur costume de défenseur des consommateurs. Les associations consuméristes (comme UFC-Que Choisir ou 60 millions de consommateurs) bénéficient en effet d’une confiance particulièrement forte chez les citoyens. Selon un sondage Ipsos réalisé en novembre 2013, 90 % des personnes interrogées font confiance aux associations consuméristes. Un taux beaucoup plus important que celui des personnes accordant leur confiance aux ONG (61%) ou encore aux industriels (24%).
Le cas de Bio Consom’acteurs
Créé en 2004 par Biocoop, l’une des entreprises phares du lobby du bio, Bio Consom’acteurs est un parfait exemple de cette stratégie. Dirigé jusqu’en 2014 par Hugues Toussaint, qui a été secrétaire général de Biocoop pendant près de vingt ans, Bio Consom’acteurs participe très activement à toutes les actions de promotion de l’agriculture biologique. Dans son comité de soutien, on retrouve le Criigen, les Amis de la Terre, la Confédération paysanne, Agir pour l’Environnement, le Mouvement de l’agriculture Bio-Dynamique, Synabio ou encore l’association Sans Gène, qui gère les fonds des Faucheurs Volontaires.
Sa première grande opération médiatique a été la publication, en 2009, d’un guide intitulé « La bio en questions, 25 bonnes raisons de devenir bio consom’acteur ». Soutenu notamment par l’humoriste Marc Jolivet, la navigatrice Maud Fontenoy et le professeur Belpomme (ARTAC), ce premier guide de 16 pages a été diffusé gratuitement à plus de 500000 exemplaires, notamment grâce aux correspondants locaux de l’association mais aussi aux principales enseignes de distribution bio, comme Biocoop ou Botanic. En 2010, Bio’Consom’acteurs a renouvelé l’opération avec le livret « La Bio en restauration collective ». L’année suivante, elle s’est adressée aux étudiants par le biais d’un troisième guide, « Étudie en bio – être étudiant et manger bio, c’est possible ». Toujours en 2011, en collaboration avec la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab) et l’association Terre de liens, Bio Consom’acteurs a lancé la pétition « Osons la bio ! ». Il s’agissait d’interpeller les candidats aux élections présidentielles et législatives afin qu’ils s’engagent à « soutenir avec force le développement de la bio par des mesures financières, fiscales et d’accompagnement technique ». Près de 55000 signatures ont été récoltées. En revanche, la pétition « La Bio pour tous », lancée en décembre 2014 afin d’impulser un programme national permettant de rendre l’alimentation biologique accessible à l’ensemble de la population, n’a pas dépassé les 25000 signatures. Soit la moitié de l’objectif affiché.
Toutefois, les actions de Bio Consom’acteurs ne se limitent pas à la promotion des produits du secteur bio. L’association participe également aux campagnes visant à mettre en cause les pratiques de l’agriculture conventionnelle. Dès 2008, Bio’Consom’acteurs a ainsi participé à la réalisation d’une plaquette sur les pesticides, en partenariat avec Agir pour l’environnement. Cette collaboration s’est largement poursuivie en 2013, avec non moins de trois campagnes d’Agir pour l’Environnement sur les pesticides, l’élevage industriel et les perturbateurs endocriniens. Suite à « l’étude choc » de Gilles-Éric Séralini sur le maïs NK603 publiée en septembre 2012, Bio Consom’acteurs a lancé une pétition pour demander « un moratoire sur l’importation de tous les OGM », ainsi que la remise en cause de toutes les autorisations de mise sur le marché accordées aux OGM « du fait de l’insuffisance et de l’inadéquation des tests et des protocoles adoptés ». Cette pétition n’a toutefois pas dépassé les 55000 signatures.
Foodwatch entre en scène
D’abord créée en 2002 en Allemagne, puis en 2009 aux Pays-Bas, Foodwatch est arrivée en France en juillet 2013. Pour l’instant, elle est relativement peu connue, mais elle va sans aucun doute se développer rapidement dans l’Hexagone. Cette association écologiste prend elle aussi l’apparence d’une association consumériste. Elle se présente comme « une organisation politique qui défend les droits du consommateur ». « Nous voulons que, dans un marché transparent, le consommateur puisse librement décider de ce qu’il mange, en toute connaissance de cause et sans risque », indique Foodwatch, qui dénonce « des pratiques trompeuses de l’industrie et des risques sanitaires sur le marché alimentaire européen ».
Dès 2014, l’association s’est fait connaître en lançant cinq premières campagnes incluant des pétitions sur les « ruses légales », c’est-à-dire les mentions « trompeuses » qui figurent sur les emballages de certains produits. Dans son collimateur : la Marque Repère (E. Le- clerc), Maggi (Nestlé), Lustucru (Panzani), Vrai (Triballat Noyal) et Puget (Lesieur). Il s’agit, par exemple, de dénoncer la mention « 100% filet » sur l’emballage de filets de dinde Leclerc, qui fait accroire que le produit est totalement constitué de viande de dinde, alors qu’il contient 16% d’eau et inclut du gélifiant à base d’algue, du colorant et d’autres additifs (rien d’illégal, ni de problématique au niveau sanitaire). Ou de s’en prendre à la mention « arôme fruits rouges » du yaourt bio Vrai arôme naturel fruits rouges, alors que ce laitage ne contient pas de morceaux de fruits, mais seulement un arôme –non bio– à hauteur de 1,1%.
Et ça marche ! En janvier 2015, Triballat Noyal a annoncé l’arrêt de la commercialisation de son yaourt bio Vrai arôme naturel fruits rouges, tandis que six mois plus tard, Leclerc a décidé de supprimer la mention « 100% filet » sur l’emballage de ses filets de dinde.
« Name and Shame »
Cette technique de communication, baptisée « Name and Shame » (littéralement « nommer et couvrir de honte ») a été développée dans le monde anglo-saxon, notamment par Greenpeace.
Elle consiste à pointer du doigt les entreprises considérées comme ayant de mauvais comportements, et à les lister publiquement. On se doute de la réaction des cibles, même si leurs pratiques sont parfaitement légales ! En juin 2011, Greenpeace a ainsi lancé une campagne internationale contre Mattel en s’attaquant à sa marque phare, Barbie. La multinationale verte l’accusait d’utiliser les produits d’Asia Pulp and Paper (APP), une entreprise papetière qui participerait à la destruction des forêts tropicales indonésiennes, « y compris l’habitat du tigre de Sumatra ». En octobre 2011, Greenpeace s’est félicitée de sa victoire, annonçant que « Mattel [avait] demandé à ses fournisseurs d’exclure la fibre de bois provenant de sources controversées, en particulier les entreprises “qui sont connues pour être impliquées dans la déforestation” ». Sur ce même modèle, Greenpeace a lancé sa campagne DETOX, toujours en vigueur aujourd’hui, et qui cible les marques de textile comme Zara ou Adidas afin de défendre « une mode sans produits toxiques et sans pollution ».
À l’école de Greenpeace
Si Foodwatch utilise la même tactique que Greenpeace, ce n’est pas un hasard ! Thilo Bode, le fondateur et pilier de l’association, a en effet œuvré pendant douze ans pour la multinationale verte : d’abord comme directeur général de Greenpeace Allemagne (1989-1995), puis à Greenpeace International (1995-2001). Comme Bio Consom’acteurs, Foodwatch n’est pas non plus le résultat spontané d’un mouvement de consommateurs ou de citoyens. « C’est Thilo Bode, à l’époque directeur de Greenpeace International, qui a créé Foodwatch en 2002, alors que l’Europe traversait la crise de la vache folle », rappelle Ingrid Kragl, la directrice de Foodwatch France.
À l’instar de nombreux dirigeants de Greenpeace, Thilo Bode n’est même pas issu du monde environnementaliste. « Son parcours ressemble à celui de toute une génération », expliquent Sylvie O’Dy et Élisabeth Auvillain, auteurs d’un excellent article sur la nomination de ce dernier à la tête de Greenpeace, publié en 1995 dans L’Express. « Mêlé aux mouvements étudiants des années 60, il suit des cours de sociologie et d’économie politique à Munich et à Ratisbonne. Sa thèse de doctorat porte tout naturellement sur l’investissement dans les pays en voie de développement, en particulier la Malaisie. Il va, ensuite, s’occuper d’aide au tiers-monde. D’abord pour une compagnie d’électricité de Francfort. Puis, en 1978, à la Banque allemande pour la reconstruction et le développement (KFW), où il supervise des projets de coopération en Afrique et en Asie, tout en publiant des articles sur l’économie du développement et l’endettement des pays pauvres. Du sérieux, du solide, du bien-pensant. En 1981, le voilà consultant indépendant, pour le compte, tour à tour, d’organisations internationales comme la Banque mondiale, de gouvernements et d’entreprises. Il se balade autour du monde, avant d’atterrir à Düsseldorf, dans une firme internationale où il détient la haute main sur les filiales », relatent les auteurs.
À la tête du bureau allemand de Greenpeace, Thilo Bode a amorcé la professionnalisation de la filière allemande. Celle-ci est devenue le premier financeur de la multinationale. Non sans susciter la contestation de la base, qui a critiqué les méthodes non démocratiques de Thilo Bode. « Nous sommes un groupe de pression politique, pas une association de randonneurs. En faisant participer plus de personnes aux décisions, les buts de l’organisation seraient rapidement pervertis », a rétorqué l’intéressé.
À la tête du bureau allemand de Greenpeace, Thilo Bode a amorcé la professionnalisation de la filière allemande. Celle-ci est devenue le premier financeur de la multinationale. En revanche, Thilo Bode est très transparent en ce qui concerne sa stratégie. Il s’en est expliqué en 1999 dans le Financial Times : « Les entreprises sont très sensibles à l’opinion publique. Elles sont vulnérables à la pression des consommateurs. Les entreprises sont confrontées à un choix entre le coût du traitement d’une question environnementale et le coût d’avoir une mauvaise image si elles ne font rien. Notre intérêt donc est de faire peser la balance en rendant ce coût très onéreux ». Une stratégie qu’il a pratiquée avec succès, notamment sur le dossier des OGM. Comme le rappelle Valérie Delarce dans Les Échos, « pour Greenpeace, le maïs transgénique a fait l’effet d’une cure de jouvence. Lorsque l’Allemand Thilo Bode en prend les rênes en 1995, l’organisation traverse une passe difficile et se cherche un nouveau cheval de bataille aussi « porteur » que le nucléaire. Ancien cadre commercial de la sidérurgie, auparavant à la tête de l’antenne allemande de l’organisation, Thilo Bode s’empare du dossier OGM et ne cache pas sa volonté de « mettre les entreprises sous pression ». Même s’il faut pour cela mobiliser davantage les médias que les experts. En 1998, Greenpeace publie sur Internet une « liste noire des produits susceptibles de contenir des OGM ». Il met en cause des groupes comme Nestlé ou United Biscuits après s’être contenté de relever l’utilisation de soja et de maïs, sans réaliser le moindre test pour vérifier la présence d’OGM dans les aliments incriminés ! L’objectif n’en fut pas moins atteint : la plupart des industriels épinglés ont préféré modifier leurs recettes afin d’en exclure tout ingrédient soupçonnable d’être génétiquement modifié. » En faisant plier ces géants de l’industrie agro-alimentaire, Thilo Bode a su redonner la visibilité nécessaire à la multinationale. Condition impérative pour la sortir de ses difficultés financières…
En ce qui concerne Foodwatch, le démarrage a été plus aisé. Dès son lancement, l’association a eu besoin de 1,5 million d’euros. « Sans les personnes de la première heure –Henner Ehringhaus, Albert Fink, Nikolai Fuchs, Rolf Gerling et Karl Ludwig Schweisfurth–, la création de Foodwatch serait seule- ment restée une idée. Foodwatch leur doit […] un grand merci », relate Bode. Ehringhaus, Gerling, Fuchs… des noms inconnus en France, mais qui désignent des figures incontournables du lobby du bio en Allemagne.
Curieux personnage, Henner Ehringhaus a découvert l’anthroposophie de Rudolf Steiner, le père de la biodynamie, à l’âge de 22 ans. Ce qui ne l’a pas empêché de devenir pendant les dix-huit années suivantes le directeur financier de… BASF au Brésil ! C’est là qu’il est devenu administrateur du WWF International, et l’un des fondateurs du WWF Brésil, tout en assurant le poste d’administrateur de l’entreprise Weleda et de la banque GLS, toutes deux d’inspiration anthroposophique. Henner Ehringhaus avait déjà donné des conseils à Thilo Bode pour les questions financières lorsque ce dernier dirigeait Greenpeace. Et il a maintenu d’excellents contacts avec les donateurs potentiels de l’agriculture biologique.
Au printemps 2001, Ehringhaus a organisé une réunion en Suisse avec Rolf Gerling, Albert Fink et Nikolai Fuchs. « Un des résultats de la réunion a été de décider d’une étude de faisabilité pour examiner la viabilité de l’idée de Foodwatch. Rolf Gerling et Karl Ludwig Schweisfurth ont pris en charge une partie du financement de l’étude, qui a nécessité […] de développer un premier ”business plan” », explique-t-il.
Le milliardaire Rolf Gerling est l’héritier du groupe d’assurances Gerling (vendu en 2005) et l’un des administrateurs de l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FiBL). Nikolai Fuchs, lui, est très impliqué dans les milieux anthroposophes : il a été directeur général et consultant chez Demeter NRW (1994-1997), la marque de l’agriculture biodynamique, avant de rejoindre la direction de la Forschungsrings für Biologisch-Dynamische Landwirtschaft dans le bureau fédéral de Demeter à Darmstadt (1997-2001). De 2001 à 2010, il a dirigé la section de l’agriculture à l’École des sciences de l’esprit au Goetheanum, le siège de la Société anthroposophique universelle à Dornach (Suisse). Dans le même temps, il a dirigé le bureau bruxellois de Demeter International. Comme Gerling, Fuchs est administrateur du FiBL. Depuis 2014, il est également conseiller de la… GLS Treuhand, qui a été cofondée par Albert Fink, par ailleurs cofondateur de la Zukunftsstiftung Landwirtschaft, une fondation dépendant de la GLS et qui promeut les agricultures bio et biodynamique.
Dès 2002, Bode a donc lancé Foodwatch grâce au financement initial de 1,5 million d’euros apporté par la Banque GLS (500000 euros sous forme de prêt), le fabricant de papier Clemens Haindl (100000 euros), le fabricant de chocolat et entrepreneur Alfred Ritter (250000 euros), et par les dons moins importants de Rolf Gerling, de la Zukunftsstiftung Landwirtschaft et de Karl Ludwig Schweisfurth, le fondateur de Herta (vendu à Nestlé en 1984), et qui est devenu depuis lors un producteur bio artisanal.
Aujourd’hui, la machine est en marche, et Foodwatch prétend ne plus accepter de dons du secteur alimentaire. « Pour éviter tout risque de conflits d’intérêts et ne subir aucune pression visant à influencer son travail, Foodwatch n’accepte pas de fonds provenant de l’industrie agro-alimentaire et des grandes entreprises de la distribution alimentaire », affirme l’association sur son site. « Pour tous les dons supérieurs à un seuil de 500 euros par an, il est vérifié s’il y a un lien avec l’industrie alimentaire ou le commerce alimentaire. Un don d’Alfred Ritter et Karl Ludwig Schweisfurth serait rejeté aujourd’hui », ajoute-t-elle.
Pour montrer sa transparence, Foodwatch précise que « les noms de tous les grands donateurs (à partir de 5000 euros) sont cités sur le site internet de Foodwatch – c’est la condition sine qua non pour que nous acceptions ces fonds. Foodwatch applique le même principe en Allemagne. »
En revanche, l’association reste très discrète sur les prestations de son patron… notamment lorsqu’il participe à des séminaires organisés par l’industrie du tabac !