L’Autorité européenne pour la sécurité des aliments (Efsa) a fait l’objet de multiples critiques dans le débat autour du glyphosate. Selon son directeur, Bernhard Url, celles-ci ne sont pas justifiées.
Interview réalisée le 10 novembre 2019 par Nora Laufer pour la revue autrichienne Der Standard
Le sujet du glyphosate préoccupant la politique européenne depuis maintenant plusieurs années, permettez-moi de vous poser la question très directement : cet herbicide est-il sûr ?
Bernhard Url : Oui, il ne pose aucun risque pour la santé humaine. Mais il a naturellement des impacts environnementaux, puisqu’il s’agit d’un pesticide. Ces impacts, tout comme les effets sur les organismes non cibles, doivent être maîtrisés par des mesures de réduction des risques.
Pourtant, ce n’est pas la conclusion du Centre international de recherche sur le cancer (Circ) ni de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui émettent un avis différent. Comment expliquer cette divergence ?
Bernhard Url : L’OMS a deux commissions qui évaluent les produits phytosanitaires, et l’une d’entre elles est arrivée aux mêmes conclusions que la nôtre : à savoir que le glyphosate n’est pas cancérigène. En revanche, pour le Circ, le produit a été caractérisé comme « cancérigène probable ». La principale différence consiste dans le fait que le Circ se base uniquement sur des données publiées dans des revues à comité de lecture, alors que nos experts sont obligés de prendre en considération toute la littérature publiée mais aussi les données et les études fournies par l’industriel qui dépose le dossier d’homologation.
S’agit-il donc de données différentes ?
Bernhard Url : L’industriel est dans l’obligation de mettre à la disposition de l’autorité réglementaire des données qui permettent l’établissement d‘une évaluation de sécurité selon nos protocoles. Le demandeur ne peut donc pas choisir lui-même les études. Ceci est établi par des directives. À mon avis, les critiques pointant le fait que ces données provenant des demandeurs ne sont pas entièrement publiées, sont justifiées. Pour sa part, l’industriel estime que ces informations relèvent du domaine des droits de propriété intellectuelle. Il accepte de les fournir dans leur totalité aux autorités, mais refuse qu’elles soient accessibles à ses compétiteurs.
Jusqu’à récemment, l’Autorité alimentaire européenne a refusé de fournir des données sur le glyphosate. Or, désormais, elle y est contrainte par un jugement du tribunal. Cela vous a t-il contrarié ?
Bernhard Url : Pas du tout. Nous souhaitions que le législateur nous fournisse un cadre juridique nous permettant d’être aussi transparents que possible. La base juridique se situait toujours dans une zone de tension entre la transparence et la protection des droits de propriété intellectuelle. Dans cette affaire judiciaire, nous avons fourni aux députés du Parlement européen 95 % de toutes les données. Si nous leur avions fourni les 5 % restants, nous aurions violé un droit européen.
La publication d’études ne devrait-elle pas inclure le droit d’usage ?
Bernhard Url : Certes, mais, lorsque vous écrivez un livre, vous ne souhaiteriez pas que chacun puisse le copier et le vendre sous son nom…
…Oui, mais un livre n’aurait probablement pas d’impact sur mon état de santé !
Bernhard Url : C’est vrai, mais les droits de propriété intellectuelle sont protégés au sein de l’Union européenne.
Que les intérêts économiques des industriels priment sur les intérêts publics en matière de santé, cela ne porte-t-il pas atteinte à la crédibilité des institutions comme celle de l’Autorité alimentaire européenne ?
Bernhard Url : Pour la réputation de l’Autorité alimentaire européenne, cela n’est pas une bonne chose. Nous voudrions bien tout rendre public, mais nous nous devons de respecter la loi en vigueur. Cela reviendrait à dire : Le code de la route ne m’intéresse pas et je conduirai désormais du côté gauche.
Aux USA, la firme Bayer est submergée de plaintes concernant le glyphosate. Est-ce que cela vous inquiète ?
Bernhard Url : Ce n’est pas mon souci, mais celui de Bayer. Cela se passe dans un cadre complètement différent. Il s’agit là du système juridique américain où 47 000 personnes faisant partie de la procédure ont été réunies suite à des campagnes publicitaires. Cela n’est pas une discussion scientifique. Les personnes concernées se disent : « je suis malade et je pense que c’est dû au glyphosate », et elles se joignent à l’action en justice.
De telles nouvelles pourraient aussi déstabiliser des consommateurs européens.
Bernhard Url : Bien sûr, nous ne pouvons pas l’exclure. Néanmoins, je vois là plusieurs niveaux de discussion. Il y a le niveau scientifique, le juridique et ensuite, le politique. Dans le cas du glyphosate, ce qui a été dommageable, c’est le manque de séparation claire entre le concept de la science fondée sur des données probantes et celui de la politique basée sur des opinions.
En janvier, l’Institut national pour l’évaluation des risques (BfR) a été critiqué pour avoir copié mot pour mot le rapport sur le glyphosate de Monsanto. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Bernhard Url : C’est l’un des reproches les plus absurdes que j’aie jamais entendus ! Les demandeurs doivent fournir, en plus d’études industrielles, une étude sur la littérature scientifique des dix dernières années. L’Allemagne a vérifié cette étude et a veillé à ce que l’original soit correctement reflété. Selon l’Institut fédéral allemand pour l’évaluation des risques, Monsanto et 23 autres entreprises l’ont résumé de façon fidèle. Ce résumé a été par la suite repris dans le rapport de l’Institut fédéral allemand pour l’évaluation des risques (BfR) afin de l’inclure dans l’évaluation de risques ultérieure. Bien entendu, cela n’a pas été retapé. Ce n’est donc rien d’autre qu’un magnifique coup médiatique, réalisé par les opposants au glyphosate. Malheureusement, il nous est très difficile d’arriver à démentir cette absurdité.
L’Autriche vient d’interdire le glyphosate. Qu’en pensez-vous ?
Bernhard Url : Il s’agit de représentants parlementaires élus qui l’ont décidé, ce qui est dans leur bon droit. Mais il faut se poser quelques questions : qu’est-ce que cela signifie pour les agriculteurs ? Que vont-ils utiliser à la place ? Les produits qui seront désormais utilisés sont-il plus ou moins dangereux que le glyphosate ?
Le bio, est-ce une alternative ?
Bernhard Url : En 2050, 10 milliards d’hommes vivront sur cette planète. Ils voudront tous se nourrir et s’habiller. Si nous ne voulons pas détruire la planète au niveau de la biodiversité et du climat, il s’agit là d’un incroyable challenge pour l’agriculture. De nombreuses mesures sont nécessaires. Notamment, éviter le gaspillage de nourriture, changer nos habitudes alimentaires ainsi que les pratiques agricoles. Mais pour une perspective globale, le bio n’apporte pas la solution.
Comment faire, alors ?
Bernhard Url : Nous devons combiner les avantages d’une agriculture biologique – à savoir la santé du sol, la diversité des espèces et la biodiversité – avec les avantages de l’agriculture conventionnelle qui permet un rendement élevé. Cela s’appelle l’intensification durable. Nous devons produire plus de calories par mètre carré de terrain, et sans détruire l’environnement.
Comment la crise climatique impactera-t-elle la sécurité des aliments en Europe ?
Bernhard Url : Il y aura des impacts très directs, en raison d’une augmentation de la température, mais aussi d’autres éléments climatiques comme davantage de fortes pluies et intempéries. De plus, il y aura des impacts sur des micro-organismes, c’est-à-dire des bactéries qui s’échangent entre l’homme et l’animal. Des salmonelles, par exemple. De même, les températures élevées des océans apportent des changements. On remarque que les thons deviennent par exemple plus réceptifs aux contaminations chimiques. En outre, des algues qui produisent des toxines et qui, jusqu’à présent, n’étaient présentes que dans les Caraïbes, arrivent dans les eaux européennes.
Croyez-vous que nous allons changer notre alimentation ?
Bernhard Url : Oui. L’Autorité alimentaire européenne est également compétente en matière de nouveaux aliments, et nous traitons actuellement six demandes d’insectes comme alimentation animale ou produit alimentaire. Mais les insectes sont plutôt un sujet culturel. En Asie, ils sont déjà courants. Mais, bientôt, on pourra également les utiliser comme source de protéines pour l’alimentation animale.
Bernhard Url (58 ans) est depuis 2014 directeur général de l’Autorité alimentaire européenne (Efsa), dont le siège se situe à Parme, en Italie.