En exclusivité pour A&E, le député de la Creuse Jean-Baptiste Moreau (LREM ) et le sénateur de la Haute-Loire Laurent Duplomb (LR), agriculteurs tous les deux, ont accepté de livrer leur vision de l’agriculture, qu’ils souhaiteraient voir émerger suite à la crise du Covid-19
La crise sanitaire provoquée par le Covid-19 a mis l’agriculture française à l’épreuve. Quels sont les enseignements que nous pouvons en tirer et quelles ont été les éventuelles failles ?
Laurent Duplomb : Il y a deux leçons à tirer de la crise. La première : l’agriculture et l’agroalimentaire restent des facteurs de résilience stratégique pour un pays. Contrairement à certains produits comme les masques, qui ont fait défaut alors que ce sont des biens essentiels, notre modèle agricole a permis de nourrir tous les Français. Certes, il y a eu des failles à corriger, notamment dans la logistique, ou sur les difficultés liées à la main-d’œuvre saisonnière en raison de la fermeture des frontières, et quelques tensions à déplorer sur les approvisionnements dans certaines filières. Mais notre modèle a tenu bon grâce à l’engagement de tous.
Toutefois, et c’est le second enseignement, ce n’est pas parce que les gens faisaient la queue au supermarché que l’agriculture est sortie gagnante de la crise. Loin de là ! Les charges de l’industrie agroalimentaire ont par exemple considérablement augmenté compte tenu de la crise. Du côté des ventes, au niveau global, la demande alimentaire a baissé avec le recul des exports, l’imbroglio invraisemblable sur les marchés et la fermeture des restaurants, et ce, malgré la hausse de la consommation en GMS. Cela a conduit à une chute des cours sur presque toutes les matières premières, et donc à des revenus moindres pour les producteurs ! Surtout, quelques filières très dépendantes de la restauration ou de certains débouchés fermés, comme les rayons coupe en GMS par exemple, ont vu l’intégralité de leur marché disparaître. Le rapport publié le 4 juin dernier par la cellule de suivi de crise, mise en place par la commission des affaires économiques du Sénat, recense tous les secteurs touchés : les fromages sous SIQO, les pommes de terre de trans- formation, l’horticulture, le foie gras, les filières volailles.
Les exemples concrets qui ont été portés à notre connaissance démontrent qu’il convient d’agir vite pour toutes ces filières. Les premières pertes qu’elles ont subies ont été les destructions de matières premières périssables faute de pouvoir les écouler, ou, à défaut, des dons et des réorientations vers d’autres marchés moins valorisés. Mais cela va plus loin : c’est aussi une hausse des charges pour les produits qui ont été préservés et une perte de chiffre d’affaires à venir compte tenu de la dévalorisation des produits, par exemple pour les viandes surgelées.
À la suite de notre rapport, le gouvernement a annoncé quelques plans sectoriels mais, à ce stade, sans vision globale et en se limitant aux seules destructions. Celui-ci oublie surtout certaines filières, notamment la volaille, et c’est très grave. Je le dis clairement : si rien n’est fait pour aider ces filières en difficulté, nous serons confrontés à des arrêts de production.
Jean-Baptiste Moreau : La crise du Covid-19 nous a prouvé que notre système agricole et notre filière agroalimentaire dans son ensemble étaient résilients. En effet, les annonces de pénuries et de ruptures de stock étaient nombreuses, mais notre filière alimentaire a tenu bon. Cependant, nous devons reconnaître que cette crise exceptionnelle a également mis en évidence certaines limites. Tout d’abord en termes de gestion des stocks. Depuis les années 1970, les surfaces de stockage ont été fortement réduites pour laisser place à davantage de surfaces de vente. Ainsi, notre chaîne logistique fonctionne à flux tendu avec une faiblesse de stocks mobilisables.
De plus, alors que la filière ovine s’est retrouvée en difficulté pour écouler ses produits de qualité au moment de Pâques, certaines enseignes de la grande distribution proposaient sur leurs étals des produits importés de l’autre bout du monde à un prix défiant toute concurrence. Ce choix délibéré est dramatique pour nos filières françaises et a conduit nos éleveurs dans l’impasse : les agneaux qui sortent massivement à cette période ont été littéralement bradés. Les filières de qualité qui souhaitaient maintenir la valorisation pour leurs producteurs ont subi des pressions très fortes pour faire baisser les prix de la part de la filière industrielle et de la grande distribution. Ces deux points suffisent à nous montrer la nécessité de retrouver notre souveraineté alimentaire et de relocaliser au maximum notre approvisionnement, notamment dans la restauration collective, en élargissant le périmètre porté par la loi EGalim (50 % de produits de qualité et durables, dont au moins 20% de produits biologiques). L’autre enseignement concerne la nécessaire revalorisation de nos produits.
Laurent Duplomb : M. Moreau soulève un point très important sur le stockage. Il y a en effet un risque sur les approvisionnements dans les flux tendus qui doit être rappelé. Le stockage a un coût certain, mais il est stratégique d’avoir des stocks suffisants. La Chine, la Russie ou les États-Unis l’ont bien compris. Or, l’Union européenne est le seul grand acteur à avoir des stocks aussi bas. Agriculture Stratégies l’avait d’ailleurs démontré dans une tribune publiée dans Le Monde en avril 2020.
En revanche, sa réponse sur la relocalisation est surprenante. Comment peut-on être farouchement contre des importations d’agneaux néo-zélandais et prôner la relocalisation de nos productions aujourd’hui, après avoir défendu dans l’hémicycle pendant des mois des accords de libre-échange avec le Ceta ou avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande ? Je refuse d’y voir une contradiction assumée, c’est plutôt un réveil salutaire augurant un rapprochement entre nos points de vue, ce dont je me félicite.
Jean-Baptiste Moreau : Je rejoins le constat du sénateur Duplomb. Dès les premiers temps du confinement, j’ai signalé au ministère de l’Agriculture que les filières qualité avaient été les plus pénalisées par la crise. En effet, le premier réflexe de certaines grandes enseignes au début de la crise a été de proposer dans leurs rayons des produits importés de moindre qualité au détriment de nos produits français de qualité, ou d’imposer à ces filières qualitatives des baisses de prix pour maximiser leur marge.
Aussi les filières de qualité doivent-elles désormais se reconstruire. Pour cela, la montée en gamme doit se poursuivre et être mieux valorisée sur le marché par une meilleure répartition des marges, sans entraîner forcé- ment une augmentation du prix pour le consommateur.
Au regard de cette crise, EGalim est-elle toujours d’actualité et est-il nécessaire de repenser le rôle de l’agriculture, notamment en raison de l’exigence d’une relocalisation de nos productions ?
Jean-Baptiste Moreau : La loi EGalim, que nous avons portée et dont j’ai été rapporteur, avait deux objectifs princi- paux : assurer une meilleure rémuné- ration aux producteurs et œuvrer pour assurer une qualité alimentaire pour tous. Avant de penser à un nouveau dispositif, cette loi se doit d’abord d’être appliquée, et en particulier la contractualisation sur la base des indicateurs des coûts de production.
Pour peser dans les négociations commerciales, les producteurs doivent aussi mieux se structurer et se regrouper dans les organisations de producteurs et les associations d’organisations de producteurs.
Pendant la crise du Covid-19, de nombreux Français se sont tournés vers les circuits courts et les produits ultralocaux. C’est un choix que je salue, car il valorise l’excellence de nos produits. Mais nous devons être réalistes : l’approvisionnement local ne permettra pas de nourrir 67 millions de Français !
Il est certain que notre modèle agricole doit être plus durable, plus résilient et plus protecteur de l’environnement. Pour cela, nous devons retrouver notre souveraineté alimentaire et favoriser une production locale quand elle est possible. C’est dans cette optique que le président de la République annonçait l’été dernier son « plan protéines » visant à réduire notre dépendance aux importations de protéines végétales pour relocaliser la production sur nos territoires.
Laurent Duplomb : La loi EGalim est un paravent. D’un côté, on ne traite que d’une infime partie de la problématique agricole en ne prenant en compte que le volet « relations avec la GMS », qui représente sans doute moins d’un quart des recettes de l’agriculteur, sans parler d’export, où la France perd des parts de marché à la vitesse de la lumière. À défaut d’une loi globale sur l’agriculture, les problèmes demeureront.
D’un autre côté, la loi EGalim a accru considérablement les charges des agriculteurs. Peu de revenus pour plus de charges : c’est le grand malentendu de cette loi. Or, cela conduit à une perte de compétitivité de nos agriculteurs et risque d’accroître la baisse de nos parts de marché dans la consommation du continent européen, mais aussi en France. En effet, notre autosuffisance n’est pas garantie sur certaines denrées. Nous importons 60 % de notre consommation de protéines. Le taux atteint 70 % pour le miel, 50 % pour notre consommation de viande ovine. La dépendance aux importations s’accroît en parallèle dans tous les secteurs : nous importons plus d’un tiers de notre consommation de volailles, contre 13 % en 2000. S’agissant des fruits et légumes, nous importons aujourd’hui la moitié de notre consommation, contre un tiers en 2000. Cette dépendance aux importations doit nous interpeller et nous faire réfléchir prioritairement à une stratégie de relocalisation.
Jean-Baptiste Moreau : La loi EGalim n’a effectivement pas encore suffisamment fonctionné. C’est une boîte à outils complémentaire aux outils qui existaient déjà. L’article 1er en était la contractualisation sur la base des coûts de production, laquelle n’a pas été mise en place.
Le vrai paravent, ce sont les importations et la course fantasmée, que l’on vend aux agriculteurs, vers la baisse des charges qui sauverait notre agriculture. Cette crise a démontré que la course au coût de production minimum est perdue d’avance, à moins d’accepter le modèle agricole mondial constitué de fermes gigantesques. Il faut arrêter de mentir aux agriculteurs. La structuration des filières et la valorisation de la qualité France auprès des consommateurs français, européens et mondiaux, sont les seules voies possibles pour redonner de la rentabilité économique aux exploitations.
Laurent Duplomb : Sur le fond, je rejoins M. Moreau, mais avec une nuance : l’agriculture française doit rester diversifiée, sur toutes les gammes, et réduire ses dépendances aux importations. Je suis plus mitigé sur le bilan de cette loi EGalim, qui a suscité une immense espérance dans les campagnes. Mais disons-le tout net : le ruissellement, ce n’est pas pour maintenant !
Le premier bilan de la loi, publié par le groupe de suivi de la loi EGalim du Sénat en octobre 2019, a démontré que le compte n’y était pas, – ce que le ministre de l’Agriculture a reconnu. Le SRP + 10 n’a pas été retrouvé chez le producteur. En revanche, nous avons assisté à une augmentation des promotions sur carte de fidélité, ou à des remises d’une autre nature. Comme si le SRP +10 était passé de la poche droite du consommateur à sa poche gauche. Ne pouvant par exemple plus proposer un cidre brut offert pour un cidre brut acheté, car les produits étaient similaires, la grande distribution a trouvé le contournement : un cidre brut acheté, un cidre doux offert. Il a fallu une mobilisation du Sénat pour que la DGCCRF encadre davantage les règles en janvier dernier. Mais de nouveaux contournements sont encore à l’œuvre.
Ce que l’on dit moins sur cette loi, c’est son coût pour les agriculteurs : l’interdiction de remises, rabais, ristournes ou la séparation de la vente et du conseil ont induit un renchérissement des factures payées par les agriculteurs. Or, s’il ne constate pas de meilleures recettes et qu’en même temps, il voit ses charges augmenter, l’agriculteur est perdant.
Dans le cadre du plan de relance, et du « monde d’après » quelles sont d’après vous les priorités pour notre agriculture ?
Jean-baptiste Moreau : La crise du Covid-19 a clairement mis en lumière le rôle majeur des producteurs, qui ont su assurer l’approvisionnement alimentaire en quantité et en qua- lité. Lesquels ont ainsi regagné une réelle confiance auprès des consommateurs.
Pourtant – et cela est particulièrement vrai pour les filières élevage, déjà –, les prix payés aux producteurs restent très majoritairement en deçà des coûts de production. L’amélioration du revenu des agriculteurs devra nécessairement être réaffirmée dans la PAC à venir, qui devra lui conférer une priorité claire au regard du droit à la concurrence. Cette protection doit être double. D’une part, à l’international, en excluant des négociations les filières les plus exposées et déjà bien souvent caractérisées comme « sensibles » par l’UE. Une taxe carbone aux frontières de l’UE doit aussi être instaurée. Afin de contrôler non seulement l’entrée des produits mais aussi leur circulation dans l’enceinte de l’Union européenne, je propose la création d’une DGCCRF européenne. Cet organe tiendrait le rôle d’une agence de contrôle sanitaire européenne.
D’autre part, aux plans européen et national, en renforçant les prérogatives des organisations de producteurs afin de massifier l’offre. Si la construction des prix, telle qu’encouragée en France par la loi EGalim, doit bien se faire de l’amont à l’aval, dans un cadre contractuel, il convient d’engager les producteurs à se regrouper. Une partie des aides du premier pillier, voire du second, pourrait ainsi être subordonnée à l’adhésion à une organisation de producteurs. Nos productions françaises doivent aussi être mieux valorisées, en particulier nos filières artisanales, qui ont davantage souffert de la crise. Pour cela, nous devons construire un système d’étiquetage harmonisé sur l’origine des produits français et leurs modes de production, qui mesure leur impact sur l’environnement.
Laurent Duplomb : Nous avons proposé, au Sénat, un plan de relance agricole en quatre axes. Le premier doit aider à sortir de la crise les filières les plus en difficulté. C’est le point de départ à toute relance car, si on perd des agriculteurs, notre résilience se réduira, ce qui est un contresens.
Nous avons regardé les plans de relance uniquement agricoles déjà proposés dans le monde : 45 milliards pour les États-Unis, 5 milliards au Japon, 1 milliard en Pologne, 600 millions aux Pays-Bas, 500 millions a minima en Italie et ce, sans prendre en compte les mesures horizontales. Quant à la France … en tenant compte des mesures horizontales, on atteint difficilement les 230 millions d’euros, alors que nous sommes le principal pays producteur européen ! Là encore, nous sommes en train de rater un virage important.
D’un point de vue plus prospectif, la relocalisation de certaines productions est primordiale partout où nous avons une dépendance trop forte aux importations, et sur des denrées que nous pouvons produire en France. Pour cela, la commande publique doit servir de levier : il importe d’assouplir les règles sur les marchés publics afin de permettre des approvisionnements locaux plus faciles. Le plan de relance devra, au premier chef, traiter d’innovation. Cela constitue la clé pour joindre les impératifs de compétitivité à ceux liés aux exigences environnementales. Mais il faut aussi réaliser le déploiement de solutions technologiques déjà existantes.
De nouveaux types de pulvérisateurs et l’utilisation de drones en agriculture permettent, d’ores et déjà, de réduire considérablement les usages des intrants. En parallèle, se développe un ensemble de technologies basées sur l’existence de capteurs capables, avec des algorithmes qualifiés, de caractériser les végétaux, plante par plante, afin d’agir buse par buse. Ces équipements, dont les mises en vente ont déjà débuté, permettent de réduire l’usage des produits phytopharmaceutiques dans une proportion pouvant aller jusqu’à 90 % ! Toutefois, ces technologies extrêmement précises sont peu prisées par les agriculteurs, en raison du coût d’investissement très important, notamment sur ces marchés qui viennent de naître et n’ont pas encore acquis une certaine maturité. Compte tenu de leurs externalités positives directes pour le consommateur et le citoyen, il convient d’en favoriser le déploiement au-delà de la problématique du coût. Nous proposons un mécanisme de suramortissement ou de crédit d’impôt afin de réduire le coût de ces investissements essentiels pour la compétitivité de notre agriculture et pour accélérer les transitions. Toute solution technologique agréée destinée à renforcer la résilience face aux aléas climatiques, à améliorer le bien-être animal, à faciliter la réduction des intrants et à augmenter la compétitivité de notre agriculture serait éligible. De même, il faut améliorer les installations de fret (ferroviaire et fluvial) par de grands projets afin d’accentuer la compétitivité de nos produits à l’export. Ces moindres coûts logistiques iront directement dans la poche des agriculteurs !
Jean-Baptiste : Il est certain que notre modèle agricole doit être plus durable et plus résilient. Pour y parvenir, nous devons bien sûr miser sur l’innovation et accompagner les agriculteurs dans cette révolution technologique. Les mandats donnés à la Commission européenne servant de base à la négociation des traités de libre-échange doivent aussi être remis à plat. Notre souveraineté alimentaire est en jeu.
Comment la France doit-elle se positionner face au Green Deal proposé par la Commission, qui va entraîner une baisse de production européenne, notamment en raison des exigences environnementales ( moins de surfaces productives et forte réduction des intrants ) ?
Jean-Baptiste Moreau : La stratégie portée par la Commission contient de bonnes idées et je suis en accord avec la vision d’une agriculture plus verte qu’elle promeut. Néanmoins, la stratégie Farm to Fork telle qu’elle a été présentée illustre quelques contradictions : alors même que l’UE prône une agriculture européenne plus respectueuse de l’environnement ( diminuer l’usage de produits phyto, consacrer un quart de la surface agricole à la production bio ), elle continue de négocier des traités commerciaux internationaux qui autorisent l’importation de produits qui sont soumis à des normes environnementales et sanitaires moins contraignantes.
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Même si la transmission du virus responsable du Covid-19 ne passe pas par l’alimentation, la crise a exacerbé l’attention portée par les consommateurs à la qualité des denrées comestibles. Dans certains cas, comme dans les pays du Merco- sur, les conditions de production de viande bovine ou de soja ne semblent pas apporter le même niveau de garantie sanitaire qu’en Europe, ce qui disqualifie de fait la possibilité de tout accord. Il conviendrait, pour s’en prémunir, de généraliser à l’échelle communautaire l’article 44 de la loi EGalim, qui prend déjà en compte cette préoccupation en interdisant « de proposer à la vente ou de distribuer à titre gratuit en vue de la consommation humaine ou animale des denrées alimentaires ou produits agricoles pour lesquels il a été fait usage de produits phytopharmaceutiques ou vétérinaires ou d’aliments pour animaux non autorisés par la réglementation européenne ou ne respectant pas les exigences d’identification et de traçabilité imposées par cette même réglementation ».
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L’ambition affichée par la Commission est cependant positive et nécessaire : nous devons absolument nous orienter vers une agriculture plus durable. Cependant, il faut sortir d’une vision dogmatique de l’agriculture et adopter une vision pragmatique et courageuse sur le long terme. L’exigence première, à mon sens, est de pouvoir valoriser nos produits face à une concurrence étrangère déloyale, bien éloignée de la réglementation que nous imposons à nos agriculteurs !
Laurent Duplomb : La philosophie générale est préoccupante. À l’heure où l’on répète que l’agriculture est un secteur stratégique, nous définissons une stratégie à moyen terme de recul de la production. La consommation alimentaire ne se réduira pas, au contraire. Il en résultera donc une dépendance plus forte aux importations, qui sont produites dans des conditions critiquées en France.
Le problème philosophique n’est pas d’avoir des exigences environnementales. Les agriculteurs avancent sur le sujet. Le vrai problème, c’est la traduction politique de ces exigences. On est uniquement dans une logique punitive, qui donne aux agriculteurs, qui ont déjà fourni ces dernières an- nées beaucoup d’efforts non valorisés, un sentiment de stigmatisation. Il faut passer à une logique incitative, positive, avec un État qui soit dans l’accompagnement et non dans l’in- jonction. Or, la stratégie définie par la Commission européenne ne semble guère aller dans ce sens…
Je vais sans doute passer pour un rêveur mais, à cet égard, je pense qu’il faut abandonner la réforme actuelle de la PAC. Plus de subsidiarité, c’est plus de concurrence déloyale. Moins de budget, c’est moins d’aides. La PAC qu’on nous propose ne sera plus commune et, au regard du Green Deal, n’aura plus grand-chose à voir avec une politique agricole. Il faut profiter de cette crise pour tout remettre à plat.
Jean-Baptiste Moreau : C’est effectivement notre philosophie globale de la PAC et du commerce international que nous devons modifier.
La Convention citoyenne pour le climat a rendu ses conclusions. Plusieurs idées sont intéressantes, mais nous devons absolument éviter de nous heurter à l’écueil d’une vision déformée de l’agriculture de notre pays. L’agriculture française n’a pas su suffisamment expliquer où elle en était exactement dans sa prise en compte des enjeux environnementaux. Elle n’y est pas aidée par des ONG et des médias qui relaient de fausses informations et font l’amalgame entre l’agriculture française et les agricultures d’Amérique du Nord ou du Sud, qui ont pourtant peu en commun. L’agriculture française mourrait sans aucun doute de ne plus échanger avec les autres pays, mais nous devons cependant mieux faire converger nos normes et changer les règles de l’OMC, de façon à tenir compte des enjeux sociétaux et environnementaux. Nous devons aussi mieux contrôler et harmoniser ce qui est produit, circule et entre en Europe dans le domaine alimentaire.
Jean-Baptiste Moreau : Je salue l’exercice de grand écart intellectuel que vient de réaliser Jean-Baptiste Moreau ! À titre personnel, je ne parviens pas à concilier un soutien au Green Deal avec la souveraineté alimentaire. Pour moi, plaider une réduction de 10 % des surfaces cultivées dans l’Union européenne n’est pas compatible avec la souveraineté alimentaire du continent, car ce qu’on ne produit pas, on l’importera. Cela me paraît évident. À l’aube d’un défi démographique sans précédent, le monde allant atteindre près de 9 milliards d’habitants en 2050, réduire la production alimentaire européenne me semble une erreur.
Je le rejoins toutefois sur l’importance de l’article 44 de la loi EGalim : quand le Sénat l’a ajouté par voie d’amendement à la loi, il a précisé très clairement que l’autorité administrative devait prendre toutes les mesures pour assurer le respect de cet article. À ce stade, cela n’a pas été fait. Il faut aller plus loin au niveau européen, et renforcer, en parallèle, nos contrôles en France.
La suppression des néonicotinoïdes met des filières en danger faute d’alternative, comme le montre le cas de la betterave, avec, paradoxalement, l’usage de moyens de contrôle des parasites beaucoup moins respectueux de l’environnement et une efficacité très modeste. Faut-il continuer dans cette voie alors que nous avons plus que jamais besoin de produire ?
Laurent Duplomb : Le problème concernant les substances actives à autoriser se pose en termes simples : est-ce à l’État de déterminer quel produit est dangereux, sans information scientifique, sans les compétences requises et surtout sans harmonisation européenne ? Je ne le crois pas.
Depuis quelques années, au niveau européen, la logique veut que ce soit une agence indépendante, l’Anses, qui décide d’autoriser ou d’interdire l’utilisation d’un produit phytopharmaceutique au regard des éléments scientifiques probants, après une étude détaillée menée par des experts reconnus. Demander à des députés ou sénateurs de décider l’interdiction de tel ou tel produit ne relève pas de leur domaine de compétences, je le dis clairement. C’est ce qui a été fait sur les néonicotinoïdes, plaçant certains producteurs dans des situations délicates et tout à fait paradoxales au regard de l’environnement ! Tandis que, en parallèle, nous continuons d’importer des produits traités avec des néonicotinoïdes sans que cela choque personne…
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Je propose de mettre en place un principe simple, que les pouvoirs publics devraient suivre : prendre en compte, au moment d’interdire un produit phytopharmaceutique, l’ab- sence d’alternative cohérente, afin de ne jamais laisser les producteurs sans solution. À défaut de le faire, on met en danger des productions : cela a été le cas pour la cerise avec l’impasse sur la drosophile ou encore après l’interdiction de l’huile de Neem, qui met en péril les producteurs de pommes, en laissant un boulevard à leurs concurrents polonais.
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Jean-Baptiste Moreau : L’interdiction des néonicotinoïdes a été actée fin 2018 au niveau européen, et, en France, par décret depuis le 1er septembre 2018. Pour rappel, cette interdiction avait pour objectif de protéger les cultures de plantes à fleurs sur lesquelles les insectes venaient polliniser. C’est une demande qui émane de la société, nous devons y répondre ! Des exceptions d’usage sont néanmoins possibles jusqu’au 1er juillet 2020.
Laurent Duplomb : Certes, mais rappelons qu’en l’absence d’alternative crédible, les betteraviers sont contraints de multiplier les traitements contre les pucerons sans résultats probants, ce qui est mauvais pour la terre et mauvais pour les rendements, qui pourraient bien s’effondrer de 40 à 60% cette année. Qui plus est, dans un contexte de crise sur les marchés du sucre et de l’éthanol. Je ne suis pas sûr que si la société savait cela, elle accepterait cet état de fait.
Jean-Baptiste Moreau : Nous autres parlementaires, nous ne sommes pas des experts scientifiques. Que ce soit pour les néonicotinoïdes ou pour l’interdiction d’autres substances, comme le glyphosate, nous avons pris le parti de remettre la science et la vérité au cœur de l’action publique.
Il est de notre responsabilité de prendre des décisions éclairées par les avis indépendants des scientifiques pour mieux accompagner nos agriculteurs vers la diminution de l’utilisation des produits phytosanitaires. C’est par la concertation, le dialogue et la confiance dans la science, que nous réussirons la transition agroécologique sans mettre en péril la compétitivité de nos agriculteurs. Il faut également constituer une agence de sécu- rité sanitaire européenne avec des moyens conséquents.
« Agribashing » il y a quelques mois, « agriloving » depuis quelques semaines : le rapport des Français avec leurs agriculteurs a-t-il réellement changé ?
Jean-Baptiste Moreau : Non, les Français aiment leurs agriculteurs ! D’ailleurs, si l’on s’en réfère à un sondage réalisé cette année pour le salon de l’Agriculture, ils sont 88 % à avoir une bonne opinion d’eux, ce dont nous pouvons nous réjouir. Cependant, la diminution du nombre d’agriculteurs et l’urbanisation grandissante éloignent les Français de la connaissance de ces métiers : loin des yeux, doutes, affabulations et interrogations peuvent facilement naître. De fait, le lien entre les agriculteurs et les ur- bains s’est distendu. Et malgré le phénomène des néoruraux, une majorité de nos concitoyens est totalement coupée de ses racines et n’a plus la moindre idée de ce qui se passe réellement dans les campagnes.
Tout bien considéré, l’agribashing provient essentiellement de deux groupes : des associations environnementalistes, qui n’ont toujours pas saisi qu’agriculture et environnement pouvaient être deux notions parfaitement compatibles, et des abolitionnistes et autres partisans animalistes, qui prônent l’égalitarisme entre hommes et animaux ou cultivent une vision très manichéenne de l’élevage. En tant qu’agriculteurs, nous aimons profondément nos animaux. Face à ces mouvements qui dénigrent notre profession, nous nous réjouissons de voir que de plus en plus d’agriculteurs interviennent sur les réseaux sociaux pour montrer et expliquer notre métier avec sincérité.
La crise du Covid-19 a eu le mérite de faire la lumière sur notre agriculture et nos agriculteurs, et c’est tant mieux ! Il nous faut donner l’envie à nos jeunes générations de se lancer ! Il faut s’appliquer à fournir de nouveaux éléments de compréhension à un public qui est bien souvent réduit à envisager l’agriculture par le seul prisme de médias et d’associations en quête de sensationnel.
Laurent Duplomb : Il ne nous faut ni agribashing ni agriloving, mais juste retrouver un peu plus de sérénité, de raison et d’objectivité quand on débat d’agriculture. Le politique doit être là pour apporter les éléments de sagesse et d’explication nécessaires à ces débats complexes, en aucun cas pour alimenter des caricatures qui stigmatisent les agriculteurs.
Il me semble que le seul juge de paix sera la consommation : beaucoup de Français ont plébiscité le « made in France » durant la crise. S’ils poursuivent dans cette démarche, et que les pouvoirs publics lèvent les barrières pour faciliter un réel étiquetage de l’origine des produits, alors, oui, le rapport des Français avec leur modèle agricole aura changé.
Jean-Baptiste Moreau : Le consommateur s’est peu à peu transformé en « consomm’acteur », il est de plus en plus attentif à la composition des produits, à leur origine, au respect des normes environnementales et au bien-être animal. La crise a montré que les Français aimaient profondément leurs agriculteurs et souhaitaient les soutenir en privilégiant les circuits courts et les courses de proximité. Il est aujourd’hui nécessaire de définir un cadre commun afin d’assurer aux consommateurs l’accès à une information fiable, lisible et de qualité sur l’impact environnemental des produits et des services de grande consommation. C’est un moyen de rapprocher les agriculteurs des consommateurs, ce qui est finalement l’objectif de la loi EGalim.
Laurent Duplomb : L’agribashing se nourrit également d’une certaine schizophrénie politique, présente sur tous les bancs. Je souhaite le dire clairement : on ne peut pas déclarer notre amour aux agriculteurs à chaque début de discours pour exiger ensuite d’eux, une phrase plus loin, un changement de modèle, comme si le modèle actuel était l’archétype de ce qu’il ne fallait pas faire, comme si les agriculteurs d’aujourd’hui avaient les mêmes pratiques que leurs prédécesseurs des années 1960. Il faut se débarrasser de cette idée fausse ! La campagne agricole française bouge ! Mais ses efforts ne sont pas reconnus à leur juste valeur.
Le Covid aurait pu permettre de déplacer le curseur, mais on assiste actuellement à l’ouverture d’une nouvelle période de négociations sur le Green Deal ou les conclusions de la Convention citoyenne pour le climat qui ne tirent nullement les leçons de la crise, notamment en matière de résiience alimentaire. Nous aurons notre place dans ces débats, pour y apporter un peu de raison, en témoignant de notre expérience d’agriculteurs.
Le gouvernement a fait de l’agroécologie sa priorité, le symbole de cette politique étant l’interdiction de la plupart des usages du glyphosate d’ici quelques mois. Cette politique est- elle encore tenable aujourd’hui ?
Laurent Duplomb : Le modèle de l’agriculture française a été le bon pendant des décennies, avec des instruments très forts comme les ICHN, par exemple, car il a permis de garantir un modèle équilibré d’agriculture familiale, de taille raisonnée, réparti sur tout le territoire. Cela a eu des externalités positives majeures pour la société en matière de stockage du carbone dans les sols, d’aménagement du territoire, de gastronomie et même plus simplement encore, pour la beauté de nos terroirs français. Dès lors, je ne comprends pas en quoi l’agroécologie constituerait une nouveauté…
Si cela revient à dire : « faisons uniquement du haut de gamme », ce serait alors un danger majeur, car le risque d’une stratégie tournée uniquement vers la montée en gamme serait de réserver la consommation des produits français à quelques-uns, tout en contraignant les plus démunis à se fournir en produits importés, moins onéreux mais de moins bonne qualité.
Je pense que l’agriculture française doit rester diverse. La France est capable aujourd’hui de produire des aliments de qualité à des prix raisonnables. C’est sa profondeur de gamme qui fait justement sa force. Avoir un modèle spécialisé nous fragiliserait. À l’inverse, c’est la diversité de la production qui fait notre résilience. Comme disait ma grand-mère : « Il ne faut jamais mettre tous ses œufs dans le même panier. » Je crois que c’est une parole de sagesse à méditer.
Jean-Baptiste Moreau : Amener notre agriculture vers un modèle plus vertueux est tout l’enjeu de la loi EGalim, que nous avons portée avec la majorité dès le début du quinquennat.
Cependant, la transition vers un modèle sans glyphosate prend du temps, car il faut mettre en place des changements profonds dans les pratiques. Nous y travaillons d’arrache-pied avec le gouvernement, les professionnels et les instituts de recherche, afin d’accompagner au mieux les agriculteurs. Cela implique nécessairement de trouver des solutions alternatives pour tous les types de culture. Si la France maintient une position courageuse en ouvrant la voie, il faudra aussi parvenir à une interdiction de cette substance au niveau européen. D’ici le début 2021, nous devrions rendre le rapport de la mission d’information commune sur le suivi de la stratégie de sortie du glyphosate.
Laurent Duplomb : Concernant le glyphosate, M. Moreau et d’autres députés, dans un travail riche en enseignements, ont constaté que l’interdiction de l’utilisation du glyphosate n’aura d’autre alternative, dans certains cas, que le retour à la pioche. Beau programme pour une agriculture française qui doit lutter contre la concurrence étrangère !
Jean-Baptiste Moreau : La transition agroécologique doit nécessairement passer par un modèle durable qui valorise tous les modes de production sur nos territoires. L’interdiction du glyphosate doit tenir compte des impasses techniques et économiques dans lesquelles nous nous trouvons actuellement.
Le rapport de l’Inrae est particulièrement éclairant à cet égard. Compte tenu de la crise, un délai doit être accordé. Pour certains produits, une interdiction semble possible moyennant un accompagnement technique et financier. Pour d’autres filières, comme l’agriculture de conservation des sols, l’interdiction du glyphosate, avec un retour au labour et davantage de passages de produits phytosanitaires, entraînerait une régression du point de vue de la protection de l’environnement. Sur ce sujet comme sur d’autres, il faut sortir du dogmatisme, dans les deux camps, et accorder de nouveau toute confiance à la science.