Les bouleversements climatiques que subit la France donnent un sens très particulier à la question de l’irrigation. Entretien exclusif avec Éric Frétillère, le président d’Irrigants de France.
Le ministre de l’Agriculture Julien Denormandie a souligné à maintes reprises l’importance de l’irrigation. Pensez-vous qu’il a fait avancer ce dossier ?
Par-delà ses propos rassurants, Julien Denormandie s’est en effet réellement impliqué dans le dossier de l’eau. Ainsi, il est notamment venu nous épauler pour soutenir le projet de décret qui a pour objectif de sécuriser la gestion quantitative de l’eau, ce qui nous a permis d’obtenir des avancées significatives.
Nous étions depuis longtemps en attente d’un signe fort de la part du ministère de l’Agriculture. Cela nous semblait d’autant plus essentiel que, paradoxalement, le dossier de l’irrigation est rattaché au ministère de l’Environnement et non à celui de l’Agriculture, alors que nous, en tant qu’usagers, sommes avant tout des agriculteurs…
Nous espérons donc que son implication ira bien au-delà de ce projet de décret, qui constitue un enjeu majeur pour l’ensemble des filières de l’agriculture française. Car de nombreuses problématiques sont encore, à ce jour, restées sans réponse. Je pense notamment à notre fragilité juridique qui nous a conduits à l’annulation de quatre AUP (autorisations uniques pluriannuelles), et qui a touché plusieurs milliers d’irrigants.
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Nous souhaiterions également arriver à déterminer une articulation entre les volumes prélevables pour l’agriculture ainsi que la sécurisation juridique des ouvrages de stockage. À cela s’ajoutent les négociations en cours concernant la PAC, où il est in- dispensable d’inclure des enveloppes financières pour le stockage de l’eau.
Enfin, le ministre Julien Denormandie a évoqué plusieurs fois la tenue « d’un Varenne de l’eau », projet sur lequel nous fondons beaucoup d’espoir.
L’article 19 de la loi Climat ne risque-t-il pas de doucher vos espérances ?
Vous soulevez un réel problème, en effet. Ce qui est profondément déconcertant, c’est de s’investir dans l’écriture d’un projet de décret qui permettra de vraies avancées sur la prise en compte de la gestion pragmatique de l’eau, et de se trouver confrontés, parallèlement, avec le projet Climat et Résilience et notamment cet article 19, qui exprime une approche uniquement écosystémique du milieu et une sanctuarisation des zones humides. Cela va complètement à l’encontre d’une gestion équilibrée et durable de l’eau et risque fort de bloquer tous les projets de création de stockage. Autrement dit, le projet en question menace d’annihiler tout notre investissement.
La gestion équilibrée de la réserve en eau consiste, à mon sens, à concilier les enjeux de la préservation du milieu, mais elle doit également prendre en compte les intérêts liés à la valeur économique. Nous sommes très inquiets sur la portée possible de tels amendements, qui ne font qu’apporter du flou et du doute sur un dossier déjà très complexe, car ils nous semblent affaiblir encore les usages anthropiques de l’eau.
Face au changement climatique clairement perceptible, constatez- vous des approches différentes chez nos voisins ?
L’irrigation est évidemment un outil qui doit être utilisé afin d’atténuer les risques liés au changement climatique, notamment en réduisant la variabilité des rendements. Cela constitue la meilleure assurance récolte possible, et comme nous venons de le voir au cours de ces dernières semaines, c’est aussi une solution efficace pour lutter contre le gel. Nos collègues et amis cofondateurs d’Irrigants d’Europe (du Portugal, d’Espagne, d’Italie) l’ont bien compris et ont depuis longtemps ancré dans leur culture méditerranéenne historique une gestion dynamique de l’irrigation et du développement du stockage. De façon plus étonnante, on constate aujourd’hui que des pays comme le Danemark et la Norvège se sont eux aussi engagés dans des projets de développement similaires.
En France, nous avons la chance d’avoir de l’eau en quantité. Nous sommes même le deuxième pays européen, derrière la Norvège, en termes d’abondance. Or, si on compare notre taux de mobilisation de cette eau, qui est de 15%, on s’aperçoit que la France est parmi les plus faibles d’Europe, alors que l’Espagne en mobilise 29 % et l’Allemagne, 21 %… D’autres exemples sont représentatifs de notre retard, car en France les usages agricoles représentent 1,7% de la ressource renouvelable contre 17% en Espagne. Ainsi, la surface équipée pour l’irrigation a stagné en France ces dernières années à 0,03%, alors que la moyenne européenne a progressé, atteignant 13,4 %.
On constate donc que les autres pays européens se sont mis en ordre de marche pour répondre aux enjeux du changement climatique, car ils ont pris conscience de l’enjeu majeur de l’irrigation pour produire des aliments.
Même s’il nous joue parfois des tours, nous bénéficions en France d’un climat tempéré. Aussi, pour répondre à l’exigence sociétale d’une plus grande autonomie alimentaire, il va falloir libérer les moyens de production. La nécessité d’une gestion aussi pragmatique qu’équilibrée de l’eau, et tout particulièrement de son stockage, sera indispensable pour rendre à la France sa souveraineté alimentaire. Ne nous y trompons pas : pour produire, il faut de l’eau !