Irrigation, HVE, néonicotinoïdes, glyphosate, charte de bon voisinage, OGM, NBT, et maintenant engrais azotés : il n’y a pas un sujet qui échappe à l’offensive menée par l’écologie politique contre l’agriculture.
Dans une tribune publiée par Le Monde en date du 8 avril, un « collectif » fustigeait la « surconsommation d’engrais azotés de synthèse », accusée d’être « un désastre écologique, social et économique ».
S’il fait peu de doute que cette tribune a été rédigée avec la collaboration de l’agronome-militant Claude Aubert, auteur du livre Les apprentis sorciers de l’azote ( Terre Vivante, janvier 2021 ), celle-ci vient à point nommé soutenir le projet porté par la députée LREM Sandrine Le Feur. Cette agricultrice bio souhaiterait en effet instaurer une redevance « azote » censée financer… l’agriculture biologique !
Une opposition qui date
L’opposition au engrais « chimiques » ne date cependant pas d’hier. Elle est inscrite dans l’ADN de l’agriculture biologique qui, dès ses origines, s’est dressée contre leur usage.
Pourtant, pour l’essentiel de la communauté scientifique, le procédé de fabrication de l’ammoniac à partir de l’azote de l’air est considéré comme l’invention la plus importante de l’histoire de l’agriculture , voire de l’Histoire tout court. Elle a permis de nourrir une population en pleine expansion, alors que les engrais nécessaires aux plantes devenaient de plus en plus rares. Au point que des quantités astronomiques de fientes d’oiseaux marins et de chauves-souris étaient importées notamment du Pérou, et que des wagons entiers de viande séchée, de sang, d’os et de déjections d’animaux constituaient alors les seuls engrais disponibles. Avec des rendements qui, à l’époque, ne dépassaient pas les 20 quintaux à l’hectare.
Pourtant, dès les années 1930, les engrais « chimiques » furent refusés par une poignée d’agronomes marginaux qui y voyaient les prémices d’une industrialisation de l’agriculture. Ce fut la position de Sir Albert Howard, l’un des pionniers de l’agriculture biologique, qui écrit dans son Testament agricole paru en 1940 : « Le long empoisonnement de la vie du sol par des engrais artificiels est l’une des pires calamités qui aient pu arriver à l’agriculture et à l’humanité. » Pour ce théoricien d’une « grande loi du retour », tout apport artificiel crée une rupture néfaste dans ce qu’il définit comme le « cycle de la vie ».
Toute l’histoire de l’agriculture biologique est d’ailleurs émaillée de personnalités loufoques hostiles aux engrais « chimiques », au motif que la séparation entre le « vivant » et « l’inerte » ne permet pas au second de nourrir le premier. Ainsi, l’occultiste Rudolf Steiner, père de l’agriculture biodynamique, affirme qu’il existerait deux types d’azote. « Il y a azote et azote, et entre l’azote qui est dans l’air et mélangé à l’oxygène, entre cet azote mort et l’autre, il y a une grande différence », écrit le fondateur du mouvement ésotérique de l’anthroposophie.
Cette conception vitaliste sera reprise plus tard par Hans Peter Rusch, dont l’approche holistique a marqué les mouvements bio en France et en Suisse dans le courant des années 1960 et 1970.
Son traité paru en 1968, La fécondité du sol, fut traduit de l’allemand en 1972 par Claude Aubert, alors jeune secrétaire de Nature & Progrès. Il ne laissera cependant aucune trace, tant ses hypothèses sur la conservation quantitative des « substances vivantes » se sont révélées être un amas de sottises.
Le trio Kervran-Lemaire-Boucher connut également son heure de gloire dans les années 1960. C’était l’époque du « Calmagnol », une mixture à base d’une algue calcaire fossile présente dans l’Atlantique Nord, supposée apte à remplacer les engrais « chimiques ». Et si ce petit business a incontestablement rap- porté un confortable pactole aux trois acolytes durant une bonne dizaine d’années, il n’est pas certain que les agriculteurs qui se sont laissé tenter y aient trouvé leur compte…
Une fausse polémique
Certes, le discours semble être aujourd’hui plus raisonnable. Mais l’objectif reste toutefois identique : mettre des freins à l’agriculture traditionnelle afin de favoriser l’émergence des pratiques bio. Or, comme le note l’agronome Philippe Stoop, directeur Recherche et Innovation de la société de conseil ITK, « tous les griefs environnementaux invoqués par les signataires de la tribune, sauf bien entendu l’émission de GES lors de la synthèse, sont également vrais pour les engrais organiques ».
Qu’ils soient de synthèse ou organiques, explique-t-il, « tous les engrais non utilisés par les cultures génèrent des pollutions diffuses des eaux par les nitrates, pouvant provoquer des marées vertes et l’eutrophisation des cours d’eaux ». Le problème des algues, par exemple, provient principalement des engrais… organiques non traités par les élevages porcins.
L’agronome souligne également que c’est l’excès d’azote, quelle qu’en soit l’origine, qui rend les cultures plus sensibles aux pathogènes. De même, tous les engrais se transforment en protoxyde d’azote, « un gaz à effet de serre 300 fois plus puissant que le CO2, et en ammoniac, à l’origine notamment des pics de pollution de l’air au printemps ».
Faire le procès des seuls engrais de synthèse n’a donc aucun sens. D’autant que, comme le constate une étude réalisée en 2016 par l’Inrae de Bordeaux, l’agriculture bio « a recours indirectement à la fertilité héritée des engrais de synthèse ». Elle en est même très largement dépendante. En effet, la disponibilité d’engrais d’origine organique reste d’autant plus faible que les deux tiers des exploitations bio sont des exploitations sans élevage. Ce qui explique que nombre d’entre elles se fournissent en produits fertilisants auprès des exploitations conventionnelles.
À cela s’ajoutent des inconvénients que l’on observe exclusivement avec l’usage des engrais organiques, à savoir un ajustement bien plus compliqué à réaliser en raison d’une dégradation plus lente dans le sol.
« Il faut donc les appliquer longtemps à l’avance, avec tous les aléas climatiques que cela implique » remarque l’agronome. Il poursuit : « Ce problème est encore aggravé pour les fumiers, trop lourds pour être appliqués sur une culture déjà développée, et qu’il faut donc appliquer très tôt en saison, longtemps avant que la culture en ait vraiment besoin. » Aussi les risques d’excès sont-ils bien plus élevés en bio qu’en agriculture traditionnelle.
Enfin, en raison de ses faibles rendements, l’agriculture bio nécessite près de deux fois plus de surface que l’agriculture conventionnelle pour produire la même quantité d’aliments, réalité qui accroît encore les émissions des GES.
« Au bout du compte, tous ces inconvénients cumulés de la fertilisation organique et du bio expliquent que, selon l’Analyse de Cycle de Vie publiée par l’Ademe et l’Inrae, à quantité de production égale, le bilan carbone des produits agricoles bio est souvent légèrement moins bon que celui de l’agriculture conventionnelle », conclut Philippe Stoop.
Autrement dit, utiliser les questions environnementales pour diaboliser les engrais de synthèse et promouvoir le bio se révèle une stratégie bien hasardeuse, qui ne résiste pas à une analyse méthodique.
En revanche, comme le précise l’agronome, il existe des voies de progrès permettant effectivement de réduire les émissions d’azote par le sol. À savoir : ajuster le mieux possible les apports d’azote à la croissance de la plante grâce aux techniques de l’agriculture de précision, et recourir aux techniques de conservation des sols (comme le semis direct et les techniques culturales simplifiées qui réduisent le plus possible les périodes de sol nu grâce aux intercultures ).
Bref, le débat sur les inconvénients des engrais mériterait beaucoup mieux qu’une tribune rédigée sous la houlette de celui qui fut le secrétaire général de Nature & Progrès, à une époque où ses principaux dirigeants étaient porteurs d’une idéologie enracinée dans le pétainisme de « la terre qui ne ment pas ».