Afin de se démarquer de l’agriculture biologique dite « industrielle », certains acteurs du secteur de la bio développent l’idée d’une agriculture bio « régénérative ». Que recouvre exactement cette appellation ?
Publié en septembre dernier chez Actes Sud, le livre Une agriculture qui répare la planète : les promesses de l’agriculture biologique régénérative est la version française de l’opus écrit trois ans auparavant par la militante indienne anti-OGM Vandana Shiva avec le concours de l’équipe de son association Navdanya et de l’ancien président de l’Ifoam-Organics International (Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique), André Leu. Pour cette édition nouvelle, Jacques Caplat, président de l’Ifoam France et secrétaire de l’association écologiste Agir pour l’environnement, a apporté à l’ouvrage d’origine des « ajustements et compléments ».
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Tous les auteurs y unissent leurs forces pour imposer l’idée d’une agriculture bio qui se démarquerait radicalement de l’agriculture biologique dite « industrielle ». André Leu affirme ainsi qu’elle est rendue nécessaire par « l’inquiétude généralisée concernant le détournement des normes et des systèmes de production biologiques par l’agro-industrie ». Sans compter que le label bio pâtit de la floraison tous azimuts de nouveaux labels environnementaux, comme la démarche « Sans pesticides » de Savéol, la certification HVE promue par le gouvernement, ou encore la promotion de certaines pratiques vertueuses de l’agriculture conventionnelle, notamment l’agriculture de conservation.
Une agriculture bio plus sexy
Ce concept d’ « agriculture biologique régénérative » vise ainsi à présenter une version plus sexy de l’AB, en renforçant plusieurs aspects de son cahier des charges, dont la préservation des sols, le bien-être animal ou encore la durabilité environnementale et sociale.
Comme l’explique André Leu, « la nécessité de former un mouvement international de régénération a été inspirée en partie par le développement de Bio 3.0 par l’Ifoam, conçu comme un processus continu permettant à l’agriculture biologique de s’engager activement dans les questions sociales et environnementales et d’être considérée comme un agent positif du changement »(voir A&E : « L’Ifoam et sa stratégie Bio 3.0 » ). En d’autres termes, il faut infuser la certitude que « le bio fait du bien ». Comme le précisent les auteurs du livre, il s’agit donc de « réparer les dommages causés par l’agro-industrie, désastreuse pour la biodiversité, le climat, les sols et les communautés paysannes ».
Sans surprise, l’ouvrage démarre sur un condensé des attaques les plus courantes lancées par la nébuleuse écolo-bio à l’encontre de l’agriculture conventionnelle, qui sont portées ici à leur paroxysme. En effet, selon les auteurs, « l’agriculture industrielle est fortement impliquée dans quatre grandes crises environnementales qui affectent la planète : l’effondrement de la biodiversité, le changement climatique, la dégradation des sols et les crises de l’eau ». Ils affirment ensuite que « la nourriture s’est dégradée, elle a perdu ses qualités nutritives, elle est contaminée par des molécules toxiques. Par conséquent, elle aggrave la malnutrition et la crise de la santé publique ». Bref, rien de très nouveau.
La faute à la Grèce antique
Concernant ces désastres, Shiva, Leu et Caplat pointent la responsabilité des agronomes européens des XIXe et XXe siècles, selon lesquels « la science a pour objet une guerre des humains contre la Terre ». Et de postuler que « le paradigme scientifique de l’agriculture industrielle, tout comme les technologies qu’elle met en œuvre, trouve une partie de ses origines dans la guerre », avec, notamment, l’introduction des produits chimiques. Là aussi, on retrouve les critiques éculées émises par la sphère écolo anti-pesticides.
En revanche, les auteurs font preuve d’une certaine originalité lorsqu’ils assurent que les sources du mal ne remonteraient pas à la Révolution industrielle, ni à la modernisation de l’agriculture dans l’après-guerre, mais… à la pensée scientifique de la Grèce antique ! « La perception occidentale de la relation entre agriculture et biodiversité est biaisée par des siècles d’agronomie productiviste et standardisatrice, mais au-delà par des millénaires de pensée scientifique réductionniste héritée de la Grèce antique. Le modèle agricole développé en Europe a été, depuis l’Antiquité, basé sur la spécialisation des cultures, la fragmentation des procédés et la lutte contre le vivant », écrivent ainsi les trois auteurs.
Au détour de certaines pages, on reste même pantois devant les solutions proposées. Ainsi, pour lutter contre certains ravageurs, les auteurs estiment qu’« il n’existe pas de meilleur outillage que la pince à épiler et le seau » ! De même : « Sur les plantes infestées, ramasser à la main les insectes (sphinx du tabac, escargots…) est un moyen de contrôle relativement efficace. Les feuilles affectées doivent être détachées et mises en sac pour être éliminées. »
Conscients des réactions que ces propos risquent de susciter, ils précisent néanmoins : « Cette méthode paraît souvent invraisemblable en Europe, où les coûts de main-d’œuvre et le mythe de la mécanisation ont depuis des décennies disqualifié les travaux manuels simples. Pourtant, le travail à la main n’est problématique que lorsqu’il implique des mauvaises postures et donc une dégradation corporelle. Dans les autres cas, le caractère répétitif de ce genre de solution n’est qu’un moindre mal dont les paysanneries du monde se sont longtemps accommodées, surtout lorsque l’opération est réalisée à plusieurs dans un contexte permettant les échanges verbaux, les discussions et les plaisanteries. »
Aux origines de l’agriculture régénérative
Toutefois, ce concept d’« agriculture régénérative » n’est pas une invention du trio Shiva-Leu-Caplat. Il a été mis au point en 1983 par l’Américain Robert Rodale, cofondateur de l’Ifoam et fils du pionnier de la bio Jerome Irving Rodale, afin de distinguer un type d’agriculture qui allait au-delà du « durable ».
S’il a assurément rencontré un certain succès pendant une petite dizaine d’années, ce concept avait cependant disparu de la littérature avant de refaire surface en 2015, après la mise en place d’un réseau mondial d’organisations agricoles, écologistes et sociales en faveur de l’agriculture biologique régénérative qui eu lieu lors de la réunion des Nations unies sur le changement climatique en octobre 2014.
Dès ses premières réunions, le comité directeur de ce réseau comptait déjà dans ses rangs la militante Vandana Shiva, aux côtés de Ronnie Cummins de l’Organic Consumers Association, Hans Herren du Millennium Institute, Steve Rye, PDG du site de « santé naturelle » Mercola.com, et André Leu, président d’Ifoam-Organics International. Autrement dit, à quelques exceptions près, était déjà constitué le groupe d’activistes qui lancerait le simulacre de Tribunal Monsanto.
C’est finalement en juin 2015, qu’une soixantaine de personnes issues de vingt-et-une nations se sont réunies dans une ferme biodynamique du Costa Rica pour créer Regeneration International, un mouvement qui sera mué en association en janvier 2017, revendiquant aujourd’hui 250 partenaires dans le monde.
Parallèlement, en 2017, la Regenerative Organic Alliance a été fondée aux États-Unis à l’initiative du Rodale Institute, avec le soutien de leaders de l’industrie proches du bio comme Patagonia ou encore Dr. Bronner’s, une entreprise américaine leader dans les savons bio.
Alors que Regeneration International peut être considéré comme un mouvement de propagande, la Regenerative Organic Alliance affiche, quant à elle, un objectif davantage économique, en promouvant une nouvelle certification qu’elle a elle-même créée : la Regenerative Organic Certified (ROC). « Un nouveau label pour une nouvelle ère », clame ainsi le Rodale Institute, précisant : « Le ROC va au-delà de la certification biologique, non seulement pour éliminer les produits chimiques de nos aliments, mais aussi pour garantir la santé du sol, le bien-être des animaux et celui des travailleurs agricoles. » Bien que peu présente en France, cette certification est à présent proposée par Ecocert.
Un concept repris par Nestlé et Danone
L’expression d’« agriculture régénérative » a ensuite été récupérée par des grands groupes de l’agroalimentaire, comme Nestlé et Danone, qui s’en sont rapidement emparés.
Le groupe Danone a ainsi monté un partenariat avec le WWF et s’est engagé à ce que, d’ici 2025, 100 % de ses matières premières agricoles produites en France soient issues de l’agriculture régénératrice, tandis que Nestlé a annoncé que 50 % d’approvisionnement de ses matières premières clés proviendront de l’agriculture régénératrice d’ici 2030. Le groupe suisse, engagé dans le collectif « Sols Vivants », piloté par la fondation Earthworm, a même désigné la France, « terre agricole par excellence », comme « pays pilote pour porter ce projet au nom du Groupe ».
De son côté, l’industrie du textile s’est également approprié cette expression, la préférant désormais à celle de « durable », qu’elle estime avoir été surutilisée, ce qui a pour conséquence que « sa signification est pour le moins obscure ». Comme le notait un article intitulé « The new buzzword in fashion », paru dans le Financial Times du 1er avril 2021 : « Le terme descriptif “régénératif” a dépassé le cadre de l’agriculture et a commencé à apparaître de plus en plus souvent sur la planète du style. » Désignant nommément quelques grands noms de l’industrie du textile de luxe – « tels que Prada, Gucci et Stella McCartney, des créateurs indépendants comme Marine Serre et Mara Hoffman, ainsi que les équipementiers Timberland et Patagonia » – qui se sont saisis de ce concept pour leur communication, le quotidien britannique observe que le terme « régénérateur » est ainsi devenu « un label de plus en plus standard pour les fabricants qui tentent de se démarquer ».
Ce « hold-up » opéré par les grands groupes industriels n’est pas vraiment de nature à plaire aux lobbyistes du bio. « Le terme d’agriculture régénérative est désormais largement utilisé, au point que dans certains cas, il peut être considéré comme du greenwashing et comme un mot à la mode utilisé par les systèmes agricoles industriels pour augmenter leurs profits », déplore ainsi André Leu.
Une méfiance partagée par le président de la Fnab Philippe Camburet, qui estime qu’ « avec des cahiers des charges très stricts, et des engagements sur la durée, la bio peut faire peur ». Ce qui aurait conduit, selon ce dernier, certains industriels à instrumentaliser ce concept afin d’obtenir « un peu plus de souplesse ». Reste à savoir comment ce nouveau « label » pourra émerger aux yeux des consommateurs, dans un océan déjà saturé d’appellations diverses.