Il existe une forme invisible de gaspillage qui ne fait l’objet d’aucune attention. Celui-ci est pourtant considérable
À l’occasion de la Journée internationale de sensibilisation aux pertes et gaspillages de nourriture, qui a eu lieu le 13 octobre, le ministre de l’Agriculture Julien Denormandie et la ministre de la Transition écologique Barbara Pompili ont réaffirmé l’engagement pris par la France de réduire le gaspillage alimentaire de 50 % d’ici 2025. Selon l’Agence de la transition écologique (Ademe), en France, chaque année, près de 10 millions de tonnes de nourriture consommable sont en effet gaspillées, soit l’équivalent de 150 kg par habitant. À l’échelle mondiale, les chiffres sont plus impressionnants encore puisque, selon les données officielles, 14 % des aliments produits sont perdus entre la récolte et la commercialisation, et 17 % de la production alimentaire mondiale totale sont gaspillés.
Le gaspillage invisible
À ces chiffres, il conviendrait d’en ajouter un autre qui ne figure dans aucune statistique : celui du « gaspillage invisible ». À savoir le différentiel entre le potentiel de production, donné par la génétique et par son implantation (le sol et la région), et celui qui est finalement récolté. Pour mémoire, la moyenne nationale du rendement à l’hectare du blé se situe en France autour de 75 q/ha alors que, en 2020, l’agriculteur néo-zélandais Éric Watson, d’Ashburton, a obtenu un rendement de 173,98 q/ha pour une parcelle de blé de 8,6ha. « Il a ainsi battu son record précédent de 167,91 q/ha, enregistré en 2017 », souligne Ed Henderson de la revue Farmers Weekly.
Il en va de même pour la culture du maïs, où la faisabilité d’une productivité de 200 q/ha est un objectif déjà atteint. Ce haut niveau de rendement a en effet été observé dans le réseau d’expérimentation d’Arvalis. Ainsi, en 2012, sur 65 000 micro-parcelles dispersées en Europe, 48, dont une dizaine en Poitou-Charentes, dépassaient 200 q/ha, alors que la moyenne tournait autour de 110 à 120 q/ha. Céline Duroc, directrice générale de l’AGPM (Association des producteurs de maïs en France), n’en démord pas : « Le potentiel génétique du maïs est là, illustrant celui des plantes en C4. »
Deux catégories d’aléas
« Entre le semis et la récolte, d’innombrables aléas, que l’on peut classer en deux catégories, vont automatiquement diminuer le rendement espéré », explique Rémi Dumery, agriculteur dans le Loiret.
« La première concerne les aléas imposés par la nature, comme la grêle, le gel ou les inondations. Sans disposer d’outils exigeants et lourds en investissement, l’agriculteur reste impuissant face au fait que le rendement attendu est soit dégradé soit, dans le pire des cas, réduit à néant », poursuit l’agriculteur.
Dans ce cas de figure, il ne s’agit pas à proprement parler de gaspillage, l’exploitant agricole n’ayant eu à sa disposition aucun moyen technique pour l’éviter. Tel n’est pas le cas, en revanche, dans la deuxième catégorie d’aléas, où des moyens peuvent être mis en œuvre pour contrer les pertes de rendement du potentiel génétique. « L’exemple d’une sécheresse rentre dans la première catégorie, dans la mesure où il n’y a aucun moyen d’irriguer, faute de ressources en eau localement. Par contre, si des forages ou des réserves d’eau de surface peuvent être créés, l’irrigation permet de maintenir le niveau de rendement attendu. S’en priver constitue ainsi un “gaspillage invisible” », résume Rémi Dumery. Lutter contre les bassines pour l’irrigation, comme le font certaines ONG, entraîne de facto une augmentation de ce « gaspillage invisible ».
À la recherche du rendement optimum
« Dans les années 80, l’agriculture intensive s’était donné comme objectif d’atteindre le rendement maximum permis par la génétique, et tous les moyens techniques étaient alors envisagés, avec des coûts intrants relativement faibles, et des subventions de la PAC liées à la tonne produite », poursuit l’agriculteur. Grâce à une large distribution d’engrais, de semences et de phytosanitaires, ainsi qu’aux aides attribuées par l’État pour l’achat de matériel et l’irrigation, ce « gaspillage invisible » en était réduit à sa plus simple expression.
Or, la PAC 92 a radicalement changé le système d’aides, avec le prix des intrants et de l’énergie qui pèsent sur les charges de production. « C’est aussi à ce moment-là que sont apparues les premières contraintes environnementales (directive nitrate, dotation d’irrigation, restriction phytosanitaire…) obligeant l’exploitant à privilégier le “rendement optimum” au rendement maximum », explique Rémi Dumery. En clair, à ne pas chercher à obtenir le dernier quintal à n’importe quel prix.
Avec le ralentissement du renouvellement des technologies, une normalisation plus stricte, des interdictions diverses, comme celle des OGM, et la diminution de la palette d’outils disponibles pour se défendre contre les ravageurs, les rendements des cultures céréalières ont ainsi commencé à fléchir, une tendance qu’on a principalement attribuée – un peu vite – au changement climatique. « Au final, ce sont des millions de tonnes qui n’ont pas été produites », déplore l’agriculteur, qui se souvient en particulier de l’année 2003, où il a accusé des pertes importantes en quantité et en qualité car les seuls insecticides alors disponibles contre la pyrale du maïs n’avaient pas la même efficacité que les anciens produits. « Or, dans les essais expérimentaux locaux avec des variétés OGM Bt, les rendements étaient excellents et il n’y avait aucune perte à la récolte en raison des mycotoxines », se souvient l’agriculteur. Ce sont précisément ces tonnes de maïs – non produites – qui constituent ce « gaspillage invisible ».
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Plus récemment, en 2020, on a pu observer le même phénomène sur les cultures de betteraves, en raison de l’interdiction d’un insecticide. « Pour ma part, j’ai accusé 40 % de perte de rendement et une perte de richesse en sucre de ma récolte betteravière, par le simple fait de ne pas avoir pu protéger mes cultures », déplore encore Rémi Dumery. L’interdiction de certains produits a également laissé le colza impuissant face à ses ravageurs comme les méligèthes, qui perforent les boutons floraux pour consommer le pollen, détruisant les fleurs et privant les abeilles de nectar.
« Contrairement à ce qu’on entend ici et là, le rôle des engrais et des phytosanitaires n’a jamais été d’augmenter les rendements, mais de préserver au maximum le potentiel que la plante peut exprimer en limitant les pertes causées par les bioagresseurs. Les phytos sont avant tout des outils contre ce gaspillage invisible », juge nécessaire de rappeler l’agriculteur beauceron.
Perte de rendement et perte de qualité
Et ce n’est pas tout. Ces pertes de rendement sont souvent accompagnées de pertes de qualité. « Quand une céréale n’est pas protégée par un fongicide pour lutter contre des fusarioses, le rendement est dégradé mais les quantités de mycotoxines cancérigènes augmentent également sur les grains, au risque de dépasser la norme et de rendre la récolte incommercialisable », note Rémi Dumery.
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Une culture de céréales mal désherbée peut en effet se trouver sans débouché alimentaire en raison d’une teneur en ergot à la récolte. De même, les taux de protéine de blé français baissent avec des contraintes fortes sur les engrais azotés. Dans la réalité, des petits rendements ne sont pas un signe de qualité car une culture en souffrance est loin d’être synonyme d’une meilleure qualité.
Dans les faits, tout ce qui favorise une production proche du potentiel de rendement, à savoir la génétique, la protection des plantes, la disponibilité en eau et en azote, représentent les meilleurs instruments contre le premier gaspillage de la chaîne alimentaire, ce « gaspillage invisible » mentionné nulle part.