L’Anses a rendu publique une « cartographie » sur les usages du cuivre, en agriculture bio et conventionnelle. Passé sous les radars de la presse nationale, ce rapport publié en février risque fort de finir au fin fond d’un tiroir en raison du caractère peu politiquement correct de ses conclusions
Particulièrement riche en informations, grâce aux éléments fournis par le Service des systèmes d’information des produits réglementés (SSIPR), qui est l’instance gestionnaire de la base Top (Traçabilité et optimisation des process) au sein de l’Anses, « la cartographie des utilisations des produits phyto-pharmaceutiques à base de cuivre » publiée par l’agence apporte pour la première fois des données chiffrées qui clarifient l’usage considérable du cuivre – aux alentours de 1 900 tonnes par an en moyenne pour les dix dernières années – dans les principales productions agricoles. Ces solutions cupriques sont utilisées essentiellement contre la tavelure du pommier, le mildiou de la vigne et de la tomate, mais aussi pour lutter contre la cloque du pêcher, le mildiou de la pomme de terre ou les bactérioses des fruits (pêcher, prunier, fruits à coque, par exemple).
Cuivre à gogo
La vigne reste de loin le secteur agricole le plus concerné par l’usage du cuivre. Utilisée depuis 1885, la bouillie bordelaise, une solution à base de sulfate de cuivre mélangée à de la chaux qui doit son nom au lieu de résidence de son inventeur, le botaniste Alexis Millardet, n’a quasiment pas connu de modification depuis ses débuts.
« Depuis, le cuivre est un élément majeur des méthodes de protection des cultures contre diverses maladies », note en guise d’introduction le rapport, qui rappelle qu’en agriculture biologique, « le cuivre est appliqué sur la quasi-totalité des surfaces en vigne de l’ensemble des bassins viticoles ».
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Avec en moyenne des quantités de cuivre apportées par hectare et par campagne deux à trois fois plus élevées en AB qu’en agriculture conventionnelle, qui utilise également cette matière active dans ses traitements.
En ce qui concerne les grandes cultures, le cuivre est particulièrement employé sur la pomme de terre, puisque 75 % des surfaces en agriculture biologique sont concernés, contre seulement 0,1 % en agriculture conventionnelle, tandis qu’en culture de fruits et légumes bio, la pêche détient le record absolu avec 100 % des surfaces concernées, suivie par la tomate et le melon, avec respectivement 90 et 73% des surfaces. Et toujours avec l’application de deux à trois fois plus de traitements qu’en agriculture conventionnelle.
On imagine donc aisément l’effet qu’aura sur les tonnages l’accélération voulue du nombre d’hectares convertis en AB. Ainsi, pour la pomme de terre, le rapport estime qu’une simple augmentation de 13 % de la superficie conduirait à une augmentation de plus de 800 % de la quantité de cuivre déversée sur les champs ! Un comble, lorsqu’on prend connaissance de la note du 28 novembre 2018 citée dans le rapport, qui émanait du ministère de l’Agriculture : « La transition vers des utilisations plus économes en cuivre et le recours à des méthodes de substitution est nécessaire compte tenu des risques et des impacts potentiels des excès de l’utilisation du cuivre sur l’environnement et la santé. »
Les risques du cuivre
Ces risques sont connus et ont déjà été largement documentés, comme en témoigne une expertise scientifique collective de l’Inrae publiée en 2018, qui rappelle que plusieurs pays de l’UE – dont le Danemark et les Pays-Bas – ont déjà interdit son utilisation, en raison « d’effets environnementaux négatifs du cuivre, notamment sur les organismes du sol et les auxiliaires des cultures ».
« Des concentrations excédentaires en cuivre ont des effets phytotoxiques reconnus sur la croissance et le développement de la plupart des plantes, se manifestant notamment par des chloroses et une réduction de la biomasse totale », précise l’Inrae, qui indique que certaines cultures, en particulier les légumineuses, la vigne, le houblon ou les céréales, sont particulièrement affectées. Enfin, les experts rappellent que « les effets délétères d’excès en cuivre sur les communautés microbiennes des sols, ainsi que sa toxicité pour certaines composantes de la faune du sol comme les collemboles, semblent bien établis ».
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Autant de raisons qui vouent le cuivre à être une « substance candidate à la substitution », c’est-à-dire que les 57 solutions cupriques dotées aujourd’hui d’une AMM sont censées ne plus être autorisées dans un futur pas si lointain ! La question se posera en effet dès 2025, l’approbation du cuivre ayant été renouvelée en 2018 pour une période de sept ans. D’ici là, les agriculteurs seront cependant encore autorisés à en déverser jusqu’à 28 kilos par hectare et à hauteur maximale de 4 kilos par an. Une pratique que l’on peut difficilement qualifier de « durable », puisque ces solutions ne sont pas biodégradables.
En effet, comme l’établit le rapport de l’Inrae, « l’application répétée de pesticides à base de cuivre est la principale source de pollution cuprique des sols agricoles, et cause une accumulation parfois massive de cet élément dans les horizons superficiels ». Ainsi, en Europe, l’application quasi ininterrompue de bouillie bordelaise a accru les teneurs en cuivre des sols viticoles de façon considérable, et même préoccupante, « jusqu’à des valeurs pouvant atteindre 200, voire 500 mg/kg (contre 3 à 100 mg/kg dans les sols naturels) ». C’est ce qui explique que l’on retrouve déjà dans certaines zones de culture de vignes des teneurs en cuivre rendant les cultures suivantes compliquées, comme en témoigne Laurent Cassy, exploitant d’un vignoble à Morizès (Gi- ronde) : « Sur une de mes parcelles, j’avais environ 4 000 m2 où rien ne poussait. » En questionnant « les anciens », il a réalisé que cet emplacement était celui « d’un ancien bassin où on faisait de la bouillie bordelaise, et qui parfois débordait », ainsi qu’il l’a raconté sur franceinfo. Des analyses ont ensuite permis de confirmer que le sol contenait du cuivre « dans des proportions importantes, assez pour qu’il soit néfaste pour les plantes qui y poussent ». Ce dont il avait fait lui- même l’expérience, puisque ce qu’il semait « poussait sur deux à cinq centimètres, et après plus rien ».
Et ce n’est pas tout. Selon une étude du CNRS publiée en 2021 sur la pollution des sols, la quantité de cuivre présente dans les huîtres de l’estuaire de Nantes a doublé en trente ans. « Or cet oligoélément, indispensable à la vie, est à fortes doses un antiseptique extrêmement puissant et devient toxique pour les êtres vivants », note l’étude, qui estime plausible que ce cuivre soit issu de la bouillie bordelaise utilisée par les viticulteurs conventionnels et biologiques pour traiter la vigne dans la région.
Enfin, l’étude de Santé publique France réalisée en juillet 2021 sur « l’imprégnation de la population française par le cuivre » a quantifié les taux de cuivre dans la population. Et si la recherche des déterminants de l’exposition a montré que le statut tabagique influençait les concentrations urinaires en cuivre chez les adultes – les fumeurs étant plus imprégnés que les non-fumeurs –, chez les enfants, c’est la consommation plus fréquente de légumes issus de l’agriculture biologique qui est associée à une augmentation des concentrations urinaires en cuivre.
L’agriculture bio dans l’impasse
Or, pour ce qui concerne l’AB, il n’existe à ce jour aucune alternative « non chimique » connue qui soit réellement efficace, ce qui promet dans le futur une situation très délicate pour les productions biologiques concernées.
« La plupart des projets de développement d’alternatives au cuivre concerne l’agriculture biologique, qui utilise du cuivre dans des quantités significatives sans que ne soient disponibles à ce jour des substances actives alternatives au cuivre autorisées en agriculture biologique et présentant la même efficacité », s’inquiète ainsi l’Anses. Certes, l’utilisation des produits de biocontrôle permet de diminuer les quantités de cuivre, mais les auteurs reconnaissent que « leur efficacité limitée ne permettrait pas de se substituer complètement au cuivre ».
Pour ce qui est des changements de pratiques agricoles « dans une logique de reconception des systèmes de cultures », les experts recommandent « un accompagnement technique des agriculteurs » et « la mise à disposition d’outils d’aide à la décision » ainsi que « des incitations économiques » en raison d’une augmentation de la charge de travail, comme par exemple le broyage des feuilles dans le cadre de la tavelure du pommier et de l’anthracose du noyer. Mais là encore, ce ne sont que des solutions très partielles.
En fin de compte, les travaux des experts mettent surtout en évidence le fait que, pour l’agriculture biologique, « il ne semble pas exister à l’heure actuelle d’alternatives au cuivre qui pourraient être considérées comme faisables ». Une interdiction du cuivre en 2025 mettrait donc en très grande difficulté des secteurs entiers de l’agriculture bio, allant à l’encontre des différents plans européens et nationaux de promotion de ce type d’agriculture.
Les NBT au secours du bio
Comment alors sortir de cette impasse ? De toute évidence, faute d’autres solutions, la résistance variétale, qui « occupe une place importante dans la conception des systèmes économes en cuivre », reste la piste la plus prometteuse.
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On se souvient du projet Fortuna de BASF proposant une pomme de terre résistante au mildiou.
Ce nouveau tubercule était conçu à partir d’une patate européenne connue pour donner des frites de qualité, à laquelle on avait ajouté deux gènes issus d’une autre pomme de terre plus résistante au mildiou. Faute d’acceptabilité sociétale, ce projet avait dû être abandonné dans les années 2010. « La poursuite des investissements ne peut être justifiée en raison de l’incertitude de l’environnement réglementaire et les menaces de destructions sur le terrain », avait alors expliqué le géant allemand.
Sous la pression d’échéances aussi courtes que 2025, il serait aujourd’hui indispensable de relancer, et même d’accélérer, la recherche de nouvelles variétés résistantes à la tavelure comme au mildiou. Or, bien qu’il existe plusieurs projets de recherche publique dans ce domaine, principalement développés en Chine et aux États-Unis, un contexte juridique compliqué et des incertitudes sur la future législation européenne concernant les NBT contribuent à freiner fortement l’enthousiasme des sélectionneurs. De son côté, l’Inrae ne fait même pas mention de l’amélioration variétale parmi les solutions alternatives au cuivre détaillées dans son expertise collective de 2018…
Pour comble de ridicule, la filière bio, qui pourrait grandement tirer profit des techniques modernes d’améliorations variétales, continue de se mobiliser pour en interdire l’usage. Une forme bien curieuse d’autosabotage…