Avec son discours alarmiste sur les métabolites de pesticides dans l’eau, la nébuleuse antipesticides occupe le terrain en livrant une analyse grotesque de la situation réelle, profitant de la confusion générée par un malheureux dysfonctionnement administratif
Avec les publications concomitantes d’un rapport de Générations Futures, d’une émission de « Complément d’enquête » et d’un article du journal Le Monde traitant de la présence de métabolites de pesticides dans l’eau, la nébuleuse antipesticides a frappé fort.
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Le message délivré est clair et sans appel : 12 millions de personnes auraient été concernées en 2021 par des dépassements de seuils dits « de qualité ». Un chiffre qui représente 20 % des Français, alors qu’il n’était évalué qu’à 5,9 % en 2020.
« Que s’est-il passé ? », s’interroge Le Monde. Excluant avec raison une accélération récente et brutale de l’usage des pesticides, les auteurs de l’article concluent à un « choc de connaissance », expression qu’ils ont empruntée à un certain Mickaël Derangeon, vice-président d’Atlantic’eau, le syndicat des eaux de Loire-Atlantique. Et pour conforter cette opinion troublante, le quotidien du soir invoque l’ex-directeur général de l’ARS Nouvelle-Aquitaine, Michel Laforcade, à la retraite depuis 2020, qui « estime que les autorités sanitaires ont “failli” sur la question des pesticides et de leurs produits de dégradation, les métabolites ». « Il y a beaucoup d’autocensure dans l’administration, une sorte d’incapacité à regarder la réalité (…) Un jour, on devra rendre des comptes. Ce ne sera peut-être pas de la même envergure que l’affaire du sang contaminé, mais cela pourrait devenir le prochain scandale de santé publique », avertit ainsi Michel Laforcade.
Le ton est donné, et il n’y aura plus ensuite qu’à dérouler une longue analyse anxiogène qui, en fin de compte, se résumera à faire croire aux lecteurs que boire l’eau du robinet représenterait un risque sanitaire en raison de la présence des métabolites de pesticides, c’est-à-dire les produits de dégradation issus de ces substances chimiques.
Raison garder
Réagissant à cet article, la journaliste Cécile Thibert propose aux lecteurs du Figaro un décryptage bien plus raisonnable. « Faut-il craindre ou non de boire de l’eau du robinet ? Cette préoccupation ne date pas d’hier, mais elle fait actuellement son grand retour dans le débat public », note-t-elle, non sans faire la remarque que « les chiffres inquiétants ne doivent pas masquer certaines subtilités, comme le soulignent les experts que nous avons contactés »
Parmi eux, Yves Lévi, professeur émérite en santé publique à la faculté de pharmacie de l’université Paris-Saclay et coauteur de Tout savoir sur l’eau du robinet (CNRS Éditions, 2013), déclare avec fermeté : « Il faut commencer par se poser deux questions cruciales : à quel point la limite de qualité a été dépassée et pendant combien de temps. » Et de préciser : « Si la concentration d’un pesticide était de 0,13 μg/l (microgramme par litre) au lieu de 0,1 μg/l et ce pendant quelques jours, c’est anecdotique. En revanche, si vous avez pendant plusieurs mois une concentration très supérieure, ce peut être grave. »
Et si la nature des dépassements évoqués par Le Monde n’a pas encore été rendue publique par le ministère de la Santé, on sait cependant qu’en 2021 environ 6 % des quelque 24 100 unités de distribution que compte le pays ont présenté au moins une fois une situation non conforme, avec, pour la grande majorité des cas, des « dépassements limités en concentration et/ou dans le temps » et « qui n’ont pas conduit à une restriction de l’utilisation de l’eau pour les usages alimentaires ». En 2020, seules 13 500 personnes ont été confrontées à une restriction en raison des pesticides.
Éléonore Ney, responsable de l’Unité d’évaluation des risques liés à l’eau à l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), se montre rassurante : « L’eau est un aliment très contrôlé, si ce n’est le plus contrôlé. Et la réglementation est là pour assurer la sécurité des consommateurs. » Faut-il en effet rappeler que la réglementation française est l’une des plus sévères dans le monde ? Il n’y a donc pas lieu de paniquer.
Même discours sécurisant de la part de Sylvie Thibert, ingénieure qualité de l’eau et gestion des risques sanitaires au Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif), qui met en garde contre une analyse trop rapide, en rappelant qu’un dépassement de la limite de qualité pour les pesticides – à savoir 0,1 μg/l pour chaque pesticide et 0,5 μg/l pour la somme des pesticides présents – ne signifie pas que l’eau va rendre la population malade. Fixée en 1980 de manière arbitraire, cette limitation n’est qu’un indicateur d’une présence. « Beaucoup de gens font le raccourci : l’eau est non conforme, donc elle présente un risque pour la santé. Mais la limite de qualité pour les pesticides n’est pas un indicateur sanitaire », explique Sylvie Thibert. Ce que reconnaissent d’ailleurs explicitement les auteurs de l’article paru dans Le Monde, en citant Benoît Vallet, directeur général de l’Agence régionale de santé (ARS) Hauts-de-France : « Le seuil de 0,1 μg/l n’est pas une norme sanitaire. La seule norme sanitaire est la “Vmax”, qui indique une concentration dans l’eau susceptible de déclencher des problèmes sur la santé. » La Vmax représente la quantité maximum que pourrait ingérer sans dommage pour sa santé un individu de 60 kg consommant 2 litres d’eau par jour, et cela durant toute sa vie.
Absence de Vmax pour les métabolites de pesticides
Depuis 2007, environ 200 molécules (dont seulement une vingtaine de métabolites) se sont ainsi vu attribuer une Vmax par l’Anses.
Toutefois, « quand une substance n’a pas fait l’objet de suffisamment d’études toxicologiques, il est impossible d’établir une Vmax, alors nous conservons la limite de qualité fixée à 0,1 μg/l », précise le Pr Lévi. Or, à la différence de 2020, en 2021 les ARS ont commencé à surveiller certains métabolites de pesticides qui n’étaient pas jusqu’alors recherchés … et pour lesquels il n’y a pas de Vmax ! D’où la situation ubuesque à laquelle on est aujourd’hui confronté, où, comme le résume avec justesse le préfet de l’Aisne, Thomas Campeaux, « on peut être amené à prendre des mesures lourdes, comme des restrictions de consommation de l’eau, alors que le risque sanitaire n’est absolument pas avéré. Et où, en même temps, on ne peut pas formellement l’exclure ».
Pire encore, il apparaît que, d’une région à l’autre, les ARS ont pris des mesures différentes. Ainsi, alors que l’ARS de la région Hauts-de-France a mis en place un plan de gestion provisoire en divisant par cinq la Vmax du chloridazone, fixée à 222 μg/l, suivant ainsi les recommandations de l’Anses, celle du Grand-Est a choisi une autre valeur seuil provisoire près de quinze fois inférieure. De quoi ajouter de la confusion et de l’incompréhension à un dossier déjà suffisamment complexe..
Résultat : personne ne sait exactement si les fameux 12 millions de personnes, dont font état en chœur Le Monde, « Complément d’Enquête » et Générations Futures, ont été effectivement exposées à des dépassements de seuils représentant un risque quelconque. En réalité, au regard de la différence significative entre les taux retenus actuellement pour les limites réglementaires de qualité (0,1 μg/l) et les Vmax que l’Anses va devoir déterminer pour ces mêmes métabolites, il est bien plus probable qu’on découvrira une baisse considérable de pourcentage de dépassements problématiques.
C’est donc en voulant aller plus vite que la musique, que les pouvoirs publics ont créé une situation propice aux peurs irrationnelles. La position la plus raisonnable aurait été de lancer la surveillance des métabolites après avoir retenu une Vmax cohérente, sachant que les Vmax d’un métabolite de pesticide sont toujours – à quelques très rares exceptions près concernant des produits qui ne sont plus utilisés – très supérieures à 0,1 μg/L…