Sera-t-il encore possible de produire du sucre en France dans les années à venir ? Telle est question qui s’impose depuis le 18 janvier 2023, date à laquelle la Cour de justice de l’Union européenne ( CJUE ) a rendu public son arrêt concernant les dérogations pour l’usage des produits phytosanitaires
Par leur arrêt, rendu public le 18 janvier, les juges de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ont rappelé une évidence : on ne peut autoriser une évidence : on ne peut autoriser sur le territoire européen l’usage d’une matière active « expressément » interdite. Y compris en saisissant le système des dérogations, à savoir l’article 53 du règlement 1107/2009, pourtant utilisé par dix-sept États membres, dont la France, notamment pour préserver les betteraves contre les pucerons, vecteurs de quatre virus (BYV, BMYV, BChV et BtMV) à l’origine de la jaunisse.
En effet, après que l’UE a interdit l’usage de certains néonicotinoïdes (NNI), cédant à la forte pression d’une majorité des États membres, et en particulier à celle, très active, de la France, ces mêmes États membres se sont ensuite rendus à l’évidence que ces produits restaient irremplaçables. D’où la nécessité de délivrer ces dérogations pour permettre aux agriculteurs de continuer à protéger leurs cultures. Une façon de corriger cette ubuesque interdiction dont les promoteurs n’avaient pas vraiment mesuré toutes les conséquences légales…
PAN Europe à la manœuvre
Estimant que les dérogations de produits phytopharmaceutiques à base de clothianidine et thiaméthoxame délivrées par l’État belge avaient été accordées « de manière abusive », l’association antipesticides PAN Europe, Nature & Progrès Belgique ainsi qu’un apiculteur se sont donc empressés de saisir le Conseil d’État belge, qui a alors introduit une demande de décision préjudicielle pour connaître l’interprétation exacte de ce fameux article 53.
Sans grande surprise, la Cour a confirmé que, dans des circonstances exceptionnelles, cette disposition permettait bel et bien aux États membres de délivrer des dérogations pour des produits qui ne disposaient pas ou plus d’autorisation de mise sur le marché (AMM). Toutefois, elle a aussi estimé que l’article 53 a un poids légal inférieur aux réglementations de l’Union dès lors que celles-ci visent « expressément » à interdire certaines matières actives. D’autant que, s’agissant de la clothianidine et du thiaméthoxame, leur interdiction répondait à des raisons sanitaires ou environnementales sérieuses et motivées, puisque, selon la Commission, « leur nocivité est avérée ». « Les mesures d’interdiction prévues […] ont été adoptées compte tenu de la nécessité de garantir un niveau de sécurité et de protection conforme au niveau élevé de protection de la santé des animaux recherché au sein de l’Union », a indiqué la CJUE, rappelant qu’en aucun cas, l’amélioration de la production végétale ne peut primer sur la prévention des risques pour la santé humaine et animale.
Prenant acte des « dangers » de ces substances, un argument déterminant dont se sont servis les États membres – avec la complicité de la Commission – pour motiver leurs interdictions, la Cour a donc tout naturellement estimé qu’on ne pouvait pas déroger à cette interdiction par le biais de l’article 53. Exit par conséquent toute dérogation pour ces produits « expressément interdits ». Et si les autres pays de l’UE pourront toujours se rabattre sur un NNI autorisé, comme l’acétamipride, qui dispose d’une autorisation de mise sur le marché dans l’UE en traitement foliaire, ce ne sera pas le cas de la France qui, par la loi, a interdit l’usage de tous les NNI.
Le comble de l’absurde étant que la loi française qui accorde les dérogations aux NNI n’est valable que pour les traitements de semences. Finalement, tous les producteurs européens de betteraves pourront protéger leurs cultures avec des NNI… sauf les Français !
Pour remplacer les néonicotonoïdes, aucune alternative efficace disponible pour 2023
Car, contrairement à ce que semblent croire certains, il ne suffit pas de mettre quelques millions d’euros sur la table – et un peu de bonne volonté – pour apporter aux producteurs une alternative efficace aux néonicotinoïdes. Faut-il rappeler que la production de sucre bio reste totalement marginale au sein de l’UE ? « La filière du sucre bio de betterave reste embryonnaire », admet ainsi volontiers l’Agence Bio, qui fait état de moins de 1 100 ha de culture pour 2020 (chiffres de juillet 2021), contre 400 000 ha en conventionnel. Preuve que se passer d’insecticides n’est pas si simple.
Et même si, dans leur courrier adressé le 7 janvier 2021 au Premier ministre de l’époque, Jean Castex, Générations Futures et une poignée d’associations écologistes assuraient que des solutions étaient déjà disponibles, c’est loin d’être le cas, car ce qui semble si aisé au pays des écolos ne l’est pas dans le monde réel. « On entend beaucoup d’affirmations, mais dans les faits, c’est bien plus complexe », déplore ainsi Vincent Laudinat, directeur général de l’Institut de la betterave (ITB), qui a confirmé au quotidien L’Opinion qu’« actuellement, la filière betteravière ne dispose pas de solution permettant de prévenir des conséquences de la multiplication des pucerons comme le font les néonicotinoïdes ».
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Mais alors, quid des fameuses quatre alternatives « utilisables » mentionnées par Générations Futures ? Deux se résument à pulvériser sur les cultures des insecticides – Teppeki et Movento – qui se révèlent insuffisamment efficaces. De plus, le Movento faisant l’objet d’une dérogation annuelle, ce produit ne sera plus disponible en Europe à partir de la campagne 2025. La troisième piste, évoquée dans une note de l’Anses, consiste à faire un paillage sur les betteraves. « Ce qui est quasiment impossible sur une surface de 400 000 hectares », relativise Vincent Laudinat. Enfin, la dernière méthode, également proposée par l’Anses, consiste à semer plus tardivement les betteraves et à réduire considérablement les apports d’azote en les remplaçant par des lombricomposts. « Nous avons testé, mais sans beaucoup de succès. Certes, si les betteraves ne poussent pas, elles ne seront pas malades. Sauf qu’elles ne produisent rien. Est-ce vraiment une solution économiquement viable ? », s’interroge le directeur de l’ITB.
La liste des « alternatives » ne serait pas complète sans la mention des fameux produits de biocontrôle – très à la mode jusque chez les fabricants de pesticides –, qui donnent également des résultats peu probants. Il s’agit de l’huile essentielle d’orange et de l’azadirachtine, déjà testées sans grand résultat, et du spinosad, qui ne bénéficie pas actuellement d’une homologation, et n’en bénéficiera pas, son fabricant ayant renoncé à la demander au vu non seulement de son manque d’efficacité, mais aussi de son profil écolo pas vraiment favorable aux abeilles…
Finalement, les pistes les plus pertinentes concernent la création de variétés tolérantes, mais exigent du temps en raison de la complexité des virus. « On a identifié pas quatre mais cinq virus de deux familles différentes, et nous avons déjà des choses intéressantes dans les tuyaux. Mais, au regard de la complexité technique du dossier, nous n’aurons rien de disponible pour atteindre le même niveau de protection que confèrent les NNI avant 2026, voire 2027 », explique François Desprez, président du groupe Florimond Desprez, parmi les plus dynamiques sélectionneurs sur le dossier de la betterave.
L’angoisse des agriculteurs
La vraie question qui se pose aujourd’hui reste à savoir quel sera l’état de la filière sucrière française lorsque ces solutions deviendront disponibles pour les agriculteurs, certains d’entre eux annonçant d’ores et déjà ne plus vouloir s’engager dans une culture aux risques trop élevés. « On va annuler les commandes de semences pour éviter de passer de 90 t/ha à 18 t/ha », a ainsi fait savoir @Guiguiperdereau, agriculteur dans le Loiret. Selon les premières estimations, les surperficies plantées cette année pourraient ainsi être réduites de jusqu’à 20 %, avec le risque d’une perte de rendement considérable en fonction de la charge imprévisible de la jaunisse.
La désastreuse année 2020 est encore présente dans la mémoire de toute la filière qui, faute de pouvoir se défendre face à une invasion de pucerons, avait accusé une chute de 30% de sa récolte par rapport à la moyenne des cinq années précédentes. Dans certains bassins de production, plus de 50 % des récoltes avaient été détruits, entraînant pour les betteraviers un manque à gagner estimé à 280 millions d’euros. Avec une production de sucre de 3,5 millions de tonnes contre une moyenne de 6 millions, la filière sucrière avait alors estimé avoir perdu entre 600 et 700 millions d’euros, et cela après la fermeture en 2019 de quatre sucreries de Cristal Union et du groupe allemand Südzucker, par manque de rentabilité.
Déjà, en juin 2022, le groupe français Tereos, deuxième producteur mondial de sucre en termes de volume, a fait savoir qu’il pourrait, lui aussi, être amené à réduire sa capacité, voire à fermer une de ses usines en France, en raison de nouvelles baisses de sa production de betteraves sucrières.
Et l’arrêt de la CJUE n’est certainement pas de nature à rassurer les agriculteurs et les propriétaires d’usines, qui laissent désormais entendre que d’autres annonces de ce type pourraient bientôt suivre. Le comble de l’absurde, c’est de voir la nébuleuse écologique se féliciter d’une situation qui pourrait provoquer des importations de sucre sans pour autant apporter la moindre amélioration à la biodiversité et au climat. Sans compter les pertes d’emplois et le bilan économique désastreux qui se profilent à l’horizon.