Plusieurs décisions de justice favorables à la nébuleuse écologiste témoignent du rôle croissant des questions environnementales dans les texte juridiques. Consultante experte en droit de l’environnement appliqué à l’agriculture, Carole Hernandez Zakine livre à A&E un éclairage particulièrement pertinent
L’ordonnance en référé du Conseil d’État en date du 11 août 2023 a décidé de suspendre la dissolution des Soulèvements de la Terre (SdT), prononcée par décret du ministre de l’Intérieur. Quelles conclusions en tirez-vous ?
Il est important de garder en tête que l’examen au fond du décret étant annoncé probablement pour cet automne, cette décision peut encore être annulée. Cependant, saisi en urgence, le Conseil d’État a ordonné la suspension du décret, estimant qu’il existe un doute sérieux quant à sa légalité. Pour faire court, il a conclu que les raisons touchant à l’ordre public invoquées par l’État n’étaient pas suffisantes pour maintenir la dissolution de ce mouvement.
Mais il a été plus loin dans sa décision, mettant en cause la pertinence même de la dissolution. En effet, les sages estiment qu’au vu des pièces versées au dossier, les SdT ne cautionnent pas les violences causées aux personnes. Et quant aux violences revendiquées à l’encontre des biens, les actions promues seraient « symboliques » et « inscrites dans les prises de position de ce collectif en faveur d’initiatives de désobéissance civile et de “désarmement“ de dispositifs portant atteinte à l’environnement ». Or, selon le Conseil d’État, il ne s’agit pas « de provocation à des agissements troublant gravement l’ordre public » qui justifieraient la dissolution. Il ajoute « qu’eu égard au caractère circonscrit, à la nature et à l’importance des dégâts résultant de ces atteintes », il y a un doute sérieux sur la décision de dissoudre le mouvement au titre de troubles graves à l’ordre public. Bref, l’État n’a pas su convaincre le juge du contraire.
Bien que provisoire, cette décision fait tomber l’État dans le piège redoutable qui l’oblige à démontrer sa légitimité dans sa lutte contre ce mouvement, avec la nécessité d’être également audible dans les médias et auprès de la population, puisque le contentieux se déroule désormais davantage en place publique que dans les prétoires.
Inscrite dans la droite ligne des Faucheurs volontaires d’OGM, la rhétorique utilisée par les SdT se distingue par un discours juridique particulièrement efficace, car basé sur les concepts de « la désobéissance civile ». Ainsi, les SdT se revendiquent comme un mouvement de citoyens en capacité de contester la loi, quitte à « se rendre coupable de résistance » à la loi (article 7 de la Déclaration des droits de l’Homme). Et ceci au nom de la « résistance à l’oppression », qui est un devoir de citoyen face à un État ne respectant pas l’état de droit (article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme).
Le « désarmement » de tout ce qui menacerait l’environnement, telles les « mégabassines », est présenté comme le moyen le plus approprié pour protéger les libertés garanties par la Constitution. Pour les SdT, peu importe donc la légalité des activités de stockage, car seule la légitimité du combat contre ces activités compte ! Et c’est l’ensemble de cette logique qui semble être cautionnée par l’ordonnance du Conseil d’État.
Dans ce contexte, c’est directement la règle de droit instaurée par l’État qui est contestée, car présentée comme injuste, inéquitable, arbitraire et dangereuse pour l’Homme et la planète. Il s’ensuit un affaiblissement du droit de propriété et donc de la légalité des ouvrages de stockage autorisés.
Le droit de l’environnement serait donc devenu supérieur au droit de propriété ?
Quand on lit certains contentieux, on peut en effet le penser. Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut se replacer dans une trajectoire historique, ce contentieux, comme d’autres que nous connaissons aujourd’hui, s’inscrivant dans une stratégie mise en place dès les années 1970, avec la naissance d’un corpus de règles environnementales dans notre pays et dans le monde.
Dès cette époque, le recours au juge pour faire évoluer le droit de l’environnement a été conçu par le monde de l’écologie comme une arme pour embarquer les juges dans la sphère politique afin d’en faire des soutiens à la cause environnementale pour contraindre les projets industriels, et pour orienter l’État dans ses choix politiques.
Plus précisément, ces contentieux avaient comme finalité juridique de faire reconnaître par les juges la primauté du droit de l’Homme à vivre dans un environnement qui ne mette pas en danger sa santé. Ce qui est d’ailleurs parfaitement résumé dans l’article 1er de la Charte de l’environnement, qui stipule que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». Ce droit constitutionnel de « chacun » est reconnu dans une affaire célèbre dite « l’affaire Urgenda » traitée aux Pays-Bas en 2019. Et c’est valable au présent comme au futur, puisque la Cour constitutionnelle allemande a jugé, le 29 avril 2021, que la politique climatique du gouvernement violait les droits des générations futures, donnant ainsi pour la première fois des droits aux « non-nés » ! En réalité, l’originalité de cette stratégie n’est pas tant d’avoir utilisé les juges pour faire évoluer les valeurs de la société – c’est un fait déjà ancien dans d’autres secteurs – , mais de parier sur une systématisation de l’outil judiciaire parfaitement médiatisé, tout en emportant l’adhésion de plus en plus forte du corps juridique (professeurs de droit, juristes, avocats) à la défense de « la cause environnementale ». D’où une construction doctrinale puissante du droit de l’environnement qui nourrit aussi les juges. C’est ce qui a conduit, outre-Manche, 120 éminents avocats à signer une « déclaration de conscience », indiquant qu’ils refuseront désormais de poursuivre des manifestants écologistes pacifiques ou de représenter des projets d’énergies fossiles.
Pour nos amis agriculteurs, cela constitue une véritable menace car, pendant qu’ils s’occupent de nourrir la population à partir d’un droit rural issu du droit de propriété et de la liberté d’entreprendre, le droit de l’environnement construit les bases d’une révolution juridique dont l’objectif consiste justement à bouleverser ces acquis qui datent de la Révolution.
En effet, en créant une situation de crise et d’urgence environnementale permanente, le droit commun de la « liberté de faire » est supplanté par un droit de « l’interdiction de faire » afin de préserver un « intérêt général environnemental » qui tend à l’emporter par principe sur tous les autres intérêts généraux.
Plus grave encore, ce droit de l’environnement est parvenu au fil du temps à se hisser au niveau constitutionnel pour s’inscrire au nombre des droits de l’Homme et des droits humains. Ainsi, comme le précise Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État de 2018 à 2022, la lutte contre le changement climatique est devenue la « lutte-mère », « celle qui, par son ampleur et le fait qu’elle concerne sans exception tous les êtres humains, symbolise aujourd’hui et donne son souffle au mouvement général en faveur de l’en- vironnement ». Et de préciser : « Elle se présente ce faisant comme un laboratoire dans lequel sont élaborés et testés de nouveaux moyens d’action juridiques, derrière lesquels se cache en réalité le modèle de société dans lequel nous souhaitons vivre demain, et à travers lesquels sont définies les réponses à la question : “quel monde allons-nous laisser aux générations qui nous succéderont ? “ »
Mais alors, que faire ?
Tout d’abord prendre acte de cette réalité nouvelle et comprendre que les révolutions juridiques passent par des écrits : tout ce qui s’écrit sera interprété, analysé et appliqué par le juge. D’où l’importance de la « norme », qu’elle soit écrite au niveau national ou local, et qu’elle prenne la forme classique du droit ou celle, molle et floue, de chartes, pactes et protocoles, dont le monde agricole est si friand. En aucun cas, on ne doit tolérer qu’une norme enfreigne la liberté d’entreprendre et le droit d’utilisation de sa propriété.
Ensuite, il s’agit de travailler avec le juge en l’accompagnant dans son travail de contentieux, qui doit être utilisé pour construire le droit de demain. Plus concrètement, il me semble nécessaire de préciser que la protection de l’agriculture relève d’un intérêt général dans le code rural, faisant écho au code de la défense qui considère l’alimentation comme un secteur d’activité d’importance vitale afin de satisfaire la sécurité alimentaire. Ce qui suppose également, du côté agricole, de travailler sur les droits individuels particuliers dans un contexte d’intérêt général, comme nous le montrent les décisions climatiques, qui reconnaissent le droit de chaque individu à vivre dans un environnement sain. Ainsi, le droit à l’alimentation, qui est pour chaque être humain un droit vital reconnu par les textes internationaux, devrait être reconnu explicitement par notre droit constitutionnel. L’agriculture pourrait ainsi s’inscrire dans le mouvement actuel d’individualisation des droits, tout en revendiquant sur le long terme une activité d’« intérêt général ».
Il convient enfin d’accepter la politisation très forte du droit, car seule une vision politique partagée et comprise par tous peut donner une légitimité juridique. N’oublions pas que les décisions qui sont prises aujourd’hui en matière environnementale ont mis des années à voir le jour, un temps nécessaire pour imprégner les consciences, y compris celles des juges, citoyens comme les autres. Car il n’y a pas de droit sans conscience préalable de sa nécessité, de son utilité et donc de sa légitimité.
Il faut donc construire une pensée politique en lien avec des principes juridiques, ce qui suppose une pensée politique immédiatement traduite en pensée juridique.
Ainsi, par exemple, il conviendrait de défendre une approche fonda- mentale de notre système démocra- tique : tout est autorisé, sauf ce qui est interdit ! Et non l’inverse, comme le laisse supposer l’évolution actuelle du droit, qui risque d’entraîner un sys- tème répressif permanent fondé sur des mesures de police spéciale sans indemnisation.
En résumé, comme la société est en mouvement permanent, il est nécessaire pour le monde agricole de s’adapter à l’évolution de la société en participant à l’évolution du droit.
Cela a été fait avec le statut du fermage après-guerre et avec les grandes lois d’orientation agricole de 1960 et 1962, parfaitement adaptées à la vision politique de l’agriculture du moment. Pourquoi ne pourrait-on pas écrire des règles de droit rural environnemental et climatique adaptées à la nécessaire production de ressources agricoles qui soient perçues comme justes ?