Sciences Citoyennes, Scientifiques en rébellion, Atelier d’écologie politique, Ingénieurs sans frontières… Autant de structures qui tentent de mobiliser une partie de la communauté scientifique contre le progrès technologique et la croissance
Au moment où de plus en plus de chercheurs investissent le champ de l’activisme politique écologiste, comme par exemple la toxicologue Laurence Huc ou le directeur de recherche en écologie Vincent Bretagnolle, on assiste au développement de multiples structures, collectifs et initiatives émanant de milieux scientifiques porteurs d’une idéologie décroissante radicale. Les membres de ces mouvements, très présents dans les médias, contribuent à vulgariser les thèses décroissantes de la nébuleuse écologiste, notamment sur les sujets agricoles.
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Ainsi, l’association Sciences Citoyennes, longtemps présidée par le biologiste Jacques Testart, qui est peu connue du grand public, fait figure de précurseur en la matière et, en dépit de sa petite taille (moins de 200 adhérents), elle a réussi à infuser ses idées au sein des milieux scientifiques et académiques.
Son porte-parole, qui est aussi membre de Scientifiques en rébellion, Kévin Jean, se réjouit de l’imprégnation des idées écologistes au sein des milieux scientifiques. Se basant sur une enquête réalisée en 2020 sur « les personnels de recherche face au changement climatique », il note avec satisfaction qu’il y a « près de 60 % d’avis positifs » en faveur de l’affirmation selon laquelle « la décroissance est nécessaire pour faire face aux enjeux environnementaux ». Et le militant de se féliciter : « Les visions plutôt décroissancistes ont gagné du terrain [dans le secteur de la recherche].»
Regrettant cependant que « les politiques de recherche soient toujours orientées vers des objectifs croissancistes », il plaide pour une « science sans croissance », pour reprendre les termes d’une note de synthèse de Sciences Citoyennes. L’association y explique en effet que « ce qu’on nomme la science, et son développement technologique, est fortement partie prenante de la croissance économique, et cette croissance (aujourd’hui à bout de souffle) s’avère incompatible avec le bien-être et l’avenir de l’humanité dans un environnement vivable ». Elle ajoute : « La modernité a donné naissance à une science qui permet la manipulation de la nature à une échelle inouïe, afin de la dominer et d’alimenter la machine à consommer. Le bras armé de la technoscience, l’innovation technologique, joue un rôle déterminant et induit des transformations dans le seul but de développer cette domination et la croissance économique associée. » L’association déplore également le fait que « la suprématie de la technoscience a posé une rupture radicale avec les temps anciens, avec toutes les autres civilisations ».
Et, étant donné que « la science et la technoscience (et donc la croissance) font miroiter un avenir radieux », Sciences Citoyennes estime indispensable de « rompre avec cet imaginaire véhiculé par les médias et leaders d’opinion ».
Forte de cette logique, l’association s’oppose à tout ce qui contribue à la croissance économique, n’hésitant pas à qualifier le développement durable et la croissance verte de « leurres fallacieux ». D’où son opposition radicale notamment aux bio- technologies végétales, qui seraient coupables, selon elle, du crime suprême, à savoir de participer à la croissance économique.
Cette opposition de Sciences Citoyennes à la « technoscience » et à la croissance s’inscrit dans le programme « Démocratie technique, techniques écologiques et low-tech » de la Fondation pour le progrès de l’homme (FPH), une fondation de droit suisse qui lui assure une partie substantielle de son budget – environ un million d’euros ces dix dernières années. Avec ce programme, la FPH finance diverses autres associations « en contrepoint des promesses technicistes qui constituent à notre sens la principale source d’apathie sociale ». Dans ce même cadre, la FPH finance aussi des associations anti-OGM, comme Inf’OGM, Stop OGM ou le Réseau européen des scientifiques pour la responsabilité sociale et environnementale (Ensser, en anglais), toutes très engagées récemment dans le lobbying contre les nouvelles techniques génomiques (NTG).
Le projet Horizon Terre
Plus récemment, la FPH a décidé de cofinancer le projet Horizon Terre, amorcé fin 2019 et justement piloté par… Sciences Citoyennes. Il a « pour but de proposer et de défendre des stratégies de recherche alternatives qui ne soient plus soumises à l’impératif dogmatique de croissance économique à l’échelle de l’Union européenne ». En fait, il s’agit d’un contre-projet de celui d’Horizon Europe, le programme-cadre de l’Union européenne pour la recherche et l’innovation. Doté d’un budget de 95,5 milliards d’euros pour la période 2021-2027, ce programme est censé « renforcer la base scientifique et technologique de l’UE, notamment en élaborant des solutions pour répondre à des priorités politiques telles que les transitions écologique et numérique. Le programme contribue également à la réalisation des objectifs de développement durable et stimule la compétitivité et la croissance ». Bref, un cauchemar du point de vue des écologistes décroissants !
Fustigeant « la croyance magique en un solutionnisme technologique », Horizon Terre entend « repenser les objectifs et priorités des recherches scientifiques », notamment dans l’agriculture, pour y imposer la décroissance et la sobriété. « Ce qui est communément appelé la “transition écologique” devrait plus justement s’appeler le processus de “décroissance” permettant d’atteindre une économie de la sobriété », précise l’association, qui souhaite aboutir à « un véritable changement de modèle », à savoir « une agriculture sans produits phytosanitaires et sans engrais de synthèse et minéraux ». Ce qui suppose ni plus ni moins que de « changer le fonctionnement de nos sociétés ».
Pour mener à bien son projet, Sciences Citoyennes a fait appel à Ingénieurs sans frontières (ISF), une association regroupant quelque 500 élèves-ingénieurs et jeunes professionnels, ainsi qu’à l’Atelier d’écologie politique (Atécopol), un collectif d’environ 250 scientifiques né à Toulouse en 2018. À l’instar de Sciences Citoyennes, ISF tient un « discours critique envers le “mythe” de la solution technique, la course à l’efficacité et au développement », explique Jean-Michel Hupé, chercheur au CNRS et membre d’Atécopol. S’inspirant ouvertement des travaux du philosophe français Jacques Ellul, l’association veut « dépasser les finalités de croissance et de progrès technique sans lien avec l’épanouissement des populations », et cela « en se libérant de la vision productiviste de la technique imposée par les dominantes ». Même positionnement pour l’Atécopol, qui affirme sur son site qu’il y a « incompatibilité entre les logiques du capitalisme industriel consumériste et les impératifs d’une société écologique ».
Le collectif M-SER
Afin de fédérer un maximum de structures, Sciences Citoyennes a organisé en collaboration avec diverses associations et collectifs, en 2021, les États généraux des sciences et des techniques engagées, « afin d’y créer un espace de réflexion sur les enjeux technoscientifiques ». Ce qui a donné naissance à un collectif national – baptisé le Mouvement pour des savoirs engagés et reliés (M-SER) – dont font partie, en plus des trois associations impliquées dans Horizon Terre, une dizaine d’autres structures comme Scientifiques en rébellion ou encore plusieurs ateliers d’écologie politique (Abecopol, Atécopol, Atécopolam, Écopolien). Son objectif est double : « Rendre visibles nos valeurs communes, via des supports écrits (manifeste, analyses, tribunes…) pour la presse et le personnel politique », et assurer « une présence via des événements dans la communauté de la recherche et les mouvements sociaux ». Autrement dit, participer à la propagande décroissante dans les médias et les milieux institutionnels…
Dans un premier temps, le M-SER a organisé dans plusieurs villes des débats autour du thème « Rester, résister, déserter, désherber », puis, en juin 2022, il a apporté son soutien « à celleux qui bifurquent ». Comme le groupe des huit étudiants qui avaient lancé un « appel à déserter » l’industrie agroalimentaire, lors de la cérémonie de remise des diplômes d’AgroParisTech, le 10 mai 2022.
Un manifeste a ensuite été rendu public, traçant des pistes de réorientation de la recherche, pour donner davantage d’importance aux sciences humaines et sociales, ainsi qu’« aux savoirs expérientiels, traditionnels ou autochtones ». Le M-SER y déplore ainsi le fait que, « ancrées dans une ontologie rationaliste, les formations scientifiques sont marquées par une domination des sciences naturelles et de l’ingénierie sur les sciences humaines et sociales ».
Enfin, en mars 2023, le M-SER a signé la tribune de soutien aux Soulèvements de la Terre, saisissant l’occasion de réaffirmer « son soutien pour des dynamiques collectives et militantes à la hauteur des enjeux écologiques contemporains ». Et, même si les membres du M-SER ne se revendiquent pas adeptes de la désobéissance civile, ils affirment comprendre « la légitimité de ces actions », ne voyant pas « sur quelle posture scientifique » ils devraient « condamner ou pas “toutes les violences” ». Et d’expliquer qu’il y a violence et violence : « Les chercheurs et chercheuses auront plutôt tendance à rappeler que le terme de “violence” est multiforme : contre des biens ou des personnes ? Brutale comme lors des émeutes, ou lente, comme la dégradation écologique de la planète ? »
Ce positionnement radical témoigne d’une rupture ontologique avec le courant de scientifiques militants et engagés, qui, à l’instar de Jean Perrin, prix Nobel de physique en 1926 et sous-secrétaire d’État dans le gouvernement Blum, ou de Frédéric Joliot-Curie, prix Nobel de chimie en 1935 et militant au sein du Parti communiste, croyaient fermement que le progrès scientifique était porteur d’espoir et de liberté.