Inscrire dans la loi le fait que la protection de l’agriculture relève de l’intérêt général de la nation ouvre un nouveau chapitre pour la défense du monde agricole. Décryptage avec la juriste Carole Hernandez-Zakine et l’avocat Sylvain Pelletreau
L’article 1 du projet de loi d’orientation agricole introduit la notion d’intérêt général majeur. De quoi s’agit-il exactement ?
Sylvain Pelletreau : Le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu nous explique que l’intérêt général définit ce qui relève du bien public à l’avantage de tous. Soit une définition extrêmement large. Or, dans les faits, il s’agit d’un intérêt qui a un double sens, politique en même temps que juridique.
Au sens politique, c’est ce qui légitime l’action du pouvoir politique, qui doit, de fait, s’inscrire dans un but d’intérêt général. C’est le cas des lois que valide le Conseil constitutionnel.
Au sens juridique, c’est-à-dire en droit administratif, l’intérêt général est véritablement le fondement de l’action de l’administration, en partant du principe que celle-ci remplit une mission liée à la satisfaction de l’intérêt général. Autrement dit, elle peut tout faire dès lors que son action poursuit un objectif d’intérêt général. À défaut, ce sera une cause d’illégalité.
L’intérêt général est finalement l’expression du contrat social où l’on consent à déléguer nos pouvoirs à l’administration et au pouvoir politique, en considérant qu’ils sont mieux à même de satisfaire l’intérêt de tous que si chaque individu ou un groupe d’individus s’en chargeait.
C’est à ce titre, par exemple, que la protection de l’environnement fait partie des intérêts généraux à défendre. Mais c’est aussi le cas de la défense nationale. L’agriculture n’étant pas la seule à avoir vocation à être d’intérêt général, il faut donc concilier différents objectifs qui sont tous d’intérêt général.
Carole Hernandez-Zakine : En fait, l’intérêt général est au cœur de l’État moderne depuis la Révolution française. Il se constate et il évolue en fonction des besoins de la société. Dans la réalité, il n’est pas nécessaire de l’inscrire dans une loi, puisque la raison d’être de l’État est précisément de défendre l’intérêt général. Sauf qu’au fil du temps, on s’est rendu compte qu’il y avait des intérêts généraux qui n’étaient pas évidents. Ainsi, c’est seulement en 1976 qu’on a considéré que la protection de l’environnement relevait de l’intérêt général. Élaboré sous la présidence de Giscard d’Estaing, ce texte a été voté à l’unanimité à une époque où l’environnement n’était pourtant pas vraiment une préoccupation de la société. Mais, en raison des débats parlementaires, l’administration et le pouvoir judiciaire furent incités à s’intéresser à la protection de l’environnement.
« Ce n’est pas l’agriculture en soi qui est d’intérêt général, car elle n’a pas vocation à être considérée comme un secteur d’activité étatique »
On assista donc à un incroyable cours de pédagogie au moment où tout le monde se posait la question de son utilité. Pendant des années, le Conseil d’État a d’ailleurs été qualifié de meilleur ennemi de l’environnement car, effectivement, ce sujet-là n’était pas saisi par les tribunaux
Cinquante ans plus tard, on réalise que son ancrage dans la société est tel que la protection de l’environnement a failli être inscrite à l’article 1er de la Constitution française!
Au départ, il a bien fallu poser la première pierre de cet intérêt juridique pour la protection de l’environnement déclarée en tant qu’intérêt général. J’ai assisté à sa construction et je vois aujourd’hui dans les territoires de plus en plus de préfets, par exemple, s’appuyer sur l’intérêt général de la protection de l’environnement en ne considérant pas l’intérêt qui s’attache à la protection de l’agriculture, avec pour conséquence des impacts majeurs sur cette activité dès lors qu’ils doivent prendre des décisions en matière environnementale.
Aussi, il me semble important de redonner une place à la fois politique, administrative et juridique à l’agriculture. C’est ce que doit permettre l’article 1 de la loi, qui sera codifié à l’article 1er du code rural, fournissant de fait à l’agriculture des armes juridiques suffisantes pour revenir sur le devant de la scène du droit. Il faut reconnaître cette valeur officielle et explicite d’intérêt général à la protection, à la valorisation et au développement de l’agriculture, précisément comme vient de le reconnaître l’Assemblée nationale. En effet, ce n’est pas l’agriculture en soi qui est d’intérêt général, car elle n’a pas vocation à être considérée comme un secteur d’activité étatique ni à être un « bien public » ou un « service public », mais bien sa protection, sa valorisation et son développement qui le sont.
Quelle peut être la valeur d’une loi face à des principes qui relèvent de la Constitution ? Autrement dit, en quoi l’inscription dans une loi va-t-elle changer les choses ?
CHZ : J’entends des voix expliquer que cela ne sert à rien, et qu’il s’agit d’une mesure purement symbolique. Mais détrompez-vous : reconnaître explicitement que protéger l’agriculture est d’intérêt général est historique en droit ! Car cet article va constituer la base de la construction d’un nouveau droit, exactement comme cela s’est passé avec l’environnement. En effet, c’est également une simple loi environnementale qui a reconnu qu’il fallait protéger l’environnement au nom de l’intérêt général, à une époque où le code de l’environnement n’existait pas.
Peu importe que la protection de l’agriculture soit inscrite dans une loi agricole ou une autre loi, car la finalité est d’intégrer cette écriture dans l’article 1er du code rural, à partir duquel on va rebâtir une nouvelle colonne vertébrale pour le code rural qui, découlant du code napoléonien de 1804, se compose de deux textes adoptés après la guerre et d’une loi agricole structurante de 1962. Nous sommes en 2024, il est donc grand temps de lui donner un nouveau souffle ! La protection de l’agriculture d’intérêt général en sera la première pierre, le socle.
Deuxième point : une fois cette qualification reconnue, elle va s’imposer à toutes les administrations, et toutes les structures de l’État devront veiller à la protection de l’agriculture. Ce qui veut dire, par exemple, qu’au titre de l’article 72 de la Constitution, les préfets auront l’obligation de tenir compte de cet intérêt général dans leurs arbitrages.
Ce qui m’amène au troisième point, à savoir qu’une fois qu’on l’aura inscrit dans la loi et codifié dans l’article 1er du code rural, il faudra ensuite décliner cet intérêt général. C’est-à-dire proposer des articles pour modifier le code rural, le code de l’environnement, le code de l’urbanisme, le code pénal, etc., afin de donner corps à cet intérêt général. Et il faudra aussi réformer la façon de travailler de toutes les administrations, pour qu’elles aient un intérêt à protéger l’agriculture.
SP : Il y a aussi un autre point que je voudrais clarifier par rapport aux propos de Carole. Aujourd’hui, l’objectif n’est pas d’opposer agriculture et environnement, mais bien de concilier les deux. Il va donc falloir prendre en considération à la fois l’article fondateur du code de l’environnement et celui qui est proposé comme article fondateur du code rural. Or, le premier article du code de l’environnement explique qu’il s’agit de protéger « les espaces ressources et milieux naturels, terrestres et marins, les sons et odeurs qui les caractérisent, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l’air, la qualité de l’eau, les êtres vivants et la biodiversité [qui] font partie du patrimoine commun de la nation ».
« une fois cette qualification reconnue, elle va s’imposer à toutes les administrations, et toutes les structures de l’État devront veiller à la protection de l’agriculture »
Toute la difficulté sera donc d’avoir des lois distinctes protégeant des intérêts différents, puisque le code de l’environnement va protéger l’environnement de façon systématique et le code rural protégera l’activité agricole. Comment fera-t-on pour rendre les deux intérêts compatibles, et quel sera celui qui aura la primauté lorsque les deux seront en contradiction ? D’autant que si, en 2020, le Conseil constitutionnel a expressément reconnu la valeur constitutionnelle de la protection de l’environnement, ce n’est pas encore le cas de l’agriculture. En résumé, en parcourant l’article fondateur du code de l’environnement et celui proposé pour le code rural, on réalise qu’on se retrouvera finalement avec l’environnement, patrimoine commun de la nation, versus – ou plutôt à côté – la souveraineté alimentaire de la nation.
— Lire aussi :
Loi agricole : un texte qui mérite d’être modifié
CHZ : Pour compléter ce que vient de dire Sylvain, je dirai que ce qui se joue aujourd’hui est historique. Est-ce qu’on poursuit la dynamique actuelle, qui va aboutir, incessamment sous peu, à la primauté totale de la protection de l’environnement sur tout le reste, et cela au détriment de tous les autres intérêts de la nation, y compris des libertés individuelles ? La récente tentative de modification de la Constitution française, afin d’inscrire dans son article 1er que la République devenait écologique, en est un signal fort. Si cette réforme n’est pas allée jusqu’à son terme et a été abandonnée, le risque n’en reste pas moins présent.
En inscrivant que la protection de l’agriculture fait partie des intérêts fondamentaux de la nation, le législateur signale aux juges qu’il va falloir se livrer à une appréciation au cas par cas de cet équilibre entre la protection de l’environnement et la protection de l’agriculture. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il y aura une primauté systématique d’un intérêt sur l’autre, ni l’instauration d’une agriculture qui renoncerait à la protection de l’environnement. Cela est d’autant plus important que, historiquement et juridiquement, la protection de l’agriculture était jusqu’à présent uniquement fondée sur les libertés individuelles de propriété et d’entreprendre, lesquelles sont aujourd’hui, dans les faits, des libertés de rang secondaire. Si l’on veut protéger l’agriculture en s’appuyant juste sur les libertés premières de la Déclaration des droits de l’homme, la partie est perdue d’avance. Il fallait donc trouver un autre moyen de ré-équilibrer cette approche économique et environnementale.
En résumé, il s’agit de disposer d’un outil mis à la disposition des porteurs de projet, et de ceux qui les accompagnent : bureaux d’études, chambres d’agriculture, syndicats agricoles, juristes, avocats, etc. Ainsi, concrètement, lorsqu’on construira un dossier pour demander l’autorisation d’une nouvelle installation, il faudra également y apporter une réflexion sur l’impact du projet sur cette protection d’intérêt général de l’agriculture. Cela permettra au juge d’évaluer sa pertinence au regard d’éventuelles conséquences sur l’agriculture, et de procéder à une appréciation de la proportionnalité et de la nécessité de ces atteintes, pour la plupart non indemnisées. Ce pourrait être le cas, par exemple, lorsque sont décidées des mesures de restriction des usages de l’eau à des fins agricoles en période de sécheresse…