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Grippe aviaire : A Force de crier au loup…

De nombreux scientifiques s’interrogent désormais ouvertement sur l’ampleur réelle de la menace d’une nouvelle pandémie humaine d’origine aviaire de type H5N1 et sur le bien-fondé de l’achat massif de Tamiflu. « Je sens comme une sorte d’hystérie sur la question du H5N1 », déclare Peter Palese, virologue à la Mount Sinaï School of Medecine de New York, dans le numéro du 18 novembre 2005 de la revue américaine Science.

Comme de nombreux spécialistes, ce dernier s’interroge sur l’ampleur réelle de la menace d’une nouvelle pandémie humaine d’origine aviaire. Il fait partie de la majorité silencieuse que l’on appelle déjà les « épidémie-sceptiques ». Selon eux, le H5N1 n’est pas la souche virale la plus adaptée pour menacer l’humanité d’une crise sanitaire similaire à celle provoquée par la grippe espagnole de 1918. « Le virus n’est clairement pas contagieux chez les mammifères, et je ne crois pas qu’il puisse le devenir », souligne un autre virologue, Paul Offit, de l’University de Pennsylvania School of Medicine – par ailleurs membre du comité scientifique consultatif du Center for Disease Control and Prevention (CDC).

Le biologiste Paul Awald, de l’Université de Louisville (Kentucky) partage également ce point de vue. Selon lui, si d’aventure le virus H5N1 – ou un autre virus d’origine aviaire – acquérait la possibilité de se transmettre à l’humain, il est fort probable qu’il perdrait très rapidement de sa virulence pour ne plus être mortel. « Tuer son hôte n’est pas vraiment une stratégie évolutive viable pour un virus, et la situation actuelle n’a rien de commun avec celle de 1918 », explique-t-il. En effet, durant la Première Guerre mondiale, les soldats immobilisés par la maladie restaient en contact permanent avec des centaines de milliers d’autres soldats, tant dans les hôpitaux de fortune qu’au cours de leur transport. Alors qu’aujourd’hui, même dans les villes les plus peuplées d’Asie, les quelques patients atteints sont systématiquement isolés, dans des conditions sanitaires parfaitement adaptées.

Paul Awald s’attend plutôt à ce que les prochaines pandémies ressemblent davantage à celle de 1957 (Asian influenza H2N2 virus), avec ses deux millions de morts à l’échelle mondiale, ou à celle de 1968 (Hong Kong influenza H3N2), à l’origine d’un million de décès. Ces chiffres – certes importants – sont à comparer avec les conséquences des grippes humaines « classiques », qui à elles seules causent déjà quelque 400.000 morts chaque année.

Jusqu’à présent, aucune des grandes pandémies n’est provenue d’une souche aviaire de type H5, rappelle le Dr Paul Offit. Il précise que les six pandémies recensées depuis la fin du XVIIIe siècle ont toutes eu pour origine les trois sous-types H2, H3 et H1. « Bien qu’il y ait eu des infections humaines de sous-types H5, H7 ou H9, ceux-ci n’ont jamais réussi à se transmettre efficacement d’homme à homme », souligne le virologue, qui précise cependant que « cela ne veut pas dire qu’ils ne le feront pas un jour. » En tout état de cause, voilà plus de huit ans que le virus H5N1 fait des ravages parmi les oiseaux et les volailles, sans montrer le moindre signe particulier de mutation qui permette la transmission entre mammifères. « Le virus H5N1 a amplement eu le temps de muter ou de se réassortir avec des gènes d’un virus de grippe humain, mais rien de tel ne s’est produit», rassure Peter Palese, qui confirme ainsi l’analyse déjà développée par le Dr Jean-Louis Thillier (voir A&E N°29).

Une hypothèse audacieuse

Pionnier dans la recherche sur les grippes à l’Institut de Recherche de l’Armée de Silver Spring (Maryland), le professeur Maurice Hilleman a émis une hypothèse audacieuse, publiée en 2002 dans la revue Vaccine. En analysant les témoignages conservés depuis le début des années 1800, le chercheur – aujourd’hui décédé – a remarqué qu’il s’écoulait toujours un minimum de 68 ans entre deux pandémies de même origine. Cet intervalle correspondrait au temps minimum séparant l’exposition de l’ensemble des personnes à une pandémie de même sous-type, suivie du développement de leur immunité, et leur décès.

Après cette période, la population redeviendrait « naïve », c’est-à-dire sans défense face à un virus de même sous-type. Suivant cette hypothèse, Paul Offit a calculé que la prochaine pandémie causée par un virus H2 ne devrait pas survenir avant les années 2025. Plutôt que de crier au loup trop tôt, au risque de ne plus être crédible au moment voulu, la communauté scientifique ne devrait-elle pas transmettre le message suivant : « Nous n’allons pas vous protéger contre le risque imminent d’une pandémie de grippe aviaire de type H5N1, mais contre une pandémie qui risque d’arriver dans les vingt prochaines années » ?

La lutte s’organise

Tous les chercheurs se félicitent que l’ensemble des agences onusiennes concernées par la santé – l’Office international des épizooties (OIE), la Banque mondiale, la Food and agriculture organization (FAO) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) -, aient tenu le même discours lors la conférence mondiale sur l’épizootie de grippe aviaire, qui s’est tenue du 7 au 9 novembre 2005 à Genève. En l’occurrence, toutes ont insisté sur le fait qu’il faut en premier lieu recentrer les efforts pour juguler la maladie chez les animaux.

Pour sa part, le Dr Thillier souligne plus précisément la nécessité de financer et pratiquer des mesures de lutte agressives pour prévenir la diffusion de la grippe aviaire dans les pays déjà infectés : « Pour le Vietnam et l’Indonésie, il faut d’urgence obliger l’abattage de masse, contrôler les mouvements d’animaux, faire une vaccination des volailles y compris des canards, et surtout interdire la cohabitation des volailles et des porcs. Les stratégies en cours d’exécution en Chine (élimination systématique, vaccination) doivent être étendues à toutes les zones touchées et à celles à risque. En Thaïlande, la surpopulation de canards du pays
demeure un sujet de préoccupation, et surtout n’oublions pas les foyers du Cambodge et de la RDP du Laos.
»

Même discours de la part de Bernard Vallat, directeur général de l’OIE, qui rappelle que « le coût mondial d’un tel programme est bien moins élevé que, par exemple, le coût très élevé du stockage d’antiviraux pratiqué actuellement par les pays riches pour se préparer à une éventuelle pandémie, laquelle n’aurait certainement pas lieu de sitôt si ces pays avaient aidé les pays pauvres d’Asie au début de la crise, en 2003, comme la FAO et nous l’avions suggéré en vain. »

Comme l’avait déjà noté Jean-Claude Jaillette, dans un article paru dans Marianne en octobre dernier, on peut en effet s’interroger sur la stratégie de l’OMS, qui a d’abord poussé « les Etats à dépenser sur le champ plus de 600 millions d’euros [pour l’achat d’antiviraux, et en particulier de Tamiflu], alors qu’elle n’a pas su les convaincre de trouver les 60 millions d’euros nécessaires à l’aide aux pays d’Asie pour contenir la circulation du virus. »

Enquête sur le Tamiflu

Dans son enquête sur le Tamiflu publiée dans Le Monde du 17 novembre 2005, Jean-Yves Nau retrace l’histoire de ce « simple médicament antigrippe qui existe depuis dix ans et [qui] se vendait mal jusqu’à l’apparition d’une épizootie nouvelle ». On y apprend comment un petit laboratoire de biotechnologie californien, Gilead Sciences Inc, qui a « tout juste les moyens de financer sa recherche », développe le phosphate d’oseltamivir, plus connu sous le nom de Tamiflu. « Incapable d’assurer le développement industriel et commercial de sa trouvaille, Gilead confie à la multinationale pharmaceutique suisse Roche – pour 50 millions de dollars et 10% de royalties sur le chiffre d’affaires – l’exclusivité mondiale
de la production et de la commercialisation du Tamiflu
», poursuit le journaliste.

Or, selon Jean-Claude Jaillette, « le chiffre d’affaires produit par les ventes de Tamiflu n’était guère élevé, 220 millions d’euros en 2003. En tout cas, bien en dessous des espérances de son créateur américain. » Pas vraiment satisfait des efforts de vente de Roche, le laboratoire américain menace de rendre caduque sa licence, et publie le 23 juin 2005 un communiqué d’une rare violence. « En dépit de remarques multiples au cours de ces dernières années, Roche n’a toujours pas fait la preuve de son engagement sur le Tamiflu depuis le lancement de ce produit sur le marché américain, il y a six ans », accuse John C. Martin, président et
directeur général de l’entreprise.

Mais voilà que soudainement, l’OMS tire la sonnette d’alarme sur le risque croissant d’une pandémie grippale meurtrière, provoquant l’affolement général. Aussitôt, l’attention se focalise exclusivement sur la prévention et l’achat massif de Tamiflu. À grand renfort d’annonces médiatiques, le Président américain Georges Bush
présente son plan de lutte contre la pandémie de grippe aviaire, et soumet par la même occasion la facture de 7,1 milliards de dollars au Congrès. 1,2 à 1,5 milliard de dollars seront consacrés à constituer un stock de 20 millions de doses de Tamiflu. Pour Roche, c’est le jackpot, et par ricochet pour la petite société américaine Gilead Sciences Inc, qui renonce à ses semonces envers le géant suisse.

Un hasard de circonstances ?

S’agit-il d’un simple hasard de «bonnes» circonstances ? Quoi qu’il en soit, ce qu’omet de mentionner M. Nau dans son enquête, c’est que le président
actuel du conseil d’administration de la société californienne, James Denny, a remplacé en 1997 un certain Donald Rumsfeld, pour permettre à ce dernier de rejoindre l’administration Bush en tant que secrétaire d’Etat à la Défense. Rien n’empêche cependant l’ex-dirigeant de Gilead de conserver quelques actions dans l’affaire. D’autant plus qu’il fait partie du cercle très restreint des conseillers néoconservateurs proches du vice-Président Dick Cheney, dont les nombreux conflits d’intérêt entre politique et business font régulièrement la une des médias américains. De là à penser que Donald Rumsfeld serait à l’origine de la stratégie américaine de promotion du Tamiflu, il n’y a qu’un pas à franchir…

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