Avec les droits à paiement, la réforme de la PAC introduit des mécanismes de financement qui privilégient la réduction de la production agricole au profit des Etats-Unis et du groupe de Cairns.
Dans le cadre de la nouvelle PAC, la Commission européenne s’est largement inspirée de la réforme agricole américaine de 1996, la Federal Agricultural Improvement and Reform Act (FAIR Act), pour mettre en place le nouveau mécanisme d’attribution des subventions agricoles. Ainsi, les aides ne seront plus subordonnées à la production, mais dépendront soit de diverses conditionnalités environnementales – comme l’entretien minimum des terres -, soit de différentes exigences réglementaires. C’est ce que Bruxelles appelle « les aides découplées ».
Aujourd’hui, personne ne conteste le bien-fondé d’une réforme agricole. Reste à savoir si celle en cours représente une véritable avancée. Or, comme le note le député UMP Patrick Hoguet dans son rapport parlementaire déposé à l’Assemblée Nationale le 5 février 2003, la Commission européenne « fait sienne la logique de libéralisation engagée à Marrakech », acceptant que « ce [soient] les contraintes extérieures qui déterminent la politique agricole de l’Union européenne et non les objectifs poursuivis par les citoyens européens ». Autrement dit : l’Europe se soumet aux diktats libéraux de l’OMC !
Dès 1992, Jacques Laigneau, fondateur de la Coordination Rurale, avait pourtant déjà appelé à « l’exception agri-culturelle ». Reprenant ses propos, plusieurs responsables agricoles, toutes tendances confondues, ont contesté l’application du modèle libéral à l’agriculture. Onze ans plus tard, Patrick Hoguet déclare : « L’article 20 de l’Accord sur l’agriculture doit être révisé pour que soit pleinement reconnu le bien-fondé de l’exception agricole ». Plus direct, Edgard Pisani écrit dans son livre Un vieil homme et la terre : « Les principes qui guident les négociations internationales nous conduisent à une impasse (…) Ils détruisent nos agricultures (…) Alors à quoi bon choisir une telle politique ? ».
Cependant, l’agriculture ne représente plus que 10% de l’ensemble des échanges internationaux, et ne constitue donc pas un enjeu commercial de taille pour l’Europe. De ce fait, la France a choisi de s’adapter aux exigences libérales, tout en aménageant des mesures censées protéger son secteur agricole. L’OMC exigeant la réduction, voire l’élimination, des aides classées dans la boîte « orange » (les aides couplées à la production), Paris répond qu’il suffit donc de les faire basculer dans la boîte « verte » (les aides découplées).
Rien de très imaginatif en cela : la France ne fait que copier la politique de subventions déguisées largement pratiquée outre-Atlantique, grâce à laquelle Washington a fortement accru ses aides agricoles – contrairement aux engagements pris par les Etats-Unis vis-à-vis de l’OMC. Avec les Marketings loans, les aides exceptionnelles, les crédits directs à l’exportation et l’aide alimentaire utilisée à des fins commerciales, le soutien aux producteurs américains a en effet bondi de 2.500 dollars par agriculteur en 1996 à presque 15.000 en 2001 ! Comme le note Patrick Hoguet : « La Commission européenne propose d’adopter le découplage au moment même où les Etats-Unis, avec la nouvelle loi agricole de mai 2002, accroissent de manière très significative leur budget agricole et choisissent de “recoupler“ les soutiens à leurs producteurs ».
L’usine à gaz des droits à paiement
Comme l’affirme la Coordination rurale dans un communiqué de presse en date du 4 avril, « c’est une véritable usine à gaz qui se prépare. La politique agricole commune est de facto démantelée pour céder la place à une réglementation à la carte ». En effet, chaque exploitant va se voir attribuer un portefeuille composé d’un nombre de droits à paiement dont la valeur «oscillerait dans une fourchette de 1 à 8 », selon Michel de Beaumesnil, président de la SNPR (Section Nationale des Propriétaires Ruraux de la FNSEA). Chaque droit sera calculé en fonction des primes reçues entre 2000 et 2002 (montant de référence de l’exploitation) et de la superficie exploitée ou en jachère. Comme le note AgraPresse hebdo, « le choix a été de figer la photographie de l’agriculture française actuelle », c’est-à-dire d’entériner la répartition actuelle des subventions. Ce qui fait dire à Edgard Pisani que Bruxelles a fait le choix de « financer d’autant plus un fermier ou un propriétaire qu’il dispose de plus d’hectares et donc de confirmer l’insupportable pratique qui, prévalant aujourd’hui, aide les grandes exploitations bien plus que les petites ».
Pour bénéficier des subventions, l’agriculteur devra « activer » ses droits sur des terres dites « admissibles ». Cependant, peu importe qu’il cultive ses terres ou qu’il se contente d’un « service minimum » : le montant de la subvention restera identique ! « Imaginons qu’il [un agriculteur] cultive une parcelle de 15 ha à 10 km. Trop éloignés et peu fertiles, il mettait jusqu’à présent 10 ha en jachère. Avec le découplage des aides, on comprend aisément que les 5 ha restants subiront le même sort et ne seront plus qu’entretenus. Entre le temps passé et les faibles rendements attendus, leur marge (350 euros/ha environ) ne sera pas suffisante pour rémunérer le travail fourni et faire face aux frais de déplacement. En revanche, leur entretien (90€euros/ha) permettra à l’agriculteur de percevoir l’intégralité des aides découplées », explique Frédéric Hénin dans La France Agricole du 16 avril. Comme le remarque Raynald Le Nechet du Groupe Prospective de la Chambre d’Agriculture de Normandie, « ces aides contribuent à une baisse de la production agricole ».
« Faux », rétorque Bruxelles. Grâce au découplage version Bruxelles, la Commission prétend au contraire « favoriser la compétitivité » : contrairement aux Etats-Unis, elle a en effet choisi de découpler les droits à paiement du foncier « afin de rendre le coût des terres moins onéreux ». Or, en France, le prix moyen des terres agricoles est déjà le plus bas d’Europe : il correspond à 1/10 du prix moyen des terres aux Pays-Bas et à 1/3 de celui de l’Allemagne ! Une étude de l’Inra publiée en décembre 2003 estime que l’impact de la réforme de la PAC au niveau français pourrait encore provoquer une baisse du prix de la terre pouvant atteindre 65% ! Une telle chute provoquerait inévitablement une augmentation de la valeur des droits à paiement.
En outre, le fermage représente en France 64% des Surfaces Agricoles utiles (SAU), alors que dans les autres pays agricoles, ce sont les propriétaires-exploitants qui sont titulaires des terres et donc des droits. Bien qu’Hervé Gaymard déclare vouloir mettre en place un cadre législatif pour « limiter la valeur marchande des droits » et éviter la création « d’un marché parallèle », il ne pourra empêcher que les droits à paiement deviennent tôt ou tard l’objet d’un véritable commerce, incitant les exploitants à acquérir les droits qui libèrent les subventions les plus fortes. En outre, nul ne peut affirmer que ne se créera, dans un futur proche, un marché spéculatif sur les droits à paiement, à l’instar des « droits à polluer ». C’est en tout cas ce que craint Jérôme Despey, président des Jeunes Agriculteurs, qui a déclaré : « Nous ne voulons pas d’un pseudo encadrement des droits laissant la porte ouverte à toutes les dérives spéculatives ».
De nombreuses zones d’incertitude
Enfin, beaucoup de questions concernant les droits à paiement restent encore sans réponse : comment seront-ils indexés et qui en fixera le prix après l’application du découplage total ? Quid de la gestion des droits en cas de cession d’exploitation ? Quel sera le rôle exact de la réserve nationale ? Le taux de gel des terres à 10% sera-t-il pérennisé, et quelles seront les dispositions en cas de changement ? Les conditionnalités des aides seront-elles amenées à évoluer au gré des desideratas de la Commission européenne ou sous la pression des groupes environnementaux ? D’ores et déjà, Nature & Environnement a fait savoir qu’elle estime insuffisante les mesures envisagées par l’Etat français. « Respecter l’environnement risque de se résumer à peu de choses : ne pas brûler les pailles et posséder un compteur de débit sur les canons et rampes d’irrigation », peut-on lire dans un communiqué de l’association.
Pour Edgard Pisani, « l’idée d’une prime unique à l’hectare révèle des intentions qui ne sont guère ambiguës : les meneurs de jeu préparent une mondialisation des échanges et entendent ne retenir aucune limite à une libéralisation qui, pourtant, menacerait la sécurité alimentaire de beaucoup de pays », écrit-il dans son livre. Nicholas Stern, économiste en chef de la Banque mondiale, estime que l’élimination complète des droits de douane et des subventions agricoles des pays riches augmenterait le commerce des produits agricoles de 17% ; cependant, il oublie de préciser que, selon un rapport du World Economic Outlook du FMI, « la libéralisation intégrale des échanges agricoles profiterait d’abord aux grands pays exportateurs », c’est-à-dire à l’Australie, au Canada, à la Nouvelle-Zélande et aux Etats-Unis…
Les conséquences de la réforme de la PAC sont évidentes : réduction de la production, réduction des subventions européennes et réduction du nombre d’agriculteurs. Voilà sans doute qui permettra aux Etats-Unis et aux pays du groupe de Cairns d’écouler leurs excédents agricoles en Europe.
Et pendant ce temps, nos agriculteurs pourront jouer au monopoly avec leurs droits à paiement…