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Consommation : Martine ne fait plus la cuisine

En dépensant en moyenne trois fois moins en pourcentage qu’il y a soixante ans (14 % contre 38%), les Français consacrent davantage d’argent à leurs loisirs qu’à leur nourriture.  Une évolution en parfaite cohérence avec le développement économique et social du pays 

Combien de fois n’a-t-on pas entendu des responsables agricoles, des ministres, voire le chef de l’État lui-même, affirmer que les Français ne paient pas leur alimentation à son juste prix, c’est-à-dire pas assez cher ?

Et tous d’en brandir systématiquement la même preuve : alors qu’en 1960, un ménage consacrait 38 % de son revenu à l’alimentation, ce chiffre est tombé à 14% en moyenne aujourd’hui. Il fallait en effet, à l’époque, 4 h 30 du salaire minimum d’un ouvrier pour acheter un kilo de poulet, quand une heure suffit aujourd’hui. La comparaison est encore plus spectaculaire si l’on considère les données du prix du pain. Ainsi, à la naissance du Smic, en 1950, le salaire horaire de 0,78 franc permettait de payer 5,6 baguettes (0,14 franc pour une baguette de 300 grammes). Dès les années 1970, celle-ci – qui ne pesait plus que 250 grammes – était vendue à 0,57 franc, tandis que le Smic était fixé à 3,50 francs de l’heure. Une heure de Smic permettait donc d’acquérir 6,1 baguettes.

Une tendance qui a persisté jusqu’au passage à l’euro, puisqu’en 2002 on pouvait se payer 10 baguettes (vendues à l’unité 0,68€) pour une heure de Smic (6,83€). Vingt ans plus tard, la baguette vaut, selon l’Insee, 0,91 €, tandis que le salaire minimum est de 11,65 € de l’heure, ce qui correspond à 12,8 baguettes.

— Voir aussi :
Le prêt-à-cuisine et le prêt-à-manger les grands défis de demain

La déflation des prix alimentaires est donc incontestable. Et pourtant, la France, patrie de la gastronomie, est l’un des pays occidentaux où la part des revenus consacrée à l’alimentation demeure la plus élevée ! Nous sommes en effet très loin des pays anglo-saxons, avec les États-Unis en tête qui consacrent seulement 6,4 % de leur revenu aux achats alimentaires, ou encore la Grande-Bretagne, qui se situe à 8,2%. Le reste de nos voisins européens plafonneraient plutôt entre 10 et 11 %. Finalement, seuls les pays du Sud du continent (Grèce, Italie, Espagne, Portugal) talonnent la France, avec 13 à 15 % de leur revenu dédiés à l’alimentation. « Selon l’institut européen Eurostat, la dépense alimentaire des Français est environ de 15 % supérieure à la moyenne européenne, et jusqu’à 30 % pour la viande », confirme le consultant Philippe Goetzmann, qui note que cet écart a même augmenté depuis dix ans.

Bien entendu, ces chiffres – comme toutes les moyennes – ne prennent pas en compte les variations considérables qui existent entre les revenus des ménages. Théorisée dès 1857, la « loi d’Engel » démontre que le poste alimentation est une fonction décroissante du revenu. « La part du revenu dédiée à l’alimentation décroît à mesure que le revenu s’accroît, ce qui est très logique s’agissant d’un besoin primaire. Une fois ce besoin satisfait, le surcroît de revenu est consacré à des dépenses accessoires », résume Philippe Goetzmann, s’étonnant que ceux qui brandissent ces statistiques de pourcentages omettent toujours de préciser qu’en valeur absolue, c’est-à-dire en euros constants, les Français consacrent en moyenne trois fois plus à leur alimentation qu’il y a cinquante ans !

Selon l’institut européen Eurostat, la dépense alimentaire des Français est environ de 15% supérieure à la moyenne européenne, et jusqu’à 30% pour la viande

« La richesse du pays et donc la richesse des gens ayant considérablement augmenté, on se permet d’acheter des produits plus onéreux, de meilleure qualité et bien plus variés », analyse Philippe Goetzmann, qui observe cependant avec ironie que cette tendance a tout naturellement une limite : « Une fois, qu’on a bien mangé, on n’a plus faim, et comme le dit l’adage, on ne mange pas plus qu’un poulet par jour ! » Ce qui explique la relation inverse entre l’augmentation du PIB d’un pays et la diminution en pourcentage que les habitants consacrent en moyenne à leur alimentation. « Les pays les plus riches dépensent davantage en valeur absolue que les pays pauvres, mais moins en pourcentage des revenus », précise Philippe Goetzmann. Autrement dit, le fait qu’on dépense moins de 15% de nos revenus pour l’alimentation, alors que c’était plutôt 40% il y a soixante ans, ne signifie rien sinon que la France d’aujourd’hui est plus riche que celle du général de Gaulle

« Dans l’article “La consommation des ménages depuis cinquante ans”, publié par l’Insee en 2009, les auteurs démontrent que la dépense alimentaire de la France, en part de budget, était en 1960 équivalente à celle de la Bulgarie de 2005, en 1970 un peu supérieure à la Slovaquie de 2005, en 1980 égale au Portugal de 2005, et en 2000 égale à l’Italie de 2005 », rappelle le spécialiste en notant que, « aussi choquant que cela puisse paraître, la faiblesse relative du budget alimentaire n’est rien d’autre qu’un indicateur de développement économique et social ». Quand on s’enrichit, on peut se permettre d’avoir des loisirs, de s’équiper en informatique et de partir en vacances… « Nous arrivons même à cette situation totalement inédite, où les générations montantes dépensent plus pour leurs loisirs et les communications que pour manger », s’étonnait dans un article paru en 2021 Bruno Parmentier, l’ancien directeur de l’École supérieure des agricultures (ESA) d’Angers, qui aurait dû, au contraire, s’en féliciter.

Des ménages en mutation

À cela viennent s’ajouter deux autres facteurs essentiels : l’évolution de la taille des ménages et le changement des habitudes alimentaires.

« La taille des ménages a considérablement baissé depuis cinquante ans, en raison d’une part de la baisse de la natalité, d’autre part du vieillissement, et enfin par l’augmentation significative des divorces et des séparations. Ainsi, une famille de quatre personnes qui se séparent produit souvent deux ménages de trois en alternance », explique Philippe Goetzmann, en ajoutant que durant la période de 1999 à 2016, le nombre de ménages monoparentaux a connu une croissance de 43 % – soit quatre fois celle de la population. En 2019, 37 % des foyers étaient composés d’une seule personne, 32 % de deux et seulement 5 % des ménages de cinq personnes ou plus. Constitués à 84 % de femmes, dont le revenu moyen est inférieur de 19 % à celui des hommes, ces ménages monoparentaux sont souvent à faibles revenus avec, en revanche, un coût général du logement élevé.

« S’il fallait 32 logements pour loger 100 personnes en 1968, il en faut 46 aujourd’hui », précise encore l’économiste. Or, cela se traduit par une augmentation en volume des équipements alimentaires (fours, réfrigérateurs, congélateurs et ustensiles de cuisine), des équipements non alimentaires (machines à laver le linge, sèche-linge), tout comme des abonnements liés au logement (électricité, Internet), qui pèsent sur le budget de ces ménages.

En 2019, 37% des foyers étaient composés d’une seule personne, 32% de deux et seulement 5% des ménages de cinq personnes ou plus

Selon l’économiste, le problème spécifique à la France ne se situe donc pas dans le ratio revenus/dépenses alimentaires, mais dans le fait que, si celles-ci sont restées assez stables, voire même légèrement à la hausse durant ces dix dernières années, le pouvoir d’achat, en revanche, accuse une baisse depuis quinze ans : « Le vrai sujet, c’est donc la diminution du pouvoir d’achat, et non la part de budget consacrée à l’alimentation. Si nous n’arrivons pas à desserrer le pouvoir d’achat, il n’y aura pas davantage de dépense alimentaire. »

Changement dans les habitudes alimentaires

Et ce n’est pas tout. Cette modification de la composition des ménages – 69 % d’entre eux étant constitués d’une ou de deux personnes – a par ailleurs entraîné une pression sur la disponibilité en temps, provoquant une augmentation des besoins de services, y compris alimentaires avec beaucoup moins de temps consacré à la cuisine. « Le repas familial pris chaque soir à la maison autour d’un plat traditionnel devient une exception, tout comme s’asseoir à quatre ou à cinq en semaine autour d’un traditionnel pot-au-feu ou d’une blanquette de veau », se désole Philippe Goetzmann. Quand on est seul, faire la cuisine perd beaucoup de son attrait, ce qui explique largement la croissance exceptionnelle enregistrée dans le prêt-à-manger, qui, à l’instar de son aîné le prêt-à-porter, a radicalement modifié nos dépenses. De 1999 à 2019, 80% de la croissance du nombre de repas pris en France ont été captés par la restauration hors foyer (RHF). Cela se traduit par le fait que lorsque, jadis, on mettait 100 euros dans l’achat de matières premières, aujourd’hui cette somme sert à payer la préparation du repas, sa livraison, son emballage, ou encore la table qu’on occupe dans le restaurant.

Reste à savoir si le monde agricole saura se réinventer afin de profiter de cette valeur ajoutée, qui n’est plus dans la première transformation. Ainsi, dans le cas le plus traditionnel d’une baguette vendue 0,90 €, les matières premières ne représentent que 0,16 € – dont à peine 0,07 € pour le blé –, le reste étant distribué entre les charges diverses (0,16 €), les salaires (0,47 €), les taxes (0,05 €) et la marge du boulanger (0,06€).

Bref, si certains déplorent la vision citadine erronée d’une « Martine à la ferme », ils commettraient une erreur non moins grossière en pensant que ladite Martine – qui fête cette année ses soixante-dix ans – est encore dans sa cuisine ! Souvent divorcée, ayant un travail à l’extérieur, préférant manger en dehors de son domicile, et voulant aussi profiter de ses loisirs, voire de son amoureux qui ne partage pas son foyer, Martine ne fait plus la popote qu’exceptionnellement, lorsqu’elle reçoit ses amis…

« La croyance en un retour à la cuisine maison, glorifiée par les émissions de télévision, est une myopie »

« La croyance en un retour à la cuisine maison, glorifiée par les émissions de télévision, est une myopie », confirme Philippe Goetzmann, soulignant que « ce serait une erreur stratégique d’ignorer ce que représente le potentiel du développement du prêt-à-manger et de la restauration hors domicile. C’est là que se trouve la valeur ajoutée alimentaire de demain ».

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