Pour consolider son dossier sur le Cruiser, la société Syngenta a réalisé une note portant sur le coût économique d’une non homologation du seul traitement de semences disponible sur maïs en France en 2009. Cette note conclut à une réduction de revenu sur le produit intérieur brut (PIB) s’élevant à presque un demi-milliard d’euros. Un constat sévère, qui a le mérite de placer les pouvoirs publics devant leurs responsabilités économiques.
L’originalité de cette étude consiste à ne pas s’être restreinte à un constat de perte de rendements (évalué à environ 18 % dans les régions à forte pression de taupin, par rapport à l’hypothèse comparative d’une protection du maïs par la meilleure référence en matière de microgranulés – carbamates ou pyréthroïdes), mais à caractériser les conséquences d’une telle perte sur l’ensemble des filières concernées. À commencer, bien entendu, par l’exploitant agricole. Selon les données figurant dans cette note confidentielle, le coût d’exploitation, pour un maïsiculteur représentatif de la zone des Terres Noires, des Côteaux de Chalosse et du Béarn (c’est-à-dire l’un des 3 000 exploitants assurant l’essentiel de la production de maïs grain), devient supérieur aux recettes lorsque ce dernier est privé d’une protection phytosanitaire adaptée, en tout cas avec un prix du maïs établi à 121 €/t (prix moyen des années 2005 à 2008 : 146 €/t, moins les coûts de séchage : 25 €/t). Ici, c’est donc bien la viabilité économique de l’exploitation qui est en jeu. À cela s’ajoute un risque de délocalisation d’une partie de la filière maïs doux, notamment de deux usines situées dans le bassin aquitain, qui trouveraient un environnement plus favorable en Hongrie. Au moins 4 000 emplois directs seraient concernés, avertit la note.
Mais l’étude de Syngenta va plus loin. Elle rappelle que selon le ministère de l’Agriculture, il est estimé qu’un emploi agricole en Aquitaine induit jusqu’à 3,5 emplois indirects. « Le nombre d’emplois menacés dans cette région se situe dans une fourchette de 12 000 à 16 000 », en déduisent les auteurs. C’est la somme de ces effets négatifs (sur les filières grain, ensilage et production de semences, et sur les emplois perdus, directs comme indirects) qui est évaluée à un total de 490 millions d’euros (230 millions en impact direct et 260 millions en impact indirect).
De la variabilité des prix
Toutefois, cette note prête le flanc à plusieurs critiques. En premier lieu, elle aurait mérité une analyse complémentaire de la sensibilité au prix de vente du maïs. Car si le rendement participe de façon non négligeable à l’équilibre économique d’une exploitation, la très forte variabilité du prix rendu à la ferme demeure un élément essentiel. Ce que la note ne prend pas en compte. Le raisonnement de Syngenta vaut donc pour un maïs payé à 121 €/t, mais il s’effondre pour un maïs payé en dessous de 110 €/t. En effet, à ce tarif, le compte de l’exploitation devient de toute façon négatif. En revanche, les calculs sont plus complexes lorsque les prix se situent au-dessus de 135 €/t. Dans cette situation, les exploitations peuvent a priori « accuser» une chute de rendements de 18 % sans se mettre en péril, ce qui écarte le risque de délocalisation des filières. Sauf qu’un autre facteur intervient : un tel niveau de perte de rendements porte atteinte à la stabilité des volumes. Or, les industries du maïs doux (très concentrées sur les 4 000 ha de Terres Noires d’Aquitaine) et la production de semences de maïs nécessitent une stabilité des volumes. Une chute des rendements, même avec un maïs bien rémunéré, les mettrait donc en difficulté. « Dans les régions les plus spécialisées, une simple perte de 20 % en volume peut mettre en péril l’architecture de la filière », souligne Jean-Paul Renoux, responsable maïs à l’Institut du végétal Arvalis. Enfin, une augmentation du prix du maïs entraîne mécaniquement une valorisation de chaque quintal. Subir une perte de quelques quintaux lorsque ceux-ci se vendent à 121 €/t n’a pas la même incidence que lorsqu’ils se vendent à 200 €/t. À ce prix, une baisse des rendements provoque une perte de revenus exponentielle pour l’agriculteur ! À titre d’exemple, à 200 €/t, un exploitant agricole possédant 52 ha et obtenant un rendement moyen de 10,3 t/ha accuse une perte de 19 280 euros pour une chute de rendements de 18 % (10,3 t/ha x 18 % x 52 ha x 200 €/t). La méthodologie utilisée par l’étude de Syngenta ne met pas en évidence ces complexes interférences entre prix, rendements et volumes. L’étude aurait gagné à utiliser un modèle plus dynamique permettant d’inclure ces interactions au-delà d’un prix du maïs établi à 121 €/t. On aurait ainsi découvert le paradoxe suivant : les conséquences des pertes de rendements quand les prix rendus à la ferme sont élevés entraînent des incidences économiques plus fortes que quand les prix sont faibles, car s’y conjuguent des pertes à l’hectare pour l’agriculteur, ainsi que la mise en péril des filières en raison du manque de volume.
Une nuisibilité plus complexe
Par ailleurs, on peut se demander si la comparaison entre le Cruiser et les microgranulés à base de carbamates ou de pyréthroïdes est vraiment pertinente en 2009. En effet, les carbamates, certes encore efficaces au moment des essais, ne le sont plus aujourd’hui dans de nombreuses régions. Ce que notait déjà Jean-Paul Renoux en juillet 2006 : « La confirmation de l’effondrement général de l’efficacité des carbamates est vérifiée en 2006, après les soupçons de 2005 ». Depuis, deux solutions ont été mises à la disposition des agriculteurs : le Belem et Force 1.5 G (la meilleure référence en matière de microgranulés dans les zones où les carbamates ne sont plus efficaces).
En réalité, calculer le taux de nuisibilité des ravageurs est beaucoup plus complexe que mesurer l’efficacité d’un seul produit sur un unique ravageur (en l’occurence le taupin). Certes, le problème du taupin reste prioritaire, comme le rappelle une étude réalisée conjointement par l’Ira et Arvalis. Ses auteurs admettent qu’il n’existe pas, à l’heure actuelle, « de substitut à la lutte chimique procurant un niveau de protection suffisamment élevé et surtout présentant une bonne stabilité d’action ». « Dans certaines régions, le problème posé par les taupins aux agriculteurs est trop aigu pour qu’on puisse laisser ces derniers sans moyens de protection efficaces, même pendant un temps limité, à moins d’accepter pleinement l’éventualité de l’abandon de certaines cultures », poursuit l’étude. De plus, ce petit insecte coléoptère de la famille des Elateridae (dont une nouvelle espèce qui se multiplie beaucoup plus vite, Agriotes sordidus, est en forte expansion) n’est pas le seul ravageur du maïs. De nombreux parasites secondaires (mouches des semis, pucerons, cicadelles), et surtout des parasites « oubliés » mais qui font leur réapparition (scutigérelles, hépiales, hannetons), se développent depuis une dizaine d’années.
Comparer la protection générale – c’est-à-dire pas seulement contre le taupin – fournie par un ensemble de solutions incluant les traitements de semences à une protection générale sans traitement de semences aurait permis de donner une vision plus correcte de la situation sur le terrain. Dans le cas d’une protection avec les deux seuls produits qui resteraient disponibles sans une homologation du Cruiser, la filière maïs accuserait des pertes de rendements considérables. Car le Force 1.5 G est entouré de mesures de restriction draconiennes (comme l’usage seulement une année sur trois), et les faiblesses de persistance du Belem en font un insecticide adapté surtout aux parcelles subissant des infestations moyennes. Un tel scénario rendrait la lutte contre les ravageurs complexe et très technique. Or, comme le note l’étude de l’Ira, la difficulté de la lutte contre les ravageurs réside principalement dans « la raréfaction des matières actives disponibles pour protéger les semis dans les parcelles infestées et la restriction de leurs conditions d’emploi ». De plus, toujours selon ce document, « les dégâts de taupins varient beaucoup selon les années et surtout selon les conditions agro-pédologiques s’exerçant à différentes échelles géographiques ». Sans une véritable typologie des situations à risques dans chaque zone agro-climatique, la capacité individuelle de l’agriculteur à assurer une défense adéquate avec si peu de moyens devient très aléatoire. Que ce soit contre le taupin ou contre les ravageurs secondaires, seule une protection chimique comportant une large palette de matières actives permet d’éviter qu’une parcelle ne se retrouve durablement sans défense. Incontestablement, les traitements de semences apportent un élément indispensable de protection. Renoncer au seul traitement de semences disponible rendrait la protection de la culture du maïs si difficile qu’elle entraînerait inévitablement des cas d’abandon, ou d’échec (avec des pertes bien supérieures aux 18 % retenus par Syngenta !).
Il est probable qu’une étude plus détaillée de l’incidence de la non homologation du Cruiser – ou d’autres traitements de semences – confluerait à des pertes économiques nationales bien supérieures à celles estimées par – la note de Syngenta.