Les théories ésotériques sont-elles inscrites dans l’ADN du mouvement de l’agriculture biologique ? La réponse est incontestablement affirmative
En écho aux thèses loufoques sur les « forces cosmiques » mises en œuvre par l’occultiste Rudolf Steiner, fondateur de l’agriculture bio-dynamique, les pionniers de la bio des années 1960-1970 ont développé une pseudo-science faisant appel à des « forces vitales » invisibles, des « transmutations biologiques à faible énergie », ou encore au « nécessaire transfert électromagnétique entre le cosmos et la Terre ».
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Cette imprégnation de l’ésotérisme New Age qui sévit parmi certains adeptes du bio a récemment défrayé la chronique. En effet, la ministre déléguée à la Citoyenneté Marlène Schiappa a accordé un entretien à Anne Ghesquière, fondatrice du magazine FemininBio, dans le cadre de son podcast Métamorphose, « le podcast qui éveille la conscience », revendiquant « + de 12 millions d’écoute ». Une interview dont la diffusion a été annulée en catastrophe. Et pour cause !
Le 2 octobre 2021, L’Extracteur, un collectif informant sur les dangers de certaines pseudo-alternatives sur la santé et l’alimentation, a signalé sur Twitter que Marlène Schiappa, « la ministre chargée de la lutte contre les dérives sectaires participe à un podcast New Age promouvant Thierry Casasnovas et des astrologues, médiums, anthroposophes, chamans, pseudo-thérapeutes… ». Il est vrai qu’Anne Ghesquière n’avait pas hésité par le passé à convier à trois reprises sur son plateau Thierry Casasnovas, ce théoricien du crudivorisme (pratique consistant à se nourrir uniquement d’aliments crus) que Marlène Schiappa désignait en février 2021 comme quelqu’un qui « diffuse des thèses complotistes, a une large audience sur les réseaux sociaux » et « fait l’objet d’une enquête pour mise en danger de la vie d’autrui ».
Une femme d’affaires convaincue
En femme d’affaires avisée, la fondatrice de FemininBio sait comment surfer sur la vague du bio et du bien-être « naturel ». Après avoir écrit un premier livre sur les cosmétiques bio, Anne Ghesquière a lancé FemininBio.com en 2007, média qui a été racheté en 2021 par Family Service Développements. Convaincue « de l’état dégradé de la planète et de nos êtres malades (corps, âme, esprit) », cette instructrice de Wutao, un art corporel de l’éveil à soi, produit toujours un discours spirituellement très investi. Ainsi, quand Nicolas Hulot envisage de faire chanter ou méditer les dirigeants à la veille de la COP 21, elle se félicite que « l’humanité peut créer une “résonance morphique” au sens de Rupert Sheldrake », estimant que, par la méditation et la prière, « une sorte de pensée forme lumineuse peut alors s’exprimer positivement pour changer de paradigme et faire basculer l’humanité sur un autre plan de conscience, plus évolué, éveillé ».
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La teneur de ce discours n’a pas empêché certaines grandes entreprises du bio-business d’établir des partenariats avec elle. C’est le cas de la Fondation Ekibio, dont elle est la marraine, ou encore du groupe Léa Nature devenu partenaire de son fameux podcast Métamorphose. Ce qui a sans nul doute grandement facilité l’entretien qu’elle a accordé au président-fondateur de Léa Nature, Charles Kloboukoff, en octobre 2020. Par ailleurs, SO’BiO étic, une marque cosmétique de Léa Nature, accompagne depuis dix ans FemininBio « dans l’aventure de la Miss Bio », afin de financer des ONG écologistes. En outre, en décembre 2017, Anne Ghesquière a coorganisé avec le Parlement des entrepreneurs d’avenir, à l’Opéra-Comique, le Parlement du féminin, en partenariat avec Weleda, l’entreprise des cosmétiques anthroposophes.
Marjolaine : le salon des fakemed
Ce mariage spirituel entre bio-business et « New Age business » voit sa consécration célébrée chaque année au mois de novembre, avec le salon Marjolaine, baptisé « le plus grand marché bio de France ».
En 2018, le journaliste Olivier Hertel avait déjà réalisé un excellent reportage pour Sciences et Avenir, intitulé « Salon Marjolaine : le rendez-vous des fakemed », démontant « ces pseudo-médecines qui surfent librement sur la vague du bio ». Il mettait notamment en garde contre ces produits et pratiques « inoffensifs, étiquetés “bien-être” » qui « cachent parfois les pires risques de dérives thérapeutiques ».
Et l’édition 2021 dudit salon ne va pas déroger à la règle, puisque les ateliers-découvertes proposés permettront de découvrir que « la vérité est ailleurs ». On pourra ainsi s’initier au « Yoga des yeux, pour une bonne vision », au « défi du Microcourant Régénératif Programmé, pilier de la Bio et Soft Médecine esthétique », ou encore à la « Libération Holographique du Cœur Péricarde ». Sans oublier bien sûr « La biodynamie, une agriculture holistique, régénérative et sensible », dispensé par Demeter France, la marque de la biodynamie.
L’événement est orchestré par SPAS organisation, le leader en France des salons dédiés au « bien-être, au bio, à la santé au naturel, et au développement durable ». Créée en 1975, la société SPAS organise chaque année une trentaine de manifestations qui totalisent 500 000 visiteurs. Ainsi, outre Marjolaine, SPAS gère aussi les salons Vivre Autrement, Naturally, Zen & Bio, NaturaBio… ainsi que des « espaces Tendances » sur certains salons, comme « Bio & Vegan » ou encore le « Rendez-vous de la Conscience ». L’entreprise accompagne aussi l’Agence Bio tandis que Biocoop a également confié en 2019 l’organisation de son salon Fournisseur National à SPAS. Et surtout, SPAS est aux manettes de Natexpo, le salon international des produits biologiques, le salon de la fédération Natexbio qui réunit notamment trois syndicats majeurs du bio-business : le Synabio, le Synadiet et le Synadis Bio.
Last but not least, parallèlement à ses partenariats avec les acteurs de la filière bio, SPAS a créé en 2015 Sevellia.com, une « place de marché en ligne spécialisée en produits biologiques, naturels et éco-responsables présentant une offre de 40 000 produits écologiques via 600 marchands engagés ». Ce site marchand, dont FemininBio est aussi partenaire, met en avant son souci majeur : « Sevellia.com a choisi de ne proposer que des produits bons pour nous et pour la planète. »
Ainsi, on peut par exemple trouver sur ce site, aux côtés de produits bio en tout genre, un pendentif en labradorite rose qui « renforce l’aura et agit comme bouclier. [Il] absorbe les énergies négatives, les maux et les peines d’autrui, les dissout et protège son utilisateur. Pierre régénératrice. Protège les membres des professions médicales ». On pourra aussi lui préférer l’Élixir Alligator, une « infusion aqueuse d’énergie de l’alligator, cognac (20 % volume d’alcool), substance active 0.777 % » qui « permet de transformer les vieux schémas pour nous en séparer ».
Pour comble d’ironie, le salon Marjolaine a programmé la projection du film La Fabrique de l’ignorance, suivie d’un débat avec ses réalisateurs. Occasion pour le public de s’indigner à propos de « l’instrumentalisation de la science à des fins mensongères » opérée par l’industrie…