Pour interdire la construction d’un poulailler, un tribunal évoque un risque potentiel qui serait dû aux conséquences futures du changement climatique. Exemple du droit mou, cette décision inédite interpelle
Un poulet sur deux consommés en France étant importé, plusieurs initiatives voient le jour dans l’Hexagone pour tenter d’y remédier. Car, même si, comme le rappelle Yann Nédélec, directeur d’Anvol, l’Association nationale interprofessionnelle de la volaille de chair, « la production de poulets en France a légèrement augmenté depuis vingt ans », elle n’est toujours pas suffisante pour répondre à la demande des consommateurs. En effet, entre 2012 et 2024, la consommation française de poulet est passée de 15,6 à 24,9 kg par habitant, avec un taux de croissance de plus de 15 % depuis 2019. « La consommation augmente tellement ces dernières années que l’augmentation de production ne suit pas », précise Yann Nédélec.
Ainsi que le souligne Yves Le Morvan, membre de l’Académie d’agriculture de France et auteur de la note « Souveraineté alimentaire ? Le cas poulet », publiée en décembre 2023 par le think tank Agridées, « l’adhésion des pays de l’Europe de l’Est en 2004 à l’Union européenne est un des éléments majeurs responsables de la hausse des importations, et en particulier de la Pologne, devenue la plus grande exportatrice vers la France ». S’y ajoute l’augmentation exponentielle et irrépressible de l’importation de poulets d’Ukraine : « Le blanc de poulet ukrainien est entre deux et trois fois moins cher que celui vendu en France », constate Yves Le Morvan.
Et pourtant, la société néerlandaise Plukon Food Group, l’un des plus gros producteurs de volailles sur le marché européen, déjà très présente en France depuis qu’elle a racheté l’entreprise Duc en 2017, souhaite poursuivre sa stratégie d’implantation sur le sol français, notamment par la construction de 80 poulaillers dans l’Yonne et l’Aube, destinés à alimenter un nouvel abattoir. Une aubaine qui s’offrait à nos agriculteurs ! Cependant, le porteur du projet d’un de ces poulaillers a vu son permis de construire refusé en 2023 par la mairie du petit village de Saint-Brancher, dans l’Yonne. Il a aussitôt saisi la justice pour faire annuler cette décision. Mais le verdict rendu le 13 novembre a confirmé le refus de la commune, le tribunal administratif de Dijon ayant reconnu que Joëlle Guyard, la maire de Saint-Brancher, était parfaitement dans son droit en invoquant « le manque d’eau dans la commune » et le « changement climatique ».
La “méga-décroissance” en marche
« Ce sera donc un poulailler de moins », se félicite la journaliste du média décroissant Reporterre, Jeanne Cassard, qui ne cache pas sa joie face à l’interdiction de la construction de ce « méga-poulailler » qui devait alimenter un « méga-abattoir ». Elle aurait pu ajouter que la conséquence en sera encore davantage de « méga-importations ».
« Ce sera donc un poulailler de moins », se félicite la journaliste de Reporterre, Jeanne Cassard, qui ne cache pas sa joie face à l’interdiction de la construction de ce « méga-poulailler »
Interrogé par la journaliste, l’avocat spécialisé en droit de l’environnement Arnaud Gossement, dont le cabinet a défendu la maire de Saint-Brancher, estime qu’il s’agit là d’une décision « inédite » : « Pour la première fois, le juge considère qu’il n’est pas seulement important de regarder les données hydriques actuelles, mais qu’il faut aussi prendre en compte les projections futures au regard du changement climatique. » Selon l’avocat, « cela pourrait être le point de départ d’une nouvelle jurisprudence, où la protection des ressources naturelles deviendra un critère légitime pour accepter ou refuser des permis de construire face aux futures sécheresses, inondations et autres conséquences du changement climatique ». Et de préciser que les répercussions de ce jugement, loin de se limiter au cas des élevages industriels, s’appliquent à tous les projets de construction en France.
Ce que les magistrats ont oublié
« Ce qui m’étonne, ce n’est pas que l’on puisse décider qu’une activité économique soit recalée au titre des ressources en eau. Pourquoi pas ? Mais je me demande si les magistrats ont bien pris en compte la loi d’orientation agricole qui consacre comme une protection d’intérêt général majeur l’activité agricole. Se sont-ils posé la question du rôle de cette activité qui a comme finalité la souveraineté agricole et alimentaire ? Rien n’est moins certain », estime la juriste Carole Hernandez-Zakine.
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Et elle poursuit : « Il serait temps que les juges administratifs intègrent cet intérêt général majeur quand ils font une analyse d’équilibre de proportionnalité entre tous les dispositifs qui sont mis en place. » En outre, selon la juriste, « il faudrait aussi se poser des questions sur les raisons qui font qu’il pourrait manquer d’eau dans ce territoire. Et donc repenser le tourisme tout comme l’installation de populations supplémentaires. Car, au final, il va bien falloir trouver un équilibre entre l’activité humaine, la nécessité de produire et la gestion de l’eau ».
Ce n’est pas tout ! Carole Hernandez-Zakine s’étonne tout particulièrement du fait que, pour motiver son refus et celui des magistrats à sa suite, l’élue se soit appuyée sur une simple note du parc naturel régional du Morvan de 2022 qui considère que la baisse de la ressource sera de 30 % d’ici 2050. « On a donc un jugement dont le fondement est une simple note d’un parc naturel régional. Pas un Schéma directeur d’aménagement et de gestion de l’eau, pas un Schéma d’aménagement et de gestion de l’eau, mais une simple note ! Soit un document qui n’a aucune portée juridique mais qui semble pourtant lier la décision du maire, puis du juge. C’est l’exemple même de ce droit très mou qui prend aujourd’hui une place prioritaire dans la hiérarchie des normes », s’insurge la juriste, qui estime que « ce précédent peut être très lourd de conséquences, car on condamne de facto une activité économique d’intérêt général majeur sur la base d’une simple note ».
Vers un appel ?
« Le porteur du projet a deux mois pour faire appel du jugement », rapporte la journaliste de Reporterre. Or, comme l’indique Sylvain Pelletreau, avocat spécialisé en droit de l’environnement chez Schmitt Avocats, « nous ne sommes plus dans le principe de prévention tel qu’il a été inscrit dans la Constitution et qui tend à éviter ou réduire un dommage, mais dans le principe de précaution qui pose comme postulat que, dans le doute, il ne faut rien faire. Je ne suis pas sûr qu’un tel raisonnement tienne devant une Cour d’appel ».

