Selon Carole Hernandez-Zakine, spécialiste du droit de l’environnement appliqué à l’agriculture, on assiste à une dangereuse dérive dans la hiérarchie du droit, notamment en raison de la production d’un droit qu’on peut qualifier de « mou », et qui échappe aux législateurs. Explications
Vous constatez que la hiérarchie du droit a été profondément modifiée ces dernières années. En quoi cela impacte-t-il l’agriculture ?
Depuis plus d’une vingtaine d’années, on assiste dans le droit de l’environnement à un empilement sans fin de textes qui est perçu par les non-juristes comme un mur de normes. Un mur qui est à la fois sans aucune hiérarchie, mais aussi avec une hiérarchie qui s’est progressivement inversée.
Ainsi, un plan d’action local sera considéré comme ayant la même valeur juridique qu’une loi, voire pourvu d’un poids juridique plus lourd, puisqu’il ira forcément au-delà des exigences légales nationales, tout en soumettant les documents et démarches administratifs et économiques locaux à des exigences supplémentaires.
En outre, on assiste à un changement, fruit d’un long processus, qui nous a fait passer d’une hiérarchie classique des normes à une hiérarchie renversée. Par exemple, le droit de l’environnement qui réglemente l’utilisation de l’eau est principalement gouverné par la planification des usages de l’eau à l’échelle locale, avec des objectifs propres aux circonstances locales. La norme « locale » s’impose aux porteurs de projets et prime ainsi sur la norme « nationale ». C’est ce que j’appelle l’inversion de la hiérarchie des normes. À cela se sont ajoutés les impératifs des plans d’action, protocoles et autres règlements locaux, et des documents de planification qui se sont nourris les uns des autres, dans une forme de mouvement circulaire sans fin. Face à cette réalité, on a le sentiment à la fois de l’inefficacité des lois nationales votées par le Parlement, dans la mesure où elles sont écartées à l’échelle locale, et, justement, de la surpuissance des acteurs politiques locaux.
Tout cela est bien entendu essentiel pour les agriculteurs ayant à subir ces empilements de normes, qui conditionnent la façon dont sont menées les activités économiques sur les territoires.
De manière plus générale, cette modification de l’outil réglementaire a eu une très lourde conséquence. Elle a entraîné la fin de la primauté du principe juridique de la « liberté d’entreprendre », pourtant garanti dans la Constitution, pour basculer dans un cadre juridique constitué au premier chef d’interdictions. Certes, la mise en place de ces interdictions « de principe » – comme, par exemple, pour les prélèvements d’eau ou pour l’utilisation de produits phytosanitaires – peut être écartée, mais seulement si des autorisations, notamment en forme de dérogations, sont délivrées. L’inversion hiérarchique est ici parfaitement claire : l’interdiction, qui était jadis une exception, prévaut désormais sur la liberté, elle-même systématiquement mise sous la tutelle des interdictions.
Vous soulignez l’importance d’un droit dit « mou ». De quoi s’agit-il ?
Lorsqu’un tribunal est saisi à l’occasion d’un contentieux entre utilisateurs, il prend en considération toute une série d’exigences fomulées par des instances de discussion composées d’une multitude d’usagers.
Par ailleurs, lors des négociations qui s’engagent pour la création, par exemple, d’un projet, sont pris en compte des circulaires, des instructions ministérielles, des guides d’interprétation ou encore des protocoles produits par une kyrielle d’instances, qui posent la question de leur fondement juridique. Bien que ces textes ne soient pas juridiquement opposables, ils produisent des effets juridiques dans la mesure où ils sont pris en compte par les instances locales dans leurs décisions, et plus encore par les juges, ensuite, qui les transforment en droits. Or, ces droits « locaux » qui se multiplient partout aboutissent à la production d’un droit qu’on peut qualifier de « souple », « mou », « flou », et qui est véritablement incontrôlable, puisqu’il échappe aux législateurs.
Ainsi, ces contre-pouvoirs sont devenus au fil du temps de véritables « créateurs de droit ». Car, une fois saisis, les tribunaux, en « disant le droit », créent de facto un « droit nouveau », et cela à partir de faits qui ne sont pas nécessairement l’expression de l’intérêt général, comme le préconise pourtant notre construction nationale du droit, tel qu’il a été élaboré depuis la Révolution.
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En l’espèce, cette construction du droit est plutôt similaire aux pratiques anglo-saxonnes, c’est-à-dire qu’elle s’édifie à coups de précédents jurisprudentiels, qui peuvent ensuite être repris dans l’usage administratif mais aussi dans des textes réglementaires.