Au moment où les contentieux environnementaux sont devenus l’une des armes préférées de quelques ONG écologistes qui livrent un combat incessant contre la société industrielle capitaliste, on observe au sein de la magistrature une réceptivité de plus en plus marquée aux arguments développés par ces mêmes associations
« Des militants du climat relaxés au nom de “l’état de nécessité” créé par la crise écologique, un tribunal qui considère l’action de militants anti-glyphosate comme “nécessaire” face au danger pour la santé… Ces décisions inédites montrent une sensibilité grandissante des magistrats aux questions environnementales », se félicite ainsi le média écolo décroissant Reporterre.
Et il semblerait bien que ce ne soit que le début, certains magistrats et juristes estimant indispensable de « verdir » davantage les juridictions. Ainsi, le 7 décembre 2022, le groupe de travail relatif au droit pénal de l’environnement présidé par François Molins, procureur général près la Cour de cassation, a présenté les conclusions de son rapport intitulé Le traitement pénal du contentieux de l’environnement. Y figurent treize recommandations « pour pallier un certain nombre de défaillances observées dans le traitement du contentieux pénal de l’environnement ». Outre le manque de moyens, le rapport déplore notamment « une dépénalisation de fait du droit de l’environnement », expliquant que « le contentieux de l’environnement ne constitue qu’une très faible part de l’activité des juridictions pénales, oscillant actuellement entre 0,5 % et 1 % des affaires traitées, un chiffre en baisse continue ces dernières années, alors que les enjeux et les risques en lien avec l’environnement sont majeurs et que les préoccupations des citoyens qui en résultent sont légitimes ». Pour les membres du groupe de travail, « les réponses judiciaires ne sont pas satisfaisantes en raison de leur manque de réactivité et de fermeté ».
Le rapport de François Molins regrette ainsi que, la plupart du temps, les infractions environnementales fassent simplement l’objet de sanctions administratives
Le rapport regrette ainsi que, la plupart du temps, les infractions environnementales fassent simplement l’objet de sanctions administratives. Une tendance que voudraient inverser ses auteurs, et qui répond au souhait de l’association France Nature Environnement (FNE), l’une des plus actives dans le domaine juridique. FNE possède, en effet, un vaste réseau d’une trentaine de juristes salariés militants répartis sur tout le territoire, qui, secondés par une petite centaine de bénévoles, constituent une vraie force offensive dédiée à plein temps aux questions juridiques. Ainsi, en 2022, FNE a travaillé sur plus de 380 dossiers à l’échelle nationale, auxquels se sont ajoutés des centaines de dossiers locaux.
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FNE et l’usage des contentieux comme arme politique
Trois de ses membres ont été auditionnés par le groupe de travail de François Molins, tandis que les dix autres personnes auditionnées étaient des hauts fonctionnaires. Et sans surprise, le rapport reprend l’analyse des représentants de FNE qui « soulignent l’action des préfectures, en donnant l’exemple de la pollution des cours d’eau par des pesticides agricoles ». « Sur le terrain, ces actions préfectorales non concertées avec l’autorité judiciaire aboutissent à des situations qui se résolvent lentement, quand elles se résolvent, et donnent un sentiment d’impunité profitable aux industriels », déplore encore FNE.
Cependant, alors que FNE aurait souhaité « que la police administrative de l’environnement soit confiée à une autorité administrative indépendante et non plus au préfet perçu comme le négociateur local des politiques publiques », les auteurs du rapport ont estimé « qu’un tel projet impose de trop importantes transformations institutionnelles » et « le choix a été fait d’imaginer une autorité administrative aux missions plus réduites ». D’où leur recommandation de créer une autorité administrative indépendante, « pour assurer notamment le suivi des sanctions de mise en conformité de la convention judiciaire d’intérêt public ». L’idée d’une nouvelle autorité compétente en matière de contrôle environnemental figurait déjà parmi les propositions formulées par la Convention citoyenne pour le climat remises au président de la République en juin 2020.
Renforcer la formation au contentieux de l’environnement
Le rapport recommande également de « renforcer la formation de l’ensemble des acteurs du contentieux de l’environnement ». À cette fin, le groupe de travail évoque la possibilité que l’École nationale de la magistrature (ENM) « conçoive des mallettes pédagogiques susceptibles d’être utilisées dans le cadre des formations déconcentrées ». Non sans ajouter : « Le tissu associatif au sérieux reconnu, tel que les membres de la fédération France Nature Environnement, peut également contribuer à enrichir le contenu de ces formations. » De fait, on constate désormais la présence régulière de responsables de FNE aux formations organisées par l’ENM, « afin d’accompagner l’émergence d’une véritable justice environnementale et relever le défi de l’effectivité ».
Mobilisation des ONG
Comme le rapport n’a pas joui du retentissement espéré à sa publication, François Molins s’est allié à la militante écologiste Camille Étienne pour lancer un appel au président Macron, intitulé « Nous demandons justice pour l’environnement ».
Signé par diverses associations écologistes, comme FNE, Greenpeace, la Ligue pour la protection des oiseaux, Générations Futures, ainsi que par des associations de professionnels de l’action publique (Union syndicale des magistrats, Syndicat de la magistrature, Le Lierre), et par diverses personnalités écologistes comme Corinne Lepage, José Bové ou Éva Joly, cet appel a été publié en une du Nouvel Observateur le 23 mai 2024, reprenant pour l’essentiel les conclusions du rapport de 2022 : « La réponse pénale à la délinquance environnementale – troisième activité criminelle la plus rentable dans le monde – demeure insignifiante. Ce contentieux représente moins de 1% des affaires jugées par les tribunaux français, contre 2 % dans les années 1990. »
Déplorant qu’« une majorité d’atteintes se règlent par des procédures alternatives (rappel à la loi, régularisation…) » et que « les condamnations prononcées demeurent, dans l’immense majorité des cas, dérisoires », l’appel propose d’augmenter les budgets alloués aux tribunaux amenés à traiter des affaires environnementales, de former et de recruter davantage de procureurs, bref « de mettre enfin sur pied un véritable service d’enquête environnementale ». Il insiste également sur le renforcement nécessaire de la législation actuelle, « toujours inadaptée, en adoptant des lois plus robustes, plus compréhensibles, et plus contraignantes pour dissuader les contrevenants ».
Le collectif des Robes vertes et AFMJE
Cependant, les ONG écologistes ne sont pas les seules à accompagner cette dynamique. Magistrate référente de l’environnement au parquet du tribunal judiciaire de Nancy, Natacha Collot a ainsi fondé en 2021, avec quelques dizaines d’autres magistrats, le modeste collectif des Robes vertes.
« Nous voulons mettre en œuvre une vraie justice environnementale : faire appliquer la loi avec la même rigueur et le même systématisme que pour les autres contentieux », explique-t-elle au Nouvel Observateur. Refusant de se voir étiquetée de « magistrate militante », elle regrette surtout d’être principalement saisie d’infractions commises par des particuliers, plus rarement d’infractions commises par des exploitants agricoles et absolument jamais d’infractions perpétrées par les industries.
Natacha Collot fait également partie des membres fondateurs d’une structure plus importante, lancée en juin 2021 : l’Association française des magistrats pour la justice environne- mentale (AFMJE). François Touret de Coucy, administrateur de l’AFMJE et procureur de la République adjoint près le tribunal judiciaire de Grenoble, explique que cette association a été conçue « comme une société savante ayant pour objet principal de diffuser le droit de l’environnement parmi ses adhérents, professionnels de l’ordre judiciaire ». Et il précise : « Conformément au statut de la magistrature, l’AFMJE est apolitique et n’a pas d’objectif militant. Ainsi, nous n’œuvrons pas pour la défense de l’environnement en tant que telle mais pour la bonne connaissance et donc la bonne application du droit environnemental. »
Un positionnement surprenant dès lors qu’il reconnaissait dès janvier 2024 envisager une collaboration avec FNE encadrée par une convention de partenariat « afin notamment de mieux traiter les signalements aux atteintes à l’environnement ou faire un lien plus efficace avec les services d’enquête ». Ce projet s’est d’ailleurs concrétisé le 4 juin 2024, avec la signature d’une convention de partenariat entre FNE de l’Isère et le tribunal judiciaire de Grenoble. Dans le dessein, d’une part, d’organiser la création de stages de sensibilisation assurés par FNE, qui seront imposés aux auteurs d’atteintes légères à l’environnement, et d’autre part, de permettre l’échange d’informations entre le parquet de Grenoble, FNE de l’Isère et l’Office français de la biodiversité (OFB) en s’appuyant sur Sentinelles de la nature, la plateforme mise en place à l’initiative de FNE.
Son objectif est donc clairement affiché : pouvoir mieux identifier et signaler les auteurs d’infraction, et seconder le travail des enquêteurs de l’OFB. Faut-il rappeler qu’en 2019, FNE et Eau et Rivières de Bretagne (membre de FNE), toutes deux signataires de l’appel des coquelicots pour l’interdiction de tous les pesticides, avaient fait cause commune dans une campagne de délation sur l’application Sentinelles de la nature, en invitant le public à « signaler la présence de champs orange », c’est-à-dire traités aux herbicides ?
Vers un basculement du droit ?
Il est à craindre que ces partenariats malheureux entre magistrats et associations radicalement opposées à l’agriculture conventionnelle ne fassent que se multiplier et se renforcer, entraînant de la sorte un passage de contentieux qui traitaient de l’environnement à des contentieux « pour l’environnement ».
« C’est ce basculement majeur, que nous vivons sur certains territoires » confirme l’experte en droit de l’environnement Carole Hernandez Zakine, convaincue que les actions contentieuses incessantes de la part de FNE en particulier ne visent pas tant des victoires systématiques devant les juges qu’une formation active de ces derniers aux questions environnementales « afin d’obtenir, un jour ou l’autre, des décisions favorables à leurs thèses ».
« Ce qui est en jeu, c’est, à travers les décisions judiciaires, la réécriture d’un droit que les associations environnementales n’estiment pas assez favorable à leur cause », résume Carole Hernandez Zakine.