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Réalisateur de documentaires et journaliste, Guillaume Coudray vient de publier De l’essence dans nos assiettes – Enquête sur un secret bien huilé (Éditions La Découverte) affirmant qu’« un poison invisible a infiltré la chaîne alimentaire ». Décryptage.
Dans sa revue de livre du 26 septembre dernier, le journaliste du Monde Stéphane Foucart félicitait Guillaume Coudray pour sa « passionnante enquête » sur l’hexane, un solvant utilisé pour l’extraction de l’huile, qui « repose sur la même rigueur et la même minutie » que celle du même auteur sur les nitrites en charcuterie et dont il avait réalisé un Cash Investigation pour Élise Lucet. Rigueur, dites-vous ?
La construction d’un narratif
Une lecture attentive de l’ouvrage suggérerait plutôt un narratif construit sur une présentation sélective des faits et données – lorsqu’il ne s’agit pas tout simplement d’affirmations fausses – dont le seul objectif est de créditer la thèse imaginaire de l’auteur. Une construction analogue à celle utilisée par… Stéphane Foucart.
Autant le dire tout net : ce livre s’inscrit dans une campagne franco-française, qui ne va absolument rien changer au niveau mondial dans la trituration d’huile et de tourteaux.

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Certes, sur les 250 pages que compte le livre, tout n’est pas à jeter. Il y a même quelques chapitres passionnants, dont celui sur les effets délétères des substances lipophiles sur le cerveau – même si l’auteur oublie de mentionner que c’est aussi le cas du cannabis avec, dans un seul joint, une concentration de tétrahydrocannabinol (THC) qui n’a rien à envier aux éventuelles traces d’hexane que l’on retrouverait dans l’alimentation humaine. Très intéressants aussi sont les chapitres concernant les origines de l’extraction par solvant, et celle par l’hexane en particulier, à ceci près que cette histoire n’annonce nullement une « catastrophe sanitaire », mais qu’elle est plutôt la marque d’une belle prouesse technologique ayant permis une révolution dans le secteur de l’alimentation. Une révolution réalisée au profit des consommateurs du monde entier, principalement parce que l’automatisation du processus d’extraction des graines par les solvants permet une réduction quasi totale de la main-d’œuvre, et donc une amélioration considérable de sa rentabilité.
Le décor
Comme dans tout bon livre, il convient d’abord de planter un décor captivant. L’auteur s’y applique dès son introduction, sous un titre intrigant : « Un secret bien gardé : un hydrocarbure dans la chaîne alimentaire », et il enchaîne avec la promesse de futures révélations : « Dans ses arrière-cuisines, l’industrie agroalimentaire cacherait un secret : l’hexane. » Pour réussir à capter définitivement toute l’attention du lecteur, il n’oublie pas de distiller un soupçon de complotisme en affirmant que « l’industrie agroalimentaire a perfectionné l’art de la dissimulation ».
Autant le dire tout net : ce livre s’inscrit dans une campagne franco-française, qui ne va rien changer au niveau mondial dans la trituration d’huile et de de tourteaux
Même s’il est vrai que l’usage de l’hexane comme auxiliaire technologique n’est pas connu du grand public, pas plus d’ailleurs que celui du vanadium dans les voitures électriques ni du tantale dans les puces informatiques, on a néanmoins du mal à croire l’auteur lorsqu’il nous assure qu’il aurait découvert un « secret ».
De quel secret bien caché peut-il donc s’agir, alors que, comme l’écrit l’auteur, ce solvant a fait l’objet de nombreux débats, de multiples évaluations scientifiques par des comités d’experts et de vives polémiques entre toxicologues ? « Au total, dès la fin des années 1960, la toxicité de l’hexane pour le système nerveux est parfaitement identifiée par la recherche japonaise », admet-il ainsi. Et de préciser : « Ces connaissances sont partiellement relayées en France et en Italie. »
— Lire aussi : La nouvelle croisade du député Ramos : interdire l’hexane
« En février 1973, l’hexane est officiellement reconnu en France comme cause de maladie neurologique », écrit ensuite Coudray, avant de conclure : « Cela fait plus d’un demi-siècle que l’effet destructeur de l’hexane sur le système nerveux et l’appareil reproductif est documenté. » En fait de « secret », ce serait plutôt un secret de… polichinelle !
En réalité, la lecture de l’ouvrage de Coudray apporte au contraire la certitude que l’histoire de l’hexane, qui a débuté dans les années 1920, est tout à fait transparente.
La thèse de l’incompétence des agences sanitaires
Ensuite, l’auteur élabore sa thèse : tout repose sur l’affirmation de l’existence d’un danger qui ne serait pas pris en compte par les autorités compétentes. La rhétorique est classique et le refrain connu : toutes les agences sanitaires du monde en charge de protéger la santé des consommateurs feraient mal leur travail, car toutes seraient soumises au lobbying intense du tout-puissant monde de l’agroalimentaire, dont le seul objectif, dans un système capitaliste, consiste à engranger des profits.
Autrement dit, il décline la version de la gauche radicale sur le thème du « tous pourris ». « La réglementation est longtemps restée étrangement permissive, comme paralysée face aux intérêts économiques des multinationales qui dominent le secteur des oléagineux », assène Coudray. « Depuis que le rôle de la 2,5-hexanedione a été identifié, des milliers d’articles scientifiques lui ont été consacrés », poursuit-il, en insistant sur le fait que « ses effets délétères » sont connus.
Selon l’auteur, il existerait des solutions, mais cela implique l’abandon de la recherche à tout prix de la rentabilité pour revenir au bon vieux temps
Et de conclure que ces milliers d’articles scientifiques seraient sciemment ignorés par nos experts en raison d’intérêts économiques, tandis que lui, journaliste d’investigation et chevalier blanc de la défense du consommateur, aurait rassemblé les « preuves » de cette défaillance généralisée. Quant au lecteur, à moins de connaître déjà le dossier, il n’a aucun moyen de vérifier les propos de l’auteur ni de contextualiser ses affirmations. Cette façon de procéder s’inspire sans surprise de la fameuse « méthode Lucet ».
Parmi les nombreux exemples possibles, un seul suffira pour démonter ce procédé. « À la demande des autorités européennes, un panel d’experts de l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa) a été chargé de dire si une réévaluation des risques liés à l’utilisation de l’hexane était nécessaire », écrit l’auteur – jusque-là, c’est juste –, et il assure ensuite que ces derniers ont estimé que « la réglementation en vigueur ne permet pas de protéger la population de façon appropriée » – ce qui est complètement faux ! Car, certes, l’Efsa a décidé de faire une mise à jour de ce dossier, comme c’est la règle pour tous les dossiers sanitaires, afin de modifier éventuellement ses conditions d’usage, mais à aucun moment l’Efsa ne suggère que la population ne serait pas « protégée de façon appropriée ». Bien au contraire. La preuve en est qu’aucun signal d’alarme concernant les résidus d’hexane dans les aliments n’a été émis. Le commissaire à la santé Olivér Várhelyi l’a d’ailleurs confirmé dans une réponse aux députés socialistes Biljana Borzan et Christophe Clergeau : « Dans son rapport sur la nécessité d’une réévaluation de la sécurité de l’hexane utilisé comme solvant d’extraction dans la production de denrées alimentaires et d’ingrédients alimentaires publié le 13 septembre 2024, l’Autorité européenne de sécurité des aliments n’a relevé aucun problème sanitaire immédiat lié à l’exposition orale à l’hexane. »
Or, ces propos, bien évidemment connus de l’auteur, ne figurent nulle part dans son livre. Cette pratique, qui consiste à faire une présentation sélective des faits donnant du crédit à son opinion en passant sous silence les éléments qui la contredisent, se nomme le « cherry picking ». C’est un procédé trompeur, classiquement utilisé pour obtenir le biais de confirmation souhaité.
Retour en arrière
On en vient à la conclusion du livre, qui est tout ce qu’il y a de plus prévisible. Selon l’auteur, il existerait des solutions, mais cela implique l’abandon de la recherche à tout prix de la rentabilité – sous-entendu du capitalisme –, pour revenir au bon vieux temps, décrit avec romantisme dès le premier chapitre, lorsque « l’olivier livre son nectar sous la simple pression des mains, pratique attestée dès les premières lueurs de l’histoire écrite », et « dans cette atmosphère feutrée d’un moulin traditionnel, qu’une symphonie sensorielle accueille le visiteur ». Mais s’il le déplore, l’auteur est bien obligé de le reconnaître : « Là où les méthodes traditionnelles laissaient jusqu’à 20 % d’huile dans les graines, l’hexane permet d’extraire la quasi-totalité des lipides. » Eh oui, encore une fois, ce sempiternel problème de rentabilité…Qu’on se rassure : « Cette technique traditionnelle [mécanique] continue d’exister à l’échelle artisanale », nous apprend-il un peu plus loin.
Il resterait juste à convertir la trituration des quelque 3 millions de tonnes par an nécessaires aux besoins français. Mais ça, ce n’est pas son problème
Et elle a été adoptée par la filière bio : « Toute la chaîne de production – de l’agriculteur jusqu’au transformateur – s’organise exclusivement autour de procédés sans hexane, conformément au règlement européen. » Bref, des alternatives existent et il en cite pour preuves l’usine de Centre Ouest Céréales, avec 720 tonnes traitées quotidiennement, celle de Soja Press avec une capacité annuelle de 14 000 tonnes, et celle d’Extrusel avec 87 000 tonnes chaque année.
Il resterait juste à convertir la trituration des quelque 3 millions de tonnes par an nécessaires à l’approvisionnement français. Mais ça, ce n’est pas son problème…


