Avec l’arrêt rendu par la cour d’appel administrative de Paris le 3 septembre, dans une affaire qui opposait l’État français à plusieurs associations écologistes, l’Anses se trouve, encore une fois, mise en porte-à-faux
Sans surprise, les associations requérantes (dont Pollinis, Notre affaire à tous et Biodiversité sous nos pieds) ont salué l’arrêt de la cour d’appel administrative de Paris du 3 septembre dernier par un communiqué de presse se glorifiant d’avoir obtenu une « victoire historique » et « une défaite cinglante pour la science réglementaire », car la cour reconnaît ainsi « des carences de l’État dans l’évaluation des risques ». En termes plus directs, cela revient à dire que les protocoles suivis par l’Anses ne permettraient pas de garantir la sécurité sanitaire et environnementale des produits pour lesquels l’agence délivre des autorisations de mise sur le marché (AMM).

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Le jugement de la cour d’appel
Cet appel fait suite au jugement rendu le 29 juin 2023 par le tribunal administratif de Paris, qui avait constaté « l’existence d’un préjudice écologique résultant du fait de l’usage des produits phytopharmaceutiques ». Il revenait donc aux magistrats d’examiner si ce préjudice pouvait effectivement être attribué à « des manquements de l’État », comme avait alors conclu le tribunal de Paris
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Or, si la cour d’appel a écarté l’essentiel des arguments invoqués par les associations requérantes, dont la mise en cause de l’État pour ne pas avoir respecté la trajectoire prévue par les plans Écophyto ni ses obligations relatives aux eaux souterraines et de surface contre les incidences des pesticides, en revanche, elle a estimé que l’Anses a failli « dans sa mission d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques » . En précisant que, si ces carences ne sont pas, en elles-mêmes, à l’origine du préjudice écologique, elles « ont nécessairement eu pour effet de contribuer à son aggravation ». Et de conclure que l’Anses, par des AMM « délivrées à tort ou sans être assorties des prescriptions ou restrictions d’utilisation de ces produits qui auraient été nécessaires », contribuerait au préjudice écologique que provoque leur usage.
Un malheureux courrier de l’Anses
Sur quels éléments se base donc la cour pour juger que les experts de l’Anses ne font pas correctement leurs évaluations ? Pour faire simple, les magistrats, emboîtant le pas aux associations requérantes, estiment que, dans son protocole d’évaluation, l’agence ne prend pas en compte le « dernier état des connaissances scientifiques et techniques » de la matière active en consultation. « Certes, poursuivent les magistrats, la réglementation européenne qui régit ce domaine permet de se référer aux documents d’orientation, émanant de la Commission européenne, disponibles au moment de la demande d’autorisation ; mais, ainsi que le juge la Cour de justice de l’Union européenne, si ces documents ne reflètent plus suffisamment l’état actuel des connaissances, les États doivent fonder l’évaluation des produits sur les données scientifiques disponibles les plus fiables et les plus récentes. »
Les magistrats, emboîtant le pas aux associations requérantes, estiment que, dans son protocole d’évaluation, l’agence ne prend pas en compte le « dernier état des connaissances scientifiques et techniques » de la matière active en consultation
Une exigence confirmée par l’agence elle-même dans un courrier adressé à Pollinis le 29 février 2024, qui a, sans surprise, été mentionné par la cour d’appel. L’agence y rappelait en effet qu’« il résulte de l’avis du conseil scientifique de l’Anses précité qu’il recommande à l’agence de ne pas limiter l’évaluation des risques à une expertise restreinte aux documents d’orientation et de tenir compte des connaissances scientifiques les plus récentes ». C’est donc ce point, mis en avant par les associations, qui a été repris par les magistrats pour contester la délivrance de certaines AMM. « Par suite et sans qu’il soit besoin de saisir la Cour de justice de l’Union européenne de questions préjudicielles, les associations requérantes sont fondées à soutenir que, s’agissant en particulier des effets que font courir les pesticides sur les espèces non-ciblées, l’Anses ne peut être regardée comme assurant une mise en œuvre satisfaisante du règlement européen », conclut ainsi la cour d’appel.
Par conséquent, elle enjoint à l’État, « de mettre en œuvre une évaluation des risques présentés par les produits phytopharmaceutiques à la lumière du dernier état des connaissances scientifiques, notamment en ce qui concerne les espèces non-ciblées, […] et de procéder, le cas échéant, au réexamen des autorisations de mises sur le marché déjà délivrées et pour lesquelles la méthodologie d’évaluation n’aurait pas été conforme à ces exigences ».
Un document guide inapplicable et inappliqué
« Le fait que la cour ait utilisé l’expression “le cas échéant”, c’est-à-dire sans préciser de quelles AMM il s’agit, et qu’aucune astreinte financière n’ait été imposée, montre les limites de cet arrêt. Cependant, le flou dans cette écriture ne permet pas de savoir si cette injonction porte uniquement sur le sujet des espèces non-ciblées ou si elle ouvre la porte à une exigence plus générale, dont se saisiraient les contestataires de l’Anses dans d’autres cas de figure », alerte Sylvain Pelletreau, avocat spécialisé dans le domaine environnemental.
Réagissant à cet arrêt, Phyteis, l’association qui regroupe les producteurs de produits phytosanitaires, souligne pour sa part que « la cour ne remet pas en cause le processus d’évaluation des produits phytopharmaceutiques ni de leur autorisation de mise sur le marché ». « La cour s’est penchée sur une question précise, à savoir si l’Anses avait mis en œuvre la méthodologie correspondant au document guide de l’Efsa de 2013, concernant “les essais de toxicité chronique et sur le développement larvaire des abeilles et autres insectes pollinisateurs”. Or, ce document guide de 2013 était inapplicable à l’époque de la délivrance de ces AMM. Il n’a d’ailleurs jamais été adopté au niveau européen, faute de tests standardisés disponibles », rappelle Yves Picquet, le président de Phyteis. À l’encontre de l’avis des magistrats, les experts de l’Anses avaient en effet estimé « inapplicable » en l’état ce document guide. Selon eux, ils auraient d’autant moins commis de manquement que les réponses qui auraient pu être apportées aux questions posées par le document guide, certes intéressantes, restent accessoires dans la délivrance d’AMM, aucune agence, ni en Europe, ni ailleurs dans le monde, ne se basant sur un tel document guide pour ses AMM.
— Voir la vidéo : Délivrance des AMM par l’Anses : le boulet au pied de l’agriculture française / video
Sortir de l’impasse judiciaire
On ne peut qu’établir le constat que cet arrêt vient allonger la liste déjà bien fournie de cas où des magistrats se sont substitués aux experts de l’Anses pour définir quel serait le protocole scientifique le plus adéquat pour la délivrance d’AMM.
« Apprendre par la presse que des magistrats mettent en cause ces AMM me pose un sérieux probème. Que faire et qui croire alors ? » , s’interroge François Arnoux, producteur de céréales en Vendé
« En tant qu’utilisateur de produits phytosanitaires, je me fie aux indications qui figurent sur les AMM. Apprendre par la presse que des magistrats mettent en cause ces AMM me pose un sérieux problème. Que faire et qui croire alors ? », s’interroge François Arnoux, producteur de céréales en Vendée. Cet état de fait, en effet insupportable, est dû au transfert de compétences opéré en 2015, qui a eu pour conséquence de modifier radicalement la fonction de l’agence. Devenue depuis cette date l’agence qui accorde les AMM, l’Anses ne peut plus se prévaloir de son rôle d’arbitre scientifique au service des citoyens et des magistrats. Étant à la fois juge et partie, elle ne peut plus apporter l’éclairage nécessaire afin de trancher les contentieux. D’où l’impérieuse nécessité de lui redonner son indépendance et sa crédibilité en lui retirant la mission politique qui consiste à décider si un produit peut ou non être autorisé, tout en maintenant son rôle consultatif pour la rigueur incontestable de son expertise. Et pourquoi ne pas profiter de cette restitution pour réfléchir à une délivrance européenne ou par zones (zone sud, zone nord), à laquelle l’Anses prendrait naturellement part, à l’instar de ce qui se fait déjà pour les biocides ou les nouvelles variétés de semences ? Ce qui aurait le mérite supplémentaire de mettre fin aux distorsions de concurrence entre les États membres…


