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L’agriculteur doit redevenir un réducteur de risques

Entretien avec François Ewald, philosophe, membre de l’Académie des technologies et co-auteur de l’ouvrage Le principe de précaution, paru dans la collection Que sais-je ?.

Depuis le Grenelle de l’environnement de nombreux agriculteurs ont l’impression que leur métier est mal compris par la population. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Pendant très longtemps, l’agriculteur a été perçu comme un réducteur de risques. En effet, sa fonction dans la société consiste à fournir de la nourriture, c’est-à-dire à préserver la population du risque de famine. Cette menace était encore réelle il y a une cinquantaine d’années, à la sortie de la Seconde guerre mondiale. Ce n’est donc que très tardivement dans l’histoire de l’humanité que l’agriculture a permis aux sociétés de disposer d’une nourriture abondante. Ce qui n’est d’ailleurs pas encore le cas partout dans le monde, comme en témoigne la flambée des cours des matières agricoles au printemps 2008, qui a été à l’origine d’émeutes dans de nombreux pays.

Cependant, gérer le risque de famine n’est pas une mince affaire ! En effet, produire de la nourriture implique de faire face à une série d’incertitudes. D’une part, l’agriculteur doit choisir son assolement en fonction de ce que sera la demande l’année suivante. Ensuite, il doit acheter des semences dont le rendement varie en fonction de plusieurs facteurs – le principal étant le climat. Enfin, il lui faut vendre sa récolte. Là-aussi, l’agriculteur doit faire face à un risque : celui de la forte volatilité des prix agricoles, qui est une constante dans
l’économie de ce secteur. Ce qui explique que de nombreuses inventions en matière de gestion des risques financiers (comme les contrats à terme) proviennent de l’agriculture. C’est pour réduire cet ensemble de risques qu’a été mise en place dans les pays industrialisés une politique agricole très efficace, qui s’appuie sur des mesures agronomiques et économiques. Grâce à ces mesures, l’agriculture a pu répondre de façon satisfaisante aux besoins alimentaires de la population et faire disparaître, en tout cas dans nos pays, le risque de pénurie. Le Salon de l’agriculture, grande foire à caractère national et rendez-vous incontournable des responsables politiques, symbolise cette symbiose entre le monde agricole et le reste de la société.

Cependant, en parallèle, la perception du risque a changé. Alors qu’on considère aujourd’hui qu’il est normal d’avoir une assiette pleine, que la disette ou la famine à l’africaine ne soient plus d’actualité, cette agriculture stable et abondante est au contraire devenue, aux yeux du consommateur, productrice de risques. Pas en termes de manque mais en termes de qualité alimentaire. En effet, les dernières années ont été marquées par des crises sanitaires d’origine agricole, la plus sévère ayant été celle de la vache folle. Lors de cette crise, on a découvert que les agriculteurs, que l’on imaginait proches de la terre, appartenaient à un système de production intégré, dominé par de grands groupes agroalimentaires. L’image du métier de l’agriculture s’est brouillée. Censé être du côté de la nature, avec toute la mythologie qui l’entoure, l’agriculteur s’est retrouvé du côté du monde économique et financier. Un monde qui n’inspire plus confiance. D’ailleurs – et ce n’est pas anodin –, en France, contrairement au Royaume-Uni, l’histoire de la vache folle a réellement démarré avec le cas du négociant-exploitant de bestiaux de Beuzeville (Eure), placé en garde à vue suite à une enquête du SRPJ portant sur la vente d’un lot suspect de bovins dont la viande avait été vendue dans plusieurs enseignes de Carrefour. On a alors découvert des manoeuvres frauduleuses. Enfin, avec l’usage des farines animales, le citoyen a également « découvert » que l’ingénierie agricole, c’est-à-dire la recherche, pouvait être néfaste. En tout cas plus dangereuse que bénéfique, et par conséquent irresponsable. C’est à cette occasion que l’utilisation du principe de
précaution a acquis son titre de noblesse.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le débat actuel sur les pesticides, qui est devenu un vrai enjeu de société. Certes, la question de la dangerosité des pesticides ne date pas d’aujourd’hui. Déjà à la fin des années cinquante, la biologiste américaine Rachel Carson, auteur du fameux livre Le Printemps Silencieux, publié en 1962, avait mobilisé l’opinion publique contre les pesticides de synthèse. Ce qui est nouveau, c’est la façon dont la problématique des pesticides est posée. Ces produits, développés afin de réduire certains risques – ceux liés aux effets des ravageurs sur les cultures –, sont devenus de manière singulière le symbole même de l’agriculteur qui produit des risques. Les OGM posent exactement le même problème. Pour l’agriculteur, cette technologie s’inscrit dans un processus qui lui permet de réduire les risques, alors que pour le consommateur, les plantes génétiquement modifiées sont perçues comme un risque supplémentaire d’autant plus inutile qu’il peut parfaitement s’en passer. L’agriculture biologique, qui est avant tout une filière économique, répond en revanche d’abord à un besoin lié à cette perception du risque que j’ai mentionnée : les consommateurs pensent que l’agriculture bio est plus saine parce qu’elle est moins trafiquée. C’est-à-dire qu’elle n’est pas considérée comme étant liée à l’industrie agroalimentaire plus préoccupée par les profits que par la qualité. En outre, elle est perçue comme un type d’agriculture qui ne détruit pas la nature, contrairement à l’agriculture conventionnelle. Or, pour le citoyen, la question de l’environnement est devenue une question fondamentale.

Comment expliquez-vous ce changement d’attitude de la population ?

Le regard que la société porte sur l’environnement n’est plus le même qu’il y a encore quelques années. La France d’aujourd’hui est profondément marquée par une forme de « révolution verte » qui tire en partie son inspiration de la philosophie de Jean-Jacques Rousseau. Je dirais même que la passion politique dominante, de l’élite intellectuelle la plus parisienne à la France la plus profonde, est le néo-rousseauisme. À l’instar de Rousseau, nous pensons que « le mal est incontestablement notre ouvrage ». C’est d’ailleurs ainsi que le philosophe expliquait les 30 000 victimes causées, il y a 250 ans, par l’effroyable tremblement de terre qui a ravagé la plus riche capitale du monde de l’époque : Lisbonne. Dans sa Lettre sur la providence rédigée le 18 août 1756, Rousseau répondait à Voltaire : « Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et, quant aux maux physiques, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie ; la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. » Évoquant le manque de sagesse des Portugais, Rousseau ajoutait : « Convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul ». À l’accueil si reposant de la nature et de ses paysages, nous avons plongé l’homme dans un milieu hostile créé de toutes pièces, explique le philosophe. Nos instruments, nos artifices, tentent de détourner la nature d’elle-même : alors elle se venge. Si nous ne prenons garde, nous déréglerons le climat, et l’humanité connaîtra le pire. Ainsi, à longueur d’articles, la presse nous rappelle que nous sommes des briseurs d’harmonie. Nous rendons la terre et la vie invivables en créant des environnements artificiels remplis d’objets empoisonnés. Il est donc urgent d’arrêter de mal faire. Bien entendu, il ne s’agit pas de perdre notre niveau de confort ; simplement de dire : « restons là », « protégeons-nous ». Ce qui explique que la tendance majoritaire de la société soit protectionniste : on se protège de l’autre. Mais il existe également une tendance plus extrême, que l’on trouve chez le Rousseau du Discours sur les sciences et les arts, qui consiste à dire qu’il faudrait réparer, remettre les choses en état, revenir en arrière. Bref, retrouver un âge d’or d’autant plus mythique qu’il n’a jamais existé !

À l’opposé, Sigmund Freud indique dans Malaise dans la civilisation que l’homme a su asservir la nature à la technique en en tirant toujours profit. Le psychanalyste viennois écrit qu’« au cours des dernières générations, l’humanité a fait accomplir des progrès extraordinaires aux sciences physiques et naturelles, et à leurs applications techniques : elle a assuré sa domination sur la nature d’une manière jusqu’ici inconcevable. Les caractères de ces progrès sont si connus que l’énumération en est superflue. Or, les hommes sont fiers de ces conquêtes, et à bon droit. » Certes, il note également que « cet asservissement des forces de la nature, cette réalisation d’aspirations millénaires, n’ont aucunement élevé la somme de jouissances que les hommes attendent de la vie. Ils n’ont pas le sentiment d’être pour cela devenus plus heureux. » Ce qui l’amène à la conclusion que « la domination de la nature n’est pas la seule condition du bonheur, pas plus qu’elle n’est le but unique de l’oeuvre civilisatrice, et non que les progrès de la technique soient dénués de valeur pour ”l’économie” de notre bonheur. »

Notre niveau de vie élevé, qui résulte de ces conquêtes, a un prix : exercer sans relâche nos défenses face à la nature, sans quoi l’humanité s’expose aux pires catastrophes. D’ailleurs, c’est le principal risque que comporte l’agriculture biologique, qui peut se montrer très dangereuse dans la mesure où elle se prive de certaines techniques. Par exemple, un compost naturel mal traité ou mal entreposé peut être à l’origine de contaminations mortelles. En réalité, aujourd’hui plus que jamais, l’homme doit sa survie à la technique, et c’est grâce à elle qu’il arrive à maintenir un rapport de forces avec la nature qui soit en sa propre faveur. Le jour où il réduit sa capacité d’utiliser des techniques, il se remet en danger. C’est ce que nous risquons de redécouvrir d’une manière ou d’une autre…

Comment les agriculteurs peuvent-ils retrouver la confiance de la société ?

La crise de confiance que perçoit le monde agricole provient du fait qu’il n’a pas anticipé ce renversement de perception, qui a fait de lui un producteur de risques potentiel après avoir été un réducteur de risques. Cependant, il ne faut pas oublier que le capital positif dont bénéficie l’agriculteur aux yeux de la société reste considérable. Pour le moment, il est « simplement » abimé. Il y a comme une déception, mais la sympathie envers le monde agricole existe toujours. La France étant depuis fort longtemps liée à son agriculture et à ses agriculteurs, je reste plutôt optimiste. Toutefois, ce qui n’a pas arrangé les choses, c’est que dans la période récente, les agriculteurs se sont montrés très divisés.

Pour être un peu caricatural, on pourrait dire qu’il y a des partisans de deux formes d’agriculture : la vieille culture du paysan, qui serait la bonne parce que non industrielle, et que défend José Bové ; et l’agriculture productiviste, représentée par la FNSEA, dont le discours est inaudible car il semble hésiter au milieu des préoccupations environnementalistes. Grâce à son alliance avec les écologistes, José Bové est davantage en phase avec ce néo-rousseauisme que j’ai décrit et qui est majoritaire dans la société française. Alors que dans d’autres temps, la Conf’ serait apparue comme le lobby des attardés, aujourd’hui, c’est la FNSEA qui a brusquement vieilli ! Elle n’est plus le moteur de la modernité.

Pourtant, la FNSEA communique beaucoup sur le concept d’une agriculture plus verte ?

Pour moi, l’enjeu ne consiste pas à « verdir » un discours. Ceci revient au mieux à pratiquer une stratégie d’adaptation. Je pense que l’agriculteur est appelé à jouer un rôle social beaucoup plus fondamental. Qu’il le veuille ou non, il fait partie des référents de la nation. C’est-à-dire qu’il peut tenir un discours sur l’avenir de la société qui peut parfaitement être entendu. Les vraies questions sont donc de savoir à quelles conditions l’agriculteur est capable de retrouver ce rôle, et s’il possède les capacités et les formes d’organisation qui permettent de l’exprimer. C’est quand même un comble que l’agriculteur, dont le métier consiste à oeuvrer avec la nature, et avec la vie, n’ait rien à dire sur le rapport entre l’homme, la culture et la nature ! Pourtant, pour le moment, le monde agricole est silencieux. Pire, ce débat a été monopolisé par le monde industriel, qui a tendance à réduire les problèmes à leur aspect scientifique et technique.

Il faut donc que les agriculteurs reprennent la parole pour expliquer leur métier. Et aussi qu’ils réfléchissent entre eux sur ce qu’est devenue leur fonction aujourd’hui. Quel message veulent-ils apporter à la société ? Aujourd’hui, les organisations agricoles sont essentiellement focalisées sur le lobbying et sur le fait d’adopter une stratégie qui consiste à demander à la société ce qu’il faut faire et ne pas faire. Ne faut-il as désormais passer à autre chose ? C’est en tout cas ce qu’a fait José Bové, dont l’exemple mérite d’être étudié par le reste du monde agricole. L’ancien leader syndical décline la question agricole dans toute sa diversité : culturelle, économique, sociale, éthique, etc. Aidé d’un syndicat très minoritaire, il a réussi à dominer des sujets aussi sensibles que les OGM !

Aujourd’hui, le monde agricole doit retrouver sa mission, ou plutôt redéfinir une nouvelle mission qui, en France, ne peut pas se restreindre au seul rôle nourricier. En effet, les agriculteurs sont en charge des richesses de la planète, représentées par l’eau et la couche de limon, c’est-à-dire de la fertilité de la terre. Comment exploiter ces richesses universelles ? C’est un débat qui interpelle tout le monde et qui ne peut être mené en vase clos : il faut y impliquer le reste de la population.

Comment peuvent-ils s’y prendre ?

Tout simplement en reprenant la parole partout où cela est possible : que ce soit dans les assemblées générales annuelles des caisses locales du Crédit agricole ou de Groupama, ou dans les conseils municipaux, qui devraient tous compter en leur sein au moins un agriculteur. Retrouver la confiance des Français n’est pas une tâche insurmontable. Mais cela implique au préalable trois impératifs. Le premier consiste à relever le défi des valeurs. En effet, on ne peut pas rester avec l’imaginaire du « jardin potager» et de la culture bio. Le deuxième, plutôt d’ordre organisationnel, consiste à réfléchir aux formes d’organisation susceptibles à la fois de produire et de porter ce nouveau discours. Enfin, le dernier impératif suppose de construire un discours autour de la « responsabilité sociale des agriculteurs ». Il s’agit de répondre aux questions suivantes : qu’est-ce qu’une agriculture responsable et quelle est la responsabilité de l’agriculture et des agriculteurs dans le monde de demain ? À travers ce concept s’exprime aussi la reconnaissance d’une interdépendance, à savoir que la société a aussi besoin du monde agricole.

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