Dans un document publié en septembre 2015, l’Ifoam réécrit à sa façon l’histoire de l’agriculture biologique et fait la promotion d’une ère nouvelle
En raison du Covid-19, la France ne pourra pas accueillir le Congrès mondial de l’agriculture biologique, prévu à Rennes la semaine du 21 au 27 septembre 2020. Cet événement, qui devait réunir plus de 2 000 personnes, « pour échanger et débattre de l’agriculture biologique d’aujourd’hui et de demain », a été reporté à septembre 2021. Son organisatrice – l’Ifoam (la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique) – prévoyait d’y faire connaître plus largement sa stratégie Bio 3.0, censée contribuer à amplifier la croissance du secteur bio.
Peu connue en France, mais influente
Basée en Allemagne, à Bonn, l’Ifoam, qui est peu connue du public français, est dotée d’un budget consolidé de plus de 7 millions d’euros et constitue la principale structure internationale de lobbying du secteur bio.
Fondée en novembre 1972 par Roland Chevriot, alors président de Nature et Progrès, l’Ifoam œuvre pour promouvoir l’agriculture biologique dans le monde entier au travers de multiples actions, parmi lesquelles le lobbying auprès des responsables institutionnels représente officiellement une part importante. L’association s’appuie sur 851 « affiliés » présents dans plus de 125 pays, à savoir des associations membres (dont plus de 50% du chiffre d’affaires ou des activités de l’organisation sont liés à l’agriculture biologique), des associés (dont les activités liées au bio sont inférieures à 50%) et des soutiens (des adhérents individuels).
L’Ifoam compte parmi ses membres certaines organisations militantes. C’est le cas, par exemple, de l’association indienne Navdanya, fondée par la militante anti-OGM Vandana Shiva, ou encore de l’association américaine Organic Consumers Association, deux structures ayant par ailleurs été épinglées pour avoir diffusé des théories conspirationnistes.
Mais on y retrouve surtout les principaux acteurs économiques du lobby bio de chaque pays, comme par exemple l’Organic Trade Association aux États-Unis, les différentes branches de l’influent FiBL ( l’Institut de recherche de l’agriculture biologique ), l’AöL ( l’Association des transformateurs d’aliments biologiques ) en Allemagne, ou encore Demeter International, la structure de promotion de l’agriculture biodynamique. Du côté français, Nature et Progrès, le Synabio, la Fnab, l’Itab, Ecocert et le Mouvement de l’agriculture bio- dynamique font partie des adhérents les plus notables.
Et, comme le confirme son rapport annuel de 2019, le lobbying de l’Ifoam porte ses fruits. « Grâce au travail continu et infatigable d’Ifoam EU, le bio occupe une place importante dans l’agenda politique et est considéré comme un contributeur clé du Green Deal européen », se félicite Jan Plagge, président de l’Ifoam EU, qui ne cache pas son enthousiasme pour la stratégie « de la ferme à la table » lancée par la Commission européenne, dans la mesure où elle mentionne le bio comme un secteur clé pour réaliser les ambitions alimentaires du « Green Deal » européen. « Pour que l’agriculture biologique fasse partie de la solution, nous poursuivrons notre coopération et notre dialogue ouvert avec la nouvelle Commission et le Parlement », poursuit le président de l’Ifoam EU. Compte tenu de l’excellent lobbying pratiqué par l’Ifoam, il serait donc déraisonnable de ne pas prendre au sérieux ce que l’association propose de mettre en œuvre dans les années à venir, à savoir sa stratégie baptisée « Bio 3.0 ».
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Genèse de la Bio 3.0
C’est lors de son assemblée générale de novembre 2017, qui s’est tenue à New Delhi, capitale de l’Inde, que l’Ifoam a officiellement adopté cette nouvelle stratégie « Bio 3.0 ».
Évoqué pour la première fois en 2010 dans le Schleswig-Holstein à une réunion de fermiers allemands, dont le thème était « Révolution de l’agriculture bio – Bio 3.0», ce concept devint, sous l’impulsion de l’Ifoam, le sujet de réflexion principal du plus grand salon mondial de l’agriculture biologique, la BioFach, qui s’est déroulé en 2014 à Nuremberg.
Ses grandes lignes ont ensuite fait l’objet d’un document d’une quarantaine de pages intitulé Avec le bio vers une agriculture moderne et durable : une contribution à la discussion sur l’agriculture biologique 3.0. Rédigé par un groupe de travail international, comprenant notamment le directeur du FiBL, le président et le directeur de Bio Suisse et des représentants des fédérations bio autrichiennes et allemandes, il a été rendu public en septembre 2015.
Partant du constat que « malgré ses grandes réussites, l’agriculture biologique se trouvait toujours dans une niche », les auteurs y résument l’histoire de ce modèle de production en trois étapes. D’abord, la « Bio 1.0 », période qui a vu « une idée émerger», qui va de sa naissance en 1900 jusqu’à 1970. « L’agriculture biologique — ou écologie — a ses racines dans l’agriculture traditionnelle et dans des mouvements sociaux de la première moitié du XXe siècle », notent les auteurs, qui précisent que si « ces derniers étaient très hétérogènes », « ils avaient comme principal point commun le rejet de l’intensification et de l’industrialisation chimico-techniques de l’agriculture en général ».
Omettant à dessein de préciser que l’ensemble des pionniers de cette époque, comme l’anthroposophe ésotérique autrichien Rudolf Steiner, le français catholique intégriste Raoul Lemaire, l’aristocrate britannique Lady Eve Balfour, fondatrice de la Soil Association, ou encore l’éditeur américain Jerome Irving Rodale, qui a popularisé la bio aux États-Unis par sa revue Organic Farming and Gardening, étaient davantage porteurs d’une vision réactionnaire que « traditionnelle» du monde, ils admettent que l’agriculture biologique était alors parfaitement « insignifiante du point de vue économique ».
Vers la normalisation
La deuxième étape — la « Bio 2.0 » — a permis que « l’idée devienne une norme mondiale », expliquent les auteurs. Celle-ci débute en 1972, année de la création de l’Ifoam et de la mise en œuvre des premières lois visant à encadrer les pratiques de l’agriculture biologique. Pour Jean- Marc Lévêque, président de l’Ifoam France, la Bio 2.0 « correspond à la transcription des principes du mode de production biologique en textes de lois comme expression des normes et des schémas de certification actuels, tous nécessaires pour garantir ce mode de production auprès des acheteurs des produits biologiques ».
Il s’agit là des divers cahiers des charges privés, dont celui de l’Ifoam, de l’ordonnance bio de l’Union européenne ou encore de l’harmonisation de 80 ordonnances étatiques dans le Codex Alimentarius. Comme le souligne l’Ifoam, cette phase a permis « d’établir un marché de plus de 80 milliards de dollars annuels ».
Si on peut s’accorder sur le succès de cette « normalisation » du bio, on ajoutera qu’elle a marqué pour l’AB un véritable virage politique, les grands thèmes de l’agriculture biologique ayant alors été adoptés par la mouvance contestataire issue de Mai 68, la fameuse « nouvelle gauche » libertaire, antiautoritaire et technophobe, alors qu’ils étaient jusque-là principalement portés par les mouvements de type conservateur et réactionnaire.
Toutefois, cette période, qui s’est terminée en 2015, n’est pas davantage parvenue, selon les auteurs, à sortir l’AB de sa marginalité. « Bien que les nombreuses réalisations du mouvement biologique soient importantes et aient été reconnues dans le monde entier, la réalité est qu’après un siècle d’innovation et de bouleversements, l’agriculture biologique certifiée n’a même pas atteint 1% des terres agricoles mondiales ou de la consommation alimentaire », déplore ainsi le texte. D’où la nécessité de démarrer une nouvelle étape qui, comme le précise l’Ifoam, « vise à faire sortir le bio de sa niche actuelle et à positionner les systèmes biologiques comme faisant partie des multiples solutions nécessaires pour résoudre les énormes défis auxquels sont confrontées notre planète et notre espèce ». C’est la Bio 3.0.
Un programme en six points
« Si l’agriculture conventionnelle adoptait des pratiques véritablement durables, la nécessité d’une agriculture biologique certifiée cesserait d’exister », selon l’Ifoam, qui regrette que l’agriculture bio soit « rarement considérée par les décideurs politiques comme une option pour les stratégies agricoles générales ».
Pour faire de la bio un « modèle général d’agriculture », la stratégie de Bio 3.0 repose sur six points principaux, parmi lesquels plusieurs ne proposent rien d’autre que la poursuite de ce qui existe déjà, comme l’amélioration des pratiques de production, de la transparence et de l’intégrité. Rien de bien neuf non plus quand l’Ifoam plaide pour une collaboration avec les mouvements et les organisations « qui promeuvent une agriculture et une alimentation respectueuses de l’homme et de l’environnement ».
Dans les trois points restants, l’Ifoam entend donner la capacité aux « acteurs les plus vulnérables – notamment les agriculteurs et leurs moyens de subsistance, et les consommateurs et leur santé – de devenir de véritables partenaires ». Bio 3.0 prévoit aussi une « culture de l’innovation », en excluant bien évidemment l’innovation dans des secteurs pourtant clés comme le génie génétique. L’Ifoam propose ainsi d’associer « les meilleures pratiques traditionnelles avec les techniques, procédés et pratiques modernes dans le respect des principes de l’AB », mentionnant par exemple « les technologies intelligentes telles que les robots et l’agriculture de précision, les technologies de l’information et de la communication, ou les techniques de culture et d’élevage intensifiées qui évitent les variétés génétiquement modifiées ».
Enfin, la Bio 3.0 réclame « un calcul des coûts réels, pour prendre en compte les externalités positives et négatives, pour encourager la transparence auprès des consommateurs et des responsables politiques ».
Parallèlement à cette initiative, l’Ifoam EU a entamé une concertation qui a débouché en 2015 sur sa « Vision 2030 », une sorte de stratégie de la Bio 3.0 plus spécifiquement adaptée à l’Europe. Pour Éric Gall de l’Ifoam EU, l’objectif serait d’avoir d’ici 2030 « la moitié de la SAU de l’UE cultivée selon les principes de l’AB ». Et il précise : « Ce choix met en évidence la culture d’innovation permanente et la volonté d’éducation des consommateurs et des acteurs de la bio. Cette vision se traduit en trois stratégies: du bio sur toutes les tables, l’amélioration des standards bio, l’équité dans la bio. »
Bref, un discours ambitieux, qui semble a priori raisonnable et en rupture avec la technophobie tous azimuts de l’écologie politique et son discours décroissant. Mais, pour faire du bio un courant dominant de l’agriculture, l’Ifoam dissimule un aspect essentiel de sa stratégie. Dans cet agenda caché, s’inscrit la poursuite de sa guerre de sape contre l’agriculture conventionnelle ( prochain épisode en novembre )