À l’occasion du centenaire de la naissance de l’agriculture biodynamique, dont les fondements furent posés en juin 1924 par l’occultiste Rudolf Steiner lors de son ultime cycle de conférences, le livre du père Jean-Christophe Thibaut Un regard chrétien sur l’agriculture biodynamique (Artège, mai 2024) se focalise sur une question que les nombreux praticiens de cette méthode n’abordent jamais. À savoir si pratiquer l’agriculture biodynamique sans pour autant partager le « corpus scientifico-philosophique » de Steiner a vraiment un sens
« La biodynamie entraîne dans son sillage la sulfureuse réputation d’occultisme de son fondateur, Rudolf Steiner, et suscite des réticences devant ce qui pourrait s’apparenter à une pensée magique irrationnelle », rappelle l’auteur, le père Jean-Christophe Thibaut. Spécialiste des phénomènes ésotériques et des nouvelles spiritualités, il estime que « la biodynamie est bien plus qu’une simple méthode agricole destinée à améliorer la qualité des sols et à renforcer la vitalité des plantes ». Partie intégrante d’une cosmogonie particulière, elle « prépare l’avènement d’une nouvelle société, non seulement sur le plan politique, mais avant tout spirituel ». Autrement dit, la biodynamie est bel et bien « un projet mystique ».
Les « révélations de l’azote »
« Steiner est le premier à reconnaître que son enseignement n’a rien à voir avec un cours d’agriculture, la “foi” de l’agriculteur étant tout aussi importante que les techniques employées », souligne le père Thibaut, qui rappelle que, lors d’une intervention publique, Rudolf Steiner insistait sur l’importance de la « disposition intérieure » de celui qui pratique la biodynamie. Et l’occultiste de préciser alors : « Il n’est pas mauvais que celui qui s’occupe d’agriculture puisse méditer. Par là, il se rend réceptif aux révélations de l’azote. […] Et l’on en vient à pratiquer l’agriculture dans un tout autre style, dans un tout autre esprit quand on s’est rendu ainsi réceptif aux révélations de l’azote. »
Dans son autobiographie Mein Lebensgang, publiée l’année de sa mort, en 1925, Steiner s’exprimait clairement sur les retranscriptions de ses conférences : « Nulle part il n’est rien dit qui ne soit uniquement le résultat de l’Anthroposophie. » Ainsi, comme le souligne le père Thibaut, « réduire la biodynamie à la réalisation de quelques préparats, à la fabrication d’engrais naturel et à l’observation des cycles lunaires serait passer à côté de la réalité, voire prendre le risque d’aboutir à une mauvaise interprétation de ce qu’est vraiment la biodynamie ».
Pour se débarrasser des nématodes, Steiner conseille de brûler des insectes pour en faire un « poivre d’insecte »
Car la raison première de la biodynamie tient dans l’influence magique de différentes « forces », dont l’existence est justifiée par l’anthroposophie, ce courant de pensée ésotérique inventé par Steiner. Ainsi, il existerait des « forces formatrices », des « forces éthériques » et des « forces astrales ». Ces dernières ne se limitant pas à l’influence de la Lune ou du Soleil, mais également des planètes comme Mars, Jupiter, Saturne, ou encore de l’ensemble des constellations du zodiaque, qui apporteraient aux plantes ces indispensables « forces cosmiques » sur lesquelles repose la biodynamie. Ainsi, pour se débarrasser des nématodes, Steiner conseillait de brûler des insectes pour en faire un « poivre d’insecte ». « Cette incinération doit être faite lorsque le Soleil se trouve dans le signe du Taureau, juste à l’opposé de la constellation où doit se trouver Vénus », précisait-il, « car le monde des insectes est entièrement en rapport avec les forces qui se développent quand le Soleil passe par le Verseau, les Poissons, le Bélier, les Gémeaux jusques et y compris le Cancer. » Préparé dans ces conditions, le « poivre d’insecte » est censé réduire les nématodes « à l’impuissance ».
À cette pratique totalement extravagante s’en ajoutent bien d’autres, notamment en lien avec le rôle de l’éther, ce fameux cinquième élément de la pensée grecque, à partir duquel Steiner va inventer quatre éthers (de chaleur, de son, de lumière et de vie), qui proviendraient d’une version antérieure de Saturne.
Comment expliquer que ces pratiques occultes puissent rencontrer un tel succès ? Réponse du père Thibaut : « Ce succès s’explique par l’intérêt grandissant de nos contemporains pour l’ésotérisme », un courant de pensée en effet très en vogue dans les mouvements d’écospiritualité qui prospèrent en France depuis les années 1970.