Un an après l’explosion médiatique sur la menace d’une pandémie de grippe d’origine aviaire, Agriculture & Environnement fait le point sur l’état actuel des connaissances avec le Dr Jean-Luc Angot, directeur-adjoint de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE).
Trois ans après la première détection du H5N1, que sait-on de plus sur ce virus et son risque de transmission à l’homme ?
Le virus H5N1, dont le réservoir naturel est la faune sauvage, fait partie d’une grande famille de virus aviaires, composée de 144 sous-types dotés d’importantes capacités de mutation. Chaque sous-type peut évoluer d’une forme faiblement pathogène à une forme hautement pathogène. Le virus de l’influenza aviaire mute très fréquemment, selon des cycles qui durent en général deux à trois ans. Lorsqu’un nouveau virus apparaît, il contamine un certain nombre d’animaux de la faune sauvage, et occasionnellement des animaux d’élevage, avant de disparaître. Or, avec le H5N1, nous nous trouvons pour la première fois devant un virus qui perdure, et qui a entraîné une épizootie d’une importance telle qu’il est plus juste d’utiliser le terme de panzootie – plusieurs pays de trois continents différents étant désormais concernés. Le nombre de volailles mortes de la maladie ou volontairement abattues s’élève déjà à plus de 250 millions, ce qui est considérable.
Aujourd’hui, avec trois ans de recul, nous constatons que le virus H5N1 n’a muté que de façon très limitée, en dépit de toutes les occasions qui se sont présentées. A aucun moment, nous n’avons pu mettre en évidence une mutation ou une recombinaison significatives, bien que toutes les conditions aient été réunies (nombre très important d’animaux malades, espèces vivant en étroite promiscuité – dont les porcs, animaux particulièrement sensibles aux virus aviaires – et contacts directs animaux-humains). Quelques cas de petites mutations ont été observés, mais ils restent marginaux. Les nouveaux virus isolés récemment en Thaïlande et au Vietnam restent encore très proches du virus chinois originel. Il semble donc que le H5N1 se plaise dans sa forme actuelle chez les oiseaux sauvages et les volailles domestiques, et qu’il ne s’oriente pas vers d’autres espèces. En clair, nous ne sommes pas pour l’instant dans le scénario d’une mutation directe (c’est-à-dire d’une modification de l’ADN), ni dans celui d’une recombinaison entre deux virus différents. Nous en concluons que le H5N1 est relativement stable, et que sa propension à s’adapter à l’homme – qu’affirmait l’Organisation mondiale de la santé (OMS) il y a seulement deux ans – n’est pas une réalité. Ce qu’expliquent clairement de récentes études publiées dans Science et Nature en mars 2006, qui ont montré que dans le cas de l’influen-za aviaire et dans celui de la grippe humaine, ce n’était pas les mêmes cellules qui étaient impliquées. En effet, chez l’homme, ce sont plutôt les cellules du poumon qui sont touchées, et non les cellules trachéales, ce qui rend plus difficile la propagation par toux ou éternuements. En juillet 2006, une étude de l’équipe du Dr Julie Gerbeding, du Centers for Disease Control and Prevention d’Atlanta, a mis en évidence que le virus H5N1 pouvait difficilement être transmis de furet à furet (un animal qui constitue un excellent modèle de laboratoire). En ce qui concer-ne le risque pour l’homme, nous nous trouvons donc dans une situation plutôt rassurante, en dépit des quelques contaminations interhumaines. Ces cas sont cependant très particuliers. La transmission d’homme à homme a en effet été rendue possible à cause d’une étroite promiscuité entre des individus qui excrétaient d’importantes quantités de virus et leur entourage immédiat. Cependant, dans tous ces cas, il faut noter que la transmission a abouti à ce que nous appelons un cul-de-sac épidémiologique (c’est-à-dire une contamination par contact), et non à une adaptation du virus à l’espèce humaine. Tout ceci ne veut pas dire qu’il faille baisser la garde, mais nous pensons qu’il est très peu probable que ce virus particulier [le H5N1] soit le candidat d’une éventuelle pandémie à venir.
Pouvez-vous expliquer comment s’opère le passage du H5N1 faiblement pathogène au H5N1 hautement pathogène ?
Les scientifiques n’ont pas vraiment d’explication. Certains pensent que l’élevage industriel favorise ce passage. A l’OIE, nous n’en sommes pas convaincus, car en Asie ou en Afrique, la mutation se produit aussi dans de petits élevages familiaux, où l’on voit des virus faiblement pathogènes devenir hautement pathogènes. A ma connaissance, il n’a pas été mis en évidence qu’un type particulier d’élevage favorisait cette évolution. Ce qui est certain, c’est que dans les élevages industriels, on utilise des races de volailles sélectionnées pour leur capacité à produire davantage. Or, toute forme de sélection génétique s’effectue nécessairement au détriment des facultés immunitaires des animaux, rendus ainsi plus sensibles aux maladies. Cependant, l’influenza aviaire progresse aussi dans les élevages familiaux. L’avantage des élevages industriels, c’est que dès l’apparition d’une mortalité suspecte, il est possible de prendre rapidement des mesures efficaces. Ce qui n’est pas toujours le cas dans les petits élevages, où il est souvent difficile de mettre en évidence la présence du H5N1. Pour ma part, je pense qu’avec ce type de maladie, on ne peut faire ni le procès de l’élevage industriel, ni celui de l’élevage familial. En revanche, il est très important d’avoir un système d’indemnisation pour les éleveurs, aussi bien en ce qui concerne les élevages industriels que familiaux. En effet, dans les régions pauvres d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique, certains éleveurs essaient de se débarrasser de leurs animaux malades en les consommant ou en les vendant sur les marchés. Or, la vente sur les marchés représente l’un des principaux vecteurs de transmission de la maladie, comme nous l’observons aujourd’hui en Afrique. La mise en place d’un réel système d’indemnisation et de compensation devrait faciliter les déclarations de la maladie par les éleveurs. Prévenus à temps, les services sanitaires pourraient alors mettre en œuvre les mesures nécessaires pour stopper l’épizootie
Qu’en est-il aujourd’hui de la situation en Afrique et en Asie ?
Ce qui se passe en Afrique et en Asie du Sud-Est nous préoccupe particulièrement. Nous constatons en effet un redémarrage de l’épizootie en Asie, en particulier en Thaïlande et au Vietnam. Bien que ces deux pays aient pris des mesures importantes (notamment la vaccination au Vietnam), de nouveaux foyers sont apparus depuis le mois d’août 2006. Il s’agit vraisemblablement d’une recontamination en provenance de la Chine, certainement par le biais d’échanges frauduleux ; mais il se peut aussi que ce soit à partir d’oiseaux sauvages. Nous savons en effet maintenant que les deux principaux modes de contamination sont les oiseaux migrateurs et l’action de l’homme (à travers le commerce ou le transport). Les oiseaux migrateurs ont certainement été à l’origine de la contamination en Asie du Sud-Est. Ensuite, à l’intérieur de ces pays, ce sont les échanges légaux ou illégaux qui ont pris le relais. En Russie, la contamination s’est opérée de la même manière : d’abord par les oiseaux migrateurs, à partir du lac Qinghai en Chine (nous avons retrouvé de nombreux oiseaux sauvages morts et contaminés en Mongolie et en Russie), puis par l’action de l’homme. L’évolution des foyers en Russie a suivi le tracé du Transsibérien. En revanche, la contamination des Balkans s’est certainement effectuée selon le trajet des oiseaux migrateurs. C’est des Balkans que le H5N1 est arrivé en Europe de l’Ouest (dont l’unique cas en France). Il a été véhiculé non par des oiseaux migrateurs, mais par des oiseaux sauvages (notamment des cygnes et des canards), qui se sont exceptionnellement déplacés vers l’Ouest en raison de la vague de froid qui a sévi l’hiver dernier.
Pour l’Afrique, il n’existe pas d’évidence de contamination par les oiseaux migrateurs. Le continent africain a vraisemblablement été infecté à partir d’importations de Turquie ou de Chine d’œufs à couver ou de poussins d’un jour. C’est en tout cas un fait avéré pour le Nigéria, où des animaux contaminés ont été importés en janvier dernier. C’est très regrettable, d’autant plus que l’importateur en question n’était autre que le ministre des sports, également propriétaire d’un élevage ! Alors que les premiers cas de mortalité sont apparus très rapidement, il a fallu attendre un mois avant qu’ils soient notifiés à l’OIE. En outre, la plupart des nombreux pays présentant un déficit de surveillance nationale et de contrôles aux frontières n’ont pas forcément de réglementation à ce sujet. Nous avons donc deux scénarios (migrations et interventions humaines), qui se superposent ou qui se suivent. La carte de l’immigration des oiseaux ne se confond pas avec celle de la propagation de la maladie. D’ailleurs, en ce qui concerne le H5N1, le retour d’Afrique des oiseaux sauvages européens n’a eu aucune incidence sur notre continent.
Suite à la conférence de Genève et à celle de Pékin, il a été décidé de
débloquer des sommes considérables pour lutter contre le H5N1. Où en sommes-nous actuellement ?
Lors de la réunion de Pékin en janvier 2006, un budget total de 2 milliards de dollars consacré à la lutte contre l’influenza aviaire avait été annoncé. Ce montant avait été confirmé à Vienne en juin 2006. Ces sommes ne restent malheureusement que des promesses, bien que nous ayons bénéficié d’environ 15 millions d’euros, qui vont nous permettre de faciliter le travail de coordination régionale et de formation. La bonne nouvelle, c’est qu’à Pékin et à Vienne, il a été décidé que la moitié des sommes promises serait destinée à la lutte animale, alors qu’à la conférence de Genève, l’OMS souhaitait mobiliser les fonds exclusivement pour la santé humaine. Ensuite, il faut souligner l’importance du changement d’attitude de la Banque mondiale (le principal bailleur de fonds), qui a enfin reconnu qu’il fallait agir à la source, alors qu’elle estimait depuis longtemps qu’il n’était pas nécessaire d’investir dans le maintien d’une veille sanitaire effectuée par les services vétérinaires. Nous allons donc former des auditeurs pour mettre en évidence les manquements dans la chaîne de contrôle des pays concernés, ce qui devrait leur permettre d’obtenir de la Banque mondiale les fonds nécessaires pour investir.
A la veille de l’hiver et des nouvelles vagues d’immigration, quelles sont vos recommandations ?
S’il y a un risque, il se manifestera à nouveau à partir de février 2007. Nous partageons l’avis de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) du 12 septembre dernier, qui indique que le risque d’une introduction du virus H5N1 hautement pathogène par les oiseaux migrateurs sur le territoire national peut aujourd’hui être considéré comme négligeable. En conséquence, il n’est pas utile actuellement de prendre des mesures de confinement. D’après les relevés effectués en Afrique sur la faune sauvage, il nous semble que le risque ne provienne pas tant des oiseaux migrateurs que d’une vague de déplacements d’oiseaux à partir des Balkans (comme l’année dernière), cette région d’Europe n’étant pas à l’abri d’une nouvelle contamination. Cependant, on peut espérer que ces pays seront plus vigilants que l’année précédente. En Roumanie, de nombreux responsables – dont le chef des services vétérinaires – ont de fait été licenciés suite à une prise de conscience de la gestion inadaptée de la crise.
Concernant la question plus générale du confinement, nous estimons que cette mesure peut être justifiée dans certains cas précis. L’année dernière, les autorités françaises l’ont néanmoins imposée dans un contexte particulier. Dans un premier temps, l’Afssa avait émis un avis indiquant que cette mesure n’était pas nécessaire. Alors qu’il n’y avait pas vraiment d’éléments nouveaux, en tout cas en provenance d’Afrique, elle a modifié son jugement au début de l’année 2006. De mon point de vue, et au regard de nos propres recommandations, les dirigeants politiques ont opté pour le principe de précaution de manière un peu précipitée. Cependant, il faut prendre en compte le contexte européen. Les Hollandais et les Allemands avaient en effet tout de suite procédé au confinement de leurs volailles. Dès lors, il était difficile pour la France de rester en retrait, alors que nous élevons chez nous environ un milliard de volailles !
En revanche, à l’OIE, nous ne partageons pas la position du gouvernement français sur la question de la vaccination. Nous estimons que celle-ci ne doit être mise en œuvre que dans les pays où toutes les mesures classiques (abattage, désinfection, etc.) n’ont pas donné de résultats suffisants, ou dans ceux qui ne disposent pas de structures vétérinaires adaptées. Ce qui n’est bien entendu pas le cas de la France. C’est pourquoi il n’était pas approprié de procéder à la vaccination comme cela a été fait dans les Landes. L’Afssa partageait d’ailleurs notre point de vue.
Qu’en est-il de la coopération internationale, notamment avec la Chine ?
Une polémique s’est fait jour concernant la transmission par les laboratoires de leurs connaissances sur l’évolution des souches des différents virus. Le Dr Ilaria Capua, du Laboratoire de virologie de Padoue (Italie), avait mis en cause un certain nombre de laboratoires qui refusaient de transmettre leurs souches, préférant travailler avec certaines entreprises pharmaceutiques en vue d’obtenir un vaccin humain. En revanche, au niveau de la protection animale, la transmission des connaissances fonctionne plutôt bien, et il existe maintenant un réseau coordonné par le Dr Capua. Nous disposons donc d’un très bon suivi de l’évolution du virus aviaire. Sauf en ce qui concerne la Chine, vaste pays qui pose plusieurs problèmes. En effet, pendant très longtemps, nous n’avons eu aucune information de la part des autorités chinoises. Bien que la Chine soit membre de l’OIE depuis 1992, elle boycotte nos travaux en raison de l’adhésion de Taïwan à notre organisation en 1954. Cependant, les Chinois ont compris qu’il était important d’être plus transparents, et depuis quelque temps, ils nous envoient des informations sanitaires, comme par exemple la récente déclaration des cas de fièvre aphteuse – dont nous avions par ailleurs connaissance depuis longtemps. Nous savons également qu’il existe en Chine des officines qui produisent des vaccins. Certaines sont sérieuses, d’autres moins. Or, le risque que des vaccins produits ne présentent pas toutes les qualités d’innocuité requises, et deviennent par conséquent un mode de transmission de la maladie, est réel. C’est certainement ce qui s’est passé dans certaines régions de la Chine.
Aujourd’hui cependant, c’est l’Indonésie qui nous cause le plus de soucis. Dans ce pays, il n’existe manifestement pas de volonté des autorités de lutter contre la maladie, celle-ci n’étant pas considérée par le gouvernement comme une priorité nationale. Alors que l’Indonésie se compose d’un archipel, il n’y a pas de chaîne de commandement unique : chaque île fait ce qu’elle veut, dans son coin. Le résultat, regrettable, c’est que l’Indonésie reste un véritable réservoir pour le virus. Or, un seul pays peut constituer un danger permanent, même si les autres pays font le nécessaire.