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Pourquoi la recherche apicole française est plomblée

Un regard sur les mécanismes d’attribution des budgets aux équipes de recherche françaises qui travaillent sur les abeilles permet de comprendre pourquoi celles-ci sont en retard sur leurs homologues américaines.

Il n’a pas fallu un an pour que les équipes américaines réunies autour du Pr Diana Cox-Foster, de l’Université de l’Etat de Pennsylvanie, du Dr Jeff Pettis, entomologiste du Département fédéral de l’Agriculture, et de l’expert apicole Dennis van Engelsdorp, pour mettre en évidence des pistes sérieuses permettant de comprendre l’origine du syndrome d’effondrement des colonies. Baptisé CDD (pour Colony Collapse Disorder), ce phénomène est observé outre-Atlantique depuis plusieurs années. Cependant, il a été fortement médiatisé à l’automne 2006.

La méthode américaine

Ce qui est remarquable, c’est l’approche – très pragmatique – qu’ont adoptée les chercheurs américains. Aucune piste – même totalement farfelue, comme celle des téléphones portables – n’a été rejetée a priori. Plusieurs équipes dotées de moyens considérables et composées des meilleurs chercheurs ont été mises en place, tandis qu’une vaste campagne de presse a permis à l’opinion publique de prendre conscience de la nécessité de consacrer à ce problème un effort national, sans que s’installe une polémique stérile. Plus important, les chercheurs américains n’ont pas tenté de prouver ou d’infirmer une thèse quelconque : conscients de l’aspect atypique du problème, ils ont envisagé de façon très systématique toutes les pistes imaginables, éliminant au fur et à mesure celles qui ne semblaient pas probantes. Très rapidement, les OGM et les ondes électromagnétiques ont été mis hors de cause. Grâce à une série d’expériences consistant à irradier des ruches, le groupe de travail du CCD a pu établir que le dépeuplement ne provenait pas d’un produit chimique, mais d’un organisme vivant. Ce qui ne veut pas dire que les chercheurs aient nié pour autant les effets toxiques de certains pesticides, qui pourraient participer à l’affaiblissement des colonies – et qui sont d’ailleurs toujours à l’étude. L’identification du mystérieux agent pathogène a ensuite été confiée à Ian Lipkin, un virologue de l’Université de Colombia. Ce dernier a recouru à une technique de séquençage génétique ultra-moderne, qui lui a permis de trouver le suspect : un virus baptisé Israeli Acute Paralysis Virus (IAPV). Découvert en Israël, l’IAPV est une variante des virus de la paralysie aiguë de l’abeille (ABPV). Jeff Pettis est néanmoins resté très prudent quant au rôle exact de l’IAPV. Le 6 septembre 2007, il a déclaré lors d’une conférence de presse que « cette étude [ouvrait] une très bonne piste, mais [qu’il était] peu probable que l’IAPV soit l’unique cause du CCD ». Les recherches se poursuivent, et l’on s’attend prochainement à la publication d’autres études passionnantes sur les abeilles.

Une bombe

L’annonce même qu’un virus puisse être à l’origine des mortalités exceptionnelles, liées à un phénomène de dépeuplement, a fait l’effet d’une bombe dans le monde apicole français. D’autant plus que l’équipe de Magali Chabert, du laboratoire de recherche sur les pathologies de l’abeille de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), s’était proposée dès janvier 2007 de travailler précisément sur cette problématique. Or, son projet 1, qui concerne le rôle d’un virus très proche de l’IAPV dans les phénomènes de mortalité, s’est vu refuser une subvention de 43.000 euros. Il a donc dû être abandonné, au moment même où les chercheurs américains s’orientaient sur la piste de l’IAPV.

L’impasse de la recherche apicole française

Ce curieux refus, à peine motivé, est révélateur du malaise qui touche la recherche apicole française. Ce malaise l’a entraînée depuis dix ans dans une impasse en ce qui concerne l’explication des effondrements de colonies. D’autant plus que le monde scientifique français travaillant sur les abeilles n’est pas très grand : à peine une dizaine d’équipes – essentiellement de l’Inra, du CNRS, de l’Afssa et de l’Association de coordination technique agricole (Acta) – y consacrent leur temps, entre autres grâce aux crédits communautaires. Les « aides [européennes] à l’apiculture deviennent vraiment stratégiques pour la profession [car] les financements publics vont aller en s’amenuisant », précise Bernard Vaissière, de l’Inra d’Avignon, dans un courriel du 4 novembre 2007.

Depuis 1997, un règlement du Conseil européen visant l’amélioration de la production et de la commercialisation du miel dégage effectivement un budget annuel d’environ 2 millions d’euros, destiné à la recherche apicole. Ce budget est géré par les différentes composantes de la profession apicole (l’Unaf, le SNA, le SPMF, la Fnosad, etc.) 2, regroupées au sein d’un Comité de pilotage apicole dont le fonctionnement est assuré par la Direction des politiques économiques et internationales du ministère de l’Agriculture.

Les dossiers de candidature adressés au Comité de pilotage apicole sont d’abord soumis à un organisme, le Comité d’experts scientifiques et techniques (CEST), qui donne son estimation de leur pertinence. A priori, ce circuit, transparent, devrait permettre une attribution correcte de l’argent public, tout en tenant compte des desiderata de la profession. Or, la réalité est moins idyllique. Et la composition du CEST n’y est pas pour rien. En effet, comme pour le Comité de pilotage, on y retrouve des apiculteurs professionnels. De plus, il suffit depuis l’explosion de la crise du Gaucho en 1997, suivie de celle du Régent TS, de déposer un dossier concernant l’un de ces deux pesticides pour avoir la quasi certitude d’obtenir un financement. Si bien que cette problématique est devenue un véritable fonds de commerce ! Luc Belzunces, chercheur à l’Inra d’Avignon, perçoit environ 40.000 euros par an depuis 2000 pour réaliser des études en relation avec les pesticides. Minh-Hà Pham-Delègue, de l’Inra de Bures-sur-Yvette, s’est vue accorder 300.0000 euros de subventions entre 2000 et 2002 pour effectuer des recherches sur le fipronil et l’imidaclopride (respectivement substances actives du Régent TS et du Gaucho). Depuis 2004, l’équipe de Monique Gauthier, du CNRS de Toulouse, a perçu 200.000 euros pour effectuer des études sur les pesticides ; Axel Decourtye, chercheur à l’Acta, a touché 250.000 euros depuis 2000 pour travailler sur ce même thème. L’équipe qui a le plus bénéficié de ce créneau est incontestablement celle de Jean-Marc Bonmatin, du CNRS d’Orléans. A elle seule, elle a reçu de la Communauté européenne plus de 790.000 euros, à un rythme annuel d’environ 100.000 euros ! Certes, le chercheur d’Orléans a été particulièreme ntactif : depuis 2001, il a rédigé non moins de 15 rapports , qui portent tous sur le fipronil ou l’imidaclopride. Et ces exemples ne sont pas exhaustifs.

L’Afssa se fait des ennemis

Egalement mobilisée par l’enquête multifactorielle ordonnée par le ministère de l’Agriculture, l’unité de pathologie des abeilles de l’Afssa n’est pas en reste. Depuis le début de l’affaire Gaucho, elle a bénéficié elle aussi de plusieurs centaines de milliers d’euros. A la différence près que les chercheurs de Sophia-Antipolis ne se sont pas focalisés uniquement sur le Gaucho et le Régent TS. Dès 2000, l’équipe de Michel Aubert et Jean-Paul Faucon a mis en évidence de sérieux problèmes de pathologies, qu’elle a liés aux mortalités d’abeilles. Dans son étude intitulée Causes des mortalités hivernales, incidence de la varroase et des traitements acaricides, l’équipe de l’Afssa soulignait que « les résultats des recherches de pathologie montrent une dominance de la varroase, de la nosémose comme facteurs d’affaiblissement et causes de mortalités. La maladie noire (CBPV) très présente doit être considérée comme un facteur d’affaiblissement nouveau, non appréhendé jusqu’à présent. » Elle concluait : « Les résultats plaident en faveur de mortalités hivernales en relation avec des pathologies mal maîtrisées, la varroase et la nosémose en particulier. Ces deux pathologies affaiblissent les abeilles dès la fin de l’automne, en hiver et au début du printemps. Elles entraînent une dépopulation plus ou moins importante, pouvant être aggravée par des conditions météorologiques défavorables ou des problèmes phytosanitaires en relation avec les activités apicoles de l’année précédente. » A ce stade de l’enquête, les chercheurs de l’Afssa semblaient convaincus que la piste virale devait être approfondie : « Le diagnostic des autres viroses [que le CBPV] doit impérativement être mis au point afin de préciser plus exactement la cause des mortalités et l’implication des viroses ». Or, un tel discours était alors totalement irrecevable par les syndicats apicoles, car il fragilisait leur combat contre le Gaucho. D’autant plus que la société Bayer CropScience, propriétaire de l’insecticide, venait tout juste de publier une brochure intitulée « A propos de la santé des abeilles », dans laquelle elle énumérait les différentes pathologies des abeilles pour disculper le Gaucho, sans toutefois apporter le moindre début de preuve de la responsabilité de ces pathologies dans les phénomènes de mortalités d’abeilles. Dès lors, les syndicats apicoles se sont retrouvés soit face à des chercheurs qui s’efforçaient de prouver la responsabilité du Gaucho et du Régent TS, soit face à des équipes qui osaient au contraire imputer les mortalités aux pathologies et à certaines pratiques apicoles. Ces équipes ont d’ailleurs fait les frais des dérives verbales de certains membres du Comité de pilotage. Dans un discours prononcé le 25 octobre 2000, Henri Clément, le président de l’Unaf, déclarait ainsi : « Si certains organismes publics ont pu travailler avec rigueur et en toute indépendance, certains chercheurs se sont montrés sensibles au charme des conventions proposées par les firmes phytosanitaires. Ces conventions […] cachent une prostitution scientifique inacceptable. » Accusation à peine voilée contre les équipes de Jean-Paul Faucon et de Minh-Hà Pham-Delègue, dont les travaux ne mettaient pas en évidence la responsabilité du Gaucho. Deux ans plus tard, le 5 octobre 2002, le chercheur de l’Afssa révélait dans Le Figaro : « J’ai reçu des lettres d’injures où j’étais qualifié d’incompétent. On me reprochait d’être vendu à Bayer. » Dans le même quotidien, Minh-Hà Pham-Delègue rapportait : « Les apiculteurs ont envoyé une lettre de deux pages à la direction de l’Inra où ils contestaient l’indépendance de mon travail. C’est très grave. » Depuis, aucun des projets de la chercheuse n’a été retenu par le Comité de pilotage. Plus généralement, alors que la quasi totalité des études portant sur les pesticides ont été retenues, très peu d’études sur le rôle des virus ont été financées.

Et lorsqu’elles l’ont été, c’est au terme d’un véritable parcours du combattant ! Concernant les problèmes de pathologies, seuls quelques dossiers de lutte contre la varroase ont trouvé grâce aux yeux du Comité de pilotage, parmi lesquels un étrange projet de lutte biolo-gique proposé par Eberhardt Bengsch, du CNRS d’Orléans, qui consistait à vaincre le varroa par l’introduction d’un virus dans les ruchers. Financé à hauteur de 350.000 euros entre 2000 et 2002, ce projet n’a abouti à rien de concret : les apiculteurs professionnels n’ont jamais vu la moindre trace de résultat…

Des études repêchées

Le choix des projets retenus s’explique principalement par le pouvoir de décision considérable dont jouit le Comité de pilotage apicole, qui n’est pas tenu de suivre l’avis consultatif du CEST. C’est ce dont témoigne le cas de l’étude proposée par Jean-Marc Bonmatin en 2006. Au cours de sa réunion du 16 mai, le comité notait en effet : « Le CEST considère que les rapports du CNRS d’Orléans sont nombreux mais pas très lisibles et pas opérationnels. Il faudra produire un vrai rapport de synthèse faisant apparaître les résultats, qui ne soit pas une compilation des rapports des années antérieures ». Le comité apicole s’est par la suite contenté de demander à M. Bonmatin « plus de lisibilité sur ce qui [avait] été fait dans l’année » ainsi qu’une simple révision du budget prévisionnel. Le chercheur s’est exécuté, et il a vu son projet accepté. En revanche, lorsque Jean-Marc Bonmatin a proposé une étude sortant du cadre des pesticides, il ne s’est vu attribuer aucun crédit. Il s’agissait d’une « étude des miels en pharmacognosie et pharmacopée » pour laquelle il prévoyait « dans un premier temps de répertorier les pratiques décrites dans les textes de pharmacie médiévale faisant appel aux produits de la ruche, [et] dans une seconde étape, en collaboration, de confronter les théories et les concepts médiévaux avec la pharmacognosie moderne et d’élucider certaines de ces pratiques à l’aide de la chimie contemporaine (réactifs, cinétique, catalyse, potentialisation, etc.) ». Le tout pour une somme de 100.000 euros, correspondant à 50% du coût de l’étude. De la même façon, le dossier fort intéressant portant sur le processus de contamination des miels par les antibiotiques, soumis par Sophie Cluzeau, ingénieur à la direction technique de l’Acta, au programme apicole 2004-2005, n’a jamais été « repêché » !

Le silence des chercheurs

Cette situation de dépendance des chercheurs envers la profession apicole explique-t-elle aussi leur silence dès lors qu’il s’agit de questions conflictuelles ? On peut en effet raisonnablement se demander quel est le degré de liberté de parole de personnes qui sont tributaires financièrement du bon vouloir des syndicats apicoles. Chaque année, Bernard Vaissière perçoit entre 50.000 et 100.000 euros de fonds communautaires pour réaliser ses études – tout à fait intéressantes – sur « la conduite des colonies en pollinisation des cultures ». Mais sans l’aval des principales associations professionnelles apicoles, il pourrait difficilement obtenir ses subventions. Son cas n’est pas isolé. Yves Le Conte, de l’Inra d’Avignon, a travaillé pendant plusieurs années sur la varro-ase – un sujet qui préoccupe avec raison le monde apicole depuis bien longtemps –, toujours grâce à un budget (de plus de 100.000 euros annuels) validé par les syndicats apicoles. Que se passerait-il si ces chercheurs formulaient publiquement des doutes sur la thèse de la responsabilité du Gaucho et du Régent TS dans les phénomènes de mortalités d’abeilles ? L’équipe de Jean-Paul Faucon, elle, a payé cher le simple fait d’avoir osé pointer du doigt, en 2000, « le manque d’information des apiculteurs n’évaluant pas à sa juste valeur l’action insidieuse et délétère de Varroa jacobsoni et appliquant des traitements dont l’efficacité est insuffisante pour diverses raisons : traitements ponctuels en présence de couvain, traitements trop tardifs en saison, posologies non respectées, acaricides dont la résistance vis-à-vis du parasite est établie ». Cette mise en cause a suffi pour transformer l’Afssa en cible privilégiée de certains syndicats apicoles. C’est ce qui explique pourquoi il était quasiment impossible aux chercheurs de Sophia-Antipolis – ou à d’autres équipes – de s’aventurer sur des pistes inexplorées, comme l’ont fait, avec succès, leurs collègues américains. Et qui permet aussi de comprendre pourquoi la France n’a toujours pas ordonné une étude épidémiologique nationale afin de connaître l’état sanitaire de son cheptel apicole, alors que les mortalités perdurent. L’apiculture française peut-elle se permettre encore longtemps d’attendre le feu vert des syndicats pour consacrer des crédits à des travaux de recherche portant sur des sujets qui fâchent ?

La réponse est clairement non. Dans un contexte marqué par l’affaire des insecticides « maudits », le mode de financement de la recherche apicole, issu d’une cogestion, nécessite pour cette raison même une réforme urgente.

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