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Ah, le bon vieux temps… des disettes !

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Dans ses nombreux réquisitoires contre les pesticides, Jean-Paul Jaud, le réalisateur du film Nos enfants nous accuseront, martèle que « l’homme s’est tout le temps nourri de façon bio [[Revu & Corrigé , France 5, 28 février 2009]]», du moins jusqu’à l’après-guerre, période à laquelle l’industrie aurait commencé son entreprise maléfique consistant à « nous faire manger des molécules chimiques ». Ce qui permet à l’ancien animateur sportif de Canal + d’affirmer que l’espérance de vie actuelle est entre autres le fruit de la bonne alimentation « naturelle » dont nos centenaires ont disposé durant leur jeunesse. Pas un mot en revanche sur l’usage agricole, pourtant courant à leur époque, des sels de cuivre et d’arsenic, de sulfure de carbone, d’acide sulfurique et des nombreux dérivés issus du cracking du pétrole et de la houille, largement répandus jusque dans les années quarante. « Parmi les substances insecticides qui ont donné les meilleurs résultats se trouve la naphtaline, que l’on emploie à raison de 250 grammes par mètre sur un labour de 20 centimètres », indiquaient Louis Beuret et Raymond Brunet dans leur Manuel pratique de l’agriculture (1901). En 1891, l’Abbé Eugène Ouvray affirmait que la nicotine est un « remède efficace » contre les pucerons verts et noirs [[Abbé Eugène Ouvray, Manuel d’arboriculture fruitière, 1891]], tandis qu’en 1907, M. Bellenoux proposait d’ « imbiber des chiffons ou même de vieux papiers avec des résidus ou goudrons Œde pétrole ou d’usine à gaz, et [de] disperser ces chiffons dans le champ en les enterrant à une faible profondeur[[E. S. Bellenoux, 60 quintaux de blé à l’hectare, 1907. ]] ».

Plus surprenant, Jean-Paul Jaud fait mine d’ignorer qu’avant l’usage de la chimie et de la sélection variétale, l’Histoire de la France était jalonnée de disettes et de famines. « La vie française ne cesse d’être agitée par l’insuffisance tragique de la production agricole. Je dis bien tragique », insiste l’historien Fernand Braudel, qui ajoute : « Les témoignages sont souvent atroces. […] Le marquis d’Argenson écrit dans ses Mémoires, le 26 janvier 1739 : “Dans les provinces, les hommes meurent de faim, ou mangent l’herbe”. En 1652, d’autres témoins décrivent comment “les peuples de Lorraine et pays circonvoisins mangent dans les prairies l’herbe comme des bestes” […] ; ou en 1694, ces gens qui, près de Meulan, “vécurent d’herbe comme les animaux “[[Fernand Braudel, L’identité de la France, Vol . 2, Arthaud-Flammarion, 1986.]].»

Ces terribles événements étaient loin d’être exceptionnels, au contraire. Selon les historiens de l’époque, la France a connu 13 famines générales au XVIe siècle, 11 au XVIIe siècle et 16 au XVIIIe siècle. « Supposez que ce relevé soit complet et fiable (ce dont je doute), il laisse de côté les famines locales, et celles-ci, très fréquentes, surviennent presque chaque année, ici ou là », ajoute Fernand Braudel, qui note qu’avec « l’effroyable disette » de 1812, la famine de 1816-1817 et la succession de mauvaises récoltes survenues entre 1820 et 1830, en 1837 et en 1846-1848, même le XIXe siècle n’a pas été épargné. Le démographe Emmanuel Le Roy-Ladurie chiffre l’effet de ces famines à environ 1,3 million de décès sur une population estimée à 20 millions pour les deux seules années 1693-1694, et à 600 000 décès pour la famine de 1709.

Beaucoup de mal pour bien peu

Pourtant, les hommes et les femmes de l’époque se donnaient beaucoup de mal pour subvenir à leurs besoins. En 1870, l’agronome Henri-Charles Leneveux note que « de toutes les industries, l’agriculture paraît la plus pénible : c’est qu’elle exige un tempérament vigoureux, une constitution robuste, ne craignant ni la pluie, ni le soleil, demandant des muscles à toute épreuve, des membres assouplis [[Henri-Charles Leneveux, Le travail manuel en France, 1870.]]». Alors que la journée de travail était « très courte en hiver [sic] (de 8 heures du matin à 4 ou 5 heures du soir) », pendant les grands travaux d’été, elle commençait à 4 ou 5 heures du matin pour finir à 8 heures du soir, soit environ 16 heures, décrit Daniel Zolla dans L’Agriculture moderne (1913). Il fallait environ vingt heures pour faucher un hectare de céréales, estime l’agronome Édouard Lecouteux. Quant au travail de désherbage, il était confié aux femmes et aux enfants. « Quand vient le temps de protéger les cultures des mauvaises herbes, les femmes et les enfants se livrent à ce travail. Ils se servent à cet effet, ou de couteaux allongés pour couper les herbes entre deux terres, ou de tenailles en bois pour les arracher », relate Pierre Joigneaux [[Pierre Joigneaux, Le Livre de la ferme et des maisons de campagne, 1863.]]. Est-il donc étonnant que « le cultivateur, cet homme si avisé, si sage, [n’ait] pourtant [qu’]une idée fixe : c’est que son fils ne soit pas paysan », s’interroge l’historien Claude Michelet. D’autant plus que le travail ne portait pas toujours ses fruits. Car les ravageurs sévissaient aussi dans les cultures. Jusqu’au début du XXe siècle, pour écarter les oiseaux des semis, on utilisait « l’effarouchement acoustique», ou l’on attachait par la patte un corbeau mort sur une perche, « un assez bon préservatif contre ses semblables qui craignent de subir eux aussi son triste sort [[Edouard Lecouteux, Le Blé, 1884.]] ». Les résultats trop souvent décevants entraînaient en dernier recours l’intervention du prêtre ; une pratique qui a perduré dans certaines régions jusqu’en 1950 ! Dans La Chanson du blé, Jean Engelhard (1937) décrit de « lentes processions parcourant les chemins, au milieu de l’océan des blés verts. […] Fermant la marche, le vieux prêtre, en bonnet carré, prie ardemment. Sera-t-il exaucé ? Il n’en sait rien. Il le voudrait, de toute son âme pitoyable. Les desseins de Dieu sont mystérieux. Mais il a confiance. Voilà soixante ans bientôt qu’il passe au milieu des blés verts, conduisant ses ouailles aux Rogations. Il y eut de bonnes années. Il en fut aussi de mauvaises. Mais la vie continua quand même, sans désespérance, vers les lendemains qu’on veut croire meilleurs. » Visiblement, le bon vieux temps… ne l’était pas pour tout le monde !