Délivrée le 3 juin dernier par le ministère de l’Agriculture, la mise sur le marché du CruiserOSR pour colza constitue indubitablement un sévère revers pour l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf). Pris de court, son nouveau président, Olivier Belval, n’a rien vu venir. Ni d’ailleurs Jean-Claude Bévillard, responsable de l’association France Nature Environnement, d’ordinaire bien informé des dossiers en cours. « On est pris de vitesse par cette décision extrêmement tardive, et on se demande si on n’a pas été victime d’une stratégie qui visait à nous empêcher de contester», commente le responsable, qui voit dans cette autorisation le signe d’une tactique sournoise du ministère de l’Agriculture.
Par ailleurs, aucune des nombreuses tentatives du syndicat apicole pour suspendre l’autorisation du Cruiser sur maïs n’a eu d’effet à ce jour. Signe que la position radicale de l’Unaf a fini par la marginalier auprès des pouvoirs publics, las d’écouter ses sempiternelles jérémiades dépourvues de tout support scientifique viable.
En revanche, l’Unaf peut toujours compter sur une poignée d’élus sym- pathisants, prêts à monter au front. C’est le cas de la députée Anny Poursinoff (Verts), qui a interpellé le ministre de l’Agriculture dès le 13 juin en l’invitant à «interdire d’urgence le Cruiser». Forçant le trait, l’élue des Yvelines s’est interrogée sur «la survie des abeilles», affirmant même que «toute la production agricole est menacée» par cette autorisation! La réponse de Bruno Le Maire a été claire et sans ambiguïté. Sa décision a été prise sur la base de deux élements incontestables: «un avis positif de l’Agence nationale de sécurité sanitaire et la réalité de l’utilisation de ce Cruiser dans d’autres pays européens, en particulier en Alle- magne, notre principal concurrent». Pour lui, hors de question de priver les agriculteurs français d’un produit largement utilisé outre-Rhin! «Nous devons veiller à ce qu’il n’y ait pas d’inégalités de traitement entre les paysans français et les paysans allemands en matière de règles envi- ronnementales, car sinon, nous tirons une balle dans le pied de nos pay- sans», a souligné le ministre, qui a bien fait comprendre qu’il n’avait pas l’intention de revenir sur sa décision. «Madame Poursinoff, je tiens à vous dire que vous n’avez pas le monopole du cœur des abeilles », a ironisé Bruno LeMaire, largement applaudi par les députés UMP présents.
N’ayant plus de prise sur le législateur, l’Unaf s’est donc réunie d’urgence le 21 juin afin de lancer une contre-offensive. Une conférence téléphonique des membres du bureau a permis de déterminer une stratégie en trois volets: action médiatisée à l’Assemblée nationale avec le soutien des amis élus, lobbying sur le reste des parlementaires (d’autant plus aisé que tous ne sont pas bien au fait du dossier) et action juridique. Mais surtout, le syndicat a fait savoir aux adhérents qu’il restait bien mobilisé.
Des députés mal informés
L’action de l’Unaf a démarré ce même jour, avec une première question parlementaire posée par Yvan Lachaud. Le député du Nouveau Centre a textuellement repris les propos d’Olivier Belval: «L’Union nationale de l’apiculture française a dénoncé cette décision, redoutant un printemps silencieux dans les plaines du colza». Un petit voyage en Allemagne aurait pourtant dissipé les craintes infondées du député du Gard. En effet, sur le million d’hectares de colza semés outre-Rhin, environ 30% font l’objet d’une protection par le CruiserOSR, et ce depuis quatre ans. Or, depuis 2007, le printemps n’est pas plus silencieux en Bavière qu’en Champagne….
Yvan Lachaud n’est pas le seul député à s’être laissé embrigader par l’Unaf. En juillet et en août, un nombre impressionnant d’élus, toutes tendances confondues, ont posé une question parlementaire au sujet du Cruiser, l’immense majorité d’entre eux s’étant simplement inspirés d’un texte prérédigé par l’Unaf, sans même vérifier la véracité des affirmations du syndicat. Notamment celles qui laissent entendre que «plusieurs États producteurs de miel, membres de la Communauté, ont retiré du marché les produits à base de thiaméthoxam [la substance active du Cruiser]». Certes, la Slovénie a suspendu provisoirement tous les traitements de semences, suite à un incident survenu sur quelques ruches. Mais c’est le seul pays. Les agriculteurs tchèques, allemands, danois, estoniens, finlandais, britanniques, hongrois, polonais ou encore roumains utilisent pour leur part sans problème le CruiserOSR sur colza.
Que des députés de l’opposition saisissent le premier prétexte pour mettre en cause une décision prise par le gouvernement est de bonne guerre –même s’il serait plus raisonnable qu’ils construisent leur critique sur des arguments vérifiés! En revanche, que de tels copiés-collés se retrouvent dans les questions posées par des députés de la majorité est plutôt surprenant. Dominique Le Mèner, Robert Lecou, Jacques Le Nay, Christophe Priou, Marie-Louise Fort, Marie-Hélène Thoraval, Dominique Perben ou encore Didier Quentin seraient-ils plus sensibles aux sirènes de l’Unaf qu’aux actions de leur propre ministre de l’Agriculture, par ailleurs chef de campagne pour 2012 ? Ont-il lu ce qu’ils ont signé, voire pris connaissance de la réponse apportée par Bruno Le Maire dès le 13 juillet sur ce sujet – une réponse pourtant largement applaudie dans les rangs de leur propre parti?
La question du Conseil d’État
À ce jeu, ces députés de la majorité risquent de rendre la problématique encore plus confuse! Notamment en renforçant l’ambiguïté entretenue par l’Unaf au sujet de la critique du Conseil d’État sur la méthode utilisée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) dans son évaluation des risques. Un argument repris par les élus de la majorité, visiblement pas assez au fait du dossier.
Certes, la méthode de l’Anses a été jugée non conforme par les juristes du Conseil. Du point de vue juridique, ces derniers ont raison. Mais ce qu’omet systématiquement d’expliquer l’Unaf – et son avocat Bernard Fau –, c’est la nature du «délit de méthode» dont l’Anses est accusée. En effet, la Directive 91-144 définit une méthodologie pour l’ensemble des produits phytosanitaires. Afin de déterminer si des études complémentaires –sur le comportement des larves et des abeilles, et sur la survie et le bon développement des colonies– doivent être réalisées ou non, la directive préconise de calculer un coefficient de risque, appelé HQ, qui résulte du rapport entre la dose de matière active par hectare et la DL50 1 du produit sur les abeilles. Or, dans le cas des produits appliqués en protection des semences, l’Anses estime que ce coefficient de risque n’est pas un indicateur pertinent. D’une part, parce que la dose de matière active par hectare est très faible; d’autre part, parce qu’il n’y a aucun contact direct entre la matière active (qui enrobe la semence) et les butineuses. Par conséquent, l’agence ne se préoccupe pas du HQ. Ce qui ne l’empêche pas d’exiger la réalisation de ces études complémentaires. «Il s’agit d’un problème de forme, mais nous considérons que cette décision [du Conseil d’État] n’a pas remis en cause notre évaluation du dossier sur le fond», a résumé un expert de l’Anses, interrogé par le quotidien La Croix. D’autant plus que Syngenta, le propriétaire du Cruiser OSR, a bel et bien com- muniqué les résultats d’études sur l’ensemble des points demandés. «Ces études ont été réalisées sur une période de quatre ans», indique Laurent Perron, responsable communication de la firme suisse. Il admet que lors du premier dépôt de demande d’homologation en 2008, certaines études n’étaient pas encore arrivées à terme. Ce qui explique que le Conseil d’État ait estimé que l’absence d’im- pact à long terme n’avait pas été démontrée, «faute de données disponibles sur les effets à long terme».Enclair,lactique du Conseil d’État, garant de la réglementation, porte essentiellement sur un vice de forme, et non sur le fond.
L’erreur des avocats
Ne pouvant s’appuyer sur un dossier scientifique permettant de justifier une suspension du CruiserOSR, l’Unaf en a été réduite à mener son combat sur le plan juridique. Dès le 8 juillet, le syndicat apicole, suivi par France Nature Environnement (FNE), a déposé un recours en référé au Conseil d’État, demandant une annulation de l’autorisation «avant les prochaines opérations d’enrobage des semences, puis des semis du mois d’août ». Coup d’épée dans l’eau puisque le 29 juillet, le juge des référés du Conseil d’État a rejeté la requête des plaignants au motif que le Conseil est « incompétent pour traiter ce dossier». Une lecture attentive du décret 2010/164 du 22 février 2010 relatif aux compétences et au fonctionnement des juridictions administratives aurait permis aux avocats de l’Unaf et de FNE de saisir la bonne juridiction ! Ce décret rappelle en effet que la vocation première du Conseil d’État est «d’être un juge de cassation» et non une simple cour saisie à la première occasion. En clair, le recours aurait dû être déposé non au Conseil d’État, mais au tribunal administratif. Or, plutôt que de reconnaître son erreur, Bernard Fau s’est insurgé contre «une simple règle de procédure qui prive la santé humaine d’une mesure conservatoire indispensable et urgente ». De son côté, Jean- Claude Bévillard s’est dit «perplexe devant les méandres administratifs qui font que l’environnement, la santé publique et l’intérêt général ne sont pas pris en compte». Admettant que le dépôt d’un nouveau recours devant le tribunal administratif aboutirait trop tardivement, l’avocat de l’Unaf a décidé de jeter l’éponge. Cette grave erreur des avocats n’a donc pas pu empêcher le démarrage des semis.
Un peu de remue-ménage
Entre-temps, l’Unaf, suivie par Générations futures (ex-MDRGF) et la LPO, a organisé une conférence de presse à l’Assemblée nationale afin d’appeler à une mobilisation d’urgence contre le CruiserOSR. Le syndicat a indiqué bénéficier du « soutien de 186 parlementaires ayant signé la charte du Comité de soutien des élus à l’abeille et aux apiculteurs ». Le hic, c’est que parmi les 186 élus, certains n’ont jamais accordé leur autorisation pour être cités dans le cadre d’une procédure contre le Cruiser OSR. «Avec un certain nombre de collègues, nous avons été trompés. Certes, nous avons apporté notre soutien à l’apiculture, mais il n’a jamais été ques- tion d’exiger le retrait du Cruiser dans ce texte. Depuis, nous refusons de signer toute pétition venant de ce syndicat apicole!» , s’insurge Claude Gatignol, député de la Manche. Qu’importe! Le coup est parti et les articles de presse relatant sans grande nuance la mobilisation des élus aux côtés de l’Unaf ont été diffusés. De quoi satisfaire Olivier Belval qui, faute d’avoir eu la peau du Cruiser, pourra toujours se féliciter de la réussite de son action auprès des parlemen- taires, signataires malgré eux d’une demande de retrait du Cruiser…