Avec la suppression de nombreux herbicides, la progression des plantes toxiques dans les champs s’accélère. La découverte de Datura stramonium dans des lots de haricots verts en mai 2010 ne serait-elle qu’un premier avertissement ?
5 mai 2010: le ministère de la Santé lance une alerte suite à la découverte de Datura stramonium dans des lots de haricots verts commercialisés en France. Le communiqué précise que le datura est une plante très commune, que l’on retrouve dans les champs et les friches. «De très petites quantités suffisent pour déclencher une intoxication», avertit le document. L’alerte est aussitôt relayée par l’essentiel de la presse, qui conseille aux personnes présentant des sécheresses de la bouche ou des yeux, une dilatation anormale des pupilles ou un état de confusion et d’agitation, de contacter leur médecin traitant. Bien entendu, les lots de conserves de ces produits, distribués par certains magasins des enseignes U et Leclerc, sont immédiatement retirés.
Ici s’arrête l’histoire. En tout cas, officiellement. Aucun article sur les trois personnes hospitalisées à quinze jours d’intervalle ne paraît dans la presse. Pas un mot sur la qualité de l’enquête menée par les services de la consommation et de la répression des fraudes, qui ont pu, à partir des boîtes de conserve retrouvées dans les poubelles des malades, remonter toute la filière jusqu’à identifier les parcelles de haricots verts en cause. Et rien sur les raisons de cette alerte, ni sur la probabilité de se retrouver de nouveau face à ce type de problèmes. Bref, sur cette affaire, la discrétion est restée de mise.
Un risque de sécurité alimentaire sous-estimé
Et pourtant, le 16 juin 2010, les représentants de l’interprofession des légumes en conserve et surgelés (Unilet) ont été convoqués par la Direction générale de l’alimentation (DGAL) pour une réunion d’urgence. Retrouver du datura –une plante nauséabonde qui peut atteindre deux mètres de hauteur – dans des boîtes de haricots verts extra-fins, voilà qui interpelle ! Rue de Vaugirard, personne n’avait encore imaginé qu’un tel scénario puisse se produire. D’autant plus que la toxicité du datura, une plante connue pour ses propriétés hallucinogènes, est redoutable. Riche en atropine, en scopolamine et en hyosciamine – des alcaloïdes qui provoquent des troubles hépatiques, nerveux et sanguins plus ou moins graves –, cette solanacée fait partie des plantes très toxiques, au même titre que la morelle noire ou la belladone (dont l’absorption de moins de 15 baies peut entraîner la mort d’un adulte). Cette fois-ci, l’intoxication est fort heureusement restée limitée à trois cas avérés. Toutefois, si rien n’est fait, la prochaine pourrait s’avérer plus dramatique.
En forte progression
«Originaire du Mexique, le datura s’est adapté aux conditions climatiques européennes et devient un problème de plus en plus préoccupant», souligne Sylvie Dauguet, en charge du dossier pour le Centre technique interprofessionnel des oléagineux métropolitains (Cetiom). Certes, dans certaines régions, comme le Sud-Ouest, le datura est présent depuis longtemps de façon endémique, et jusqu’à récemment, sa présence dans la moitié nord de la France était encore exceptionnelle. Mais aujourd’hui, les cas d’infestation par cette solanacée se multiplient. Ils sont en nette progression, jusque dans les régions Poitou-Charentes et Val-de-Loire, voire beaucoup plus au Nord. À tel point que le sujet a été largement abordé lors d’une des traditionnelles réunions Conseil-Culture organisées par la société Bonduelle, qui a eu lieu dans le Pas-de-Calais. «J’ai observé pour la première fois du datura il y a à peine cinq ans», témoigne un producteur de pommes de terre installé près d’Arras. Aujourd’hui, il déclare en retrouver un peu partout. Maïs, tournesol, blé, pomme de terre, haricot… plus aucune culture n’est épargnée.
Il est vrai que la capacité du datura à produire de nombreuses graines –jusqu’à 500 graines par capsule, et plusieurs dizaines de capsules par plante– ainsi que la survie potentielle de ces graines dans le sol, qui peut atteindre 30 ans, facilitent sa propagation! En outre, la plante apparaît souvent sur les bords des parcelles, le long des routes, mais aussi dans les eaux des fossés. «Une fois installée en bord de champ, la plante constitue un réservoir grainier, et c’est le travail mécanique du sol qui permet la diffusion des semences dans les parcelles», explique Laurent Nivet, d’Unilet. Enfin, s’ajoute la contamination à partir des boues d’épuration ou des composts, qui aggrave ces problèmes de propagation.
La lutte préventive
Or la lutte préventive, pourtant essentielle pour éradiquer les premiers foyers et éviter la diffusion du datura, devient de plus en plus difficile au fur et à mesure de l’appauvrissement de la gamme des herbicides disponibles pour les producteurs. Le premier à avoir été retiré est l’atrazine… l’un des herbicides les plus utilisés aux États-Unis ! Interdit par la Commission européenne le 10 mars 2004 – et par la France dès le 30 juin 2003 –, il est employé dans un grand nombre de pays pour le traitement en pré et post-émergence des mauvaises herbes dans de nombreuses cultures annuelles ou pérennes. Depuis le retrait d’autres matières actives (EPTC, dinoterbe, fomésafen), les moyens de lutte efficaces contre le datura se sont fortement amenuisés. Résultat: des cultures aussi variées que celles du tournesol, du maïs ou du soja –et pas seulement des haricots verts– font face à une pression croissante de cette adventice.
Du datura dans le tournesol…
Selon une enquête menée par le Cetiom en 2010 – qui portait sur la récolte 2009 –, 30 % des échantillons de graines de tournesol, sur un panel de 118 lots analysés à la sortie des silos, contenaient du datura. Certes, peu d’échantillons dépassaient le seuil réglementaire, qui est de 0,1 % pour les graines entières non broyées ni moulues. «La récolte 2011 a été bien plus atteinte. Dans certains cas, il y a même eu des refus de livraisons, car le taux était supérieur au seuil réglementaire », s’inquiète Sylvie Dauguet. Cette présence pose en effet un réel problème pour l’alimentation animale. « On a retrouvé jusqu’à 3,5 mg/kg d’atropine dans des tourteaux de tournesol et jusqu’à 0,7 mg/kg d’atropine dans des aliments complets», explique la responsable du Cetiom, qui ajoute que lors de contrôles anti-dopage, des chevaux de course se sont révélés positifs aux alcaloïdes du datura…
… et dans le maïs
Le maïs n’échappe pas non plus à cette contamination. «Depuis le retrait de certaines molécules, et en particulier l’atrazine, on voit de plus en plus fréquemment du datera dans les nos champs», observe Jean-Paul Lataste, producteur de maïs dans les Landes. «Nous n’avons pas encore atteint le seuil d’alerte, cependant il est clair que nous commençons à avoir quelques problèmes, notamment pour le maïs grain destiné à l’exportation», confirme Jean-Paul Renoux, d’Arvalis. Cette année, l’institut du végétal lance d’ailleurs des expérimentations spécifiques sur ce problème.
Or, durant la récolte, il est difficile, voire impossible, d’éliminer les graines de datura. D’où l’importance d’effectuer un désherbage de qualité afin d’éviter toute contamination, puis de procéder à un nettoyage adéquat sur les sites de stockage pour éliminer les impuretés botaniques.
Fort heureusement, il existe encore quelques solutions chimiques pour les cultures de tournesol et de maïs. Notamment l’herbicide Racer ME, utilisé en prélevée, et de façon plus récente, le Pulsar40 ou l’Express SX en postlevée pour le tournesol. Pour le maïs, les possibilités de lutte sont plus nombreuses, notamment en postlevée. En revanche, l’affaire se complique pour certaines cultures légumières, en particulier les haricots et les flageolets.
Le retour de l’arrachage manuel
« Jusqu’en fin 2007, les producteurs de haricots à destination de l’industrie de la conserve et de la surgelation disposaient d’un herbicide très efficace : le Flex. Depuis, ce désherbant a été interdit car sa matière active a été retirée au niveaueuropéen,etrienneleremplace», explique Pierre Pages, président du Cénaldi, l’association nationale des organisations de producteurs de légumes de plein champ à destination industrielle. Il n’est pas étonné de constater une accélération de l’expansion du datura, un an à peine après l’interdiction du Flex. Certes, plusieurs produits sont encore disponibles, mais aucun ne peut garantir une protection à 100 %. « Parmi les produits en prélevée, le Bonalan, qui présente le profil le plus intéressant, peut atteindre au maximum 60% d’efficacité, et il n’est pas efficace dans les sols du Nord-Picardie ou du Centre, qui sont des sols légers. En postlevée, le Basagran Sg peut-être très efficace… à condition qu’il soit utilisé au bon stade et avec la bonne dose. Mais il reste très insuffisant en cas d’émergence échelonnée dans le temps du datura. En outre, il risque de subir une restriction d’usage en 2013, ce qui ne pourrait qu’aggraver le problème », note Laurent Nivet, qui estime également « toute relative » l’efficacité de la lutte mécanique. « Que ce soit la technique du faux semis ou l’usage de la houe rotative, de la bineuse ou de la herse étrille, aucun ne peut gérer le problème pour atteindre un degré de sécurité suffisant », conclut-il. Reste en dernier recours l’arrachage manuel – avec des gants, de préférence ! Car après avoir procédé – au nom de l’environnement et du Grenelle du même nom – à l’élimination des principales solutions chimiques, les ser- vices du ministère de l’Agriculture n’ont rien d’autre à proposer que le retour aux « bonnes vieilles méthodes ». « Un arrachage manuel de cette adventice devra être mis en œuvre, avant la récolte, en cas de présence ou persistance de Datura stramonium dans la parcelle », peut-on lire dans une note du 15 juin 2010 adressée aux professionnels. Sans commentaire !