La progression de nouveaux parasites, souvent importés par l’homme, cause de nombreux problèmes pour les végétaux. Certains, comme le palmier Phoenix canariensis, présent sur la Côte d’Azur, risquent même de disparaître du paysage français.
N’y aura-t-il bientôt plus de palmiers Phoenix canariensis sur le littoral azuréen ? C’est en tout cas ce que redoutent Christian Estrosi, le maire de Nice, ainsi que de nombreux élus locaux. En cause : la fulgurante propagation d’un ravageur originaire d’Asie du sud-est, le charançon rouge du palmier (CRP) ou Rhynchophorus ferrugineus.
L’histoire de ce prédateur de la famille des curculionidae est emblématique des problèmes que pose une mondialisation mal contrôlée, combinée à une légèreté certaine et à une réaction tardive et non adaptée des pouvoirs publics, pourtant alertés en temps et en heure.
Une expansion d’origine humaine
Jusqu’à la fin des années soixante-dix, le charançon rouge du palmier était uniquement présent en Asie. Vers le milieu des années quatre-vingts, il a été signalé dans plusieurs pays du Moyen-Orient (Qatar, Émirats Arabes Unis, Bahreïn, Arabie Saoudite) puis, à partir du début des années quatre-vingt-dix, en Égypte et dans le sud de l’Espagne. Dans les années 2000, l’importation explosive de palmiers ornementaux en provenance d’Égypte, qui a accompagné le boom urbanistique du tournant du siècle, a provoqué l’expansion massive et parfaitement prévisible du CRP. En France, ce ravageur a été observé pour la première fois en octobre 2006, dans le Var et en Corse. Aujourd’hui, il est répertorié dans six départements français : les Pyrénées-Orientales, l’Hérault, les Bouches-du-Rhône, le Var, la Corse et les Alpes-Maritimes (où les premiers foyers ont été localisés autour du Cap d’Antibes). Mesurant de 3 à 4 centimètres de long à l’âge adulte, cet insecte se déplace par essaimage en volant sur de courtes distances de palmier en palmier. La femelle pond des œufs par centaines (entre 100 et 300), qu’elle dépose au niveau des palmes centrales de la tête des grands palmiers. Les larves se nourrissent ensuite du tissu vivant de la base des palmes, où elles creusent des galeries et finissent par atteindre le bourgeon terminal, provoquant ainsi la mort du palmier.
L’origine humaine de l’expansion du charançon rouge du palmier ne fait aucun doute. Son arrivée en France était d’ailleurs annoncée par les spécialistes dès juillet 2006. « Importer des palmiers des zones infestées vers les zones d’Europe encore exemptes, notamment les Rivieras française et italienne, c’est mettre le loup dans la bergerie», avertissait Michel Ferry, de l’Ira[[Phytoma, juillet-août 2006.]]. «Sans interdiction des importations de palmiers, l’arrivée du charançon en France et au Maghreb était inévitable. Or, le coût d’une lutte contre le CRP sur de vastes zones est colossal pour des résultats médiocres. L’Arabie Saoudite a dépensé des millions de dollars US par an depuis 15 ans, sans empêcher la contamination presque totale du pays ni enrayer la perte de milliers de dattiers par an. L’Espagne a engagé près de 50 millions d’euros depuis 10 ans sans juguler le foyer initial, au contraire. L’Égypte est dans une situation grave avec 22 provinces touchées sur 26. Seul Israël, avec moins de 300000 dattiers, a pu éradiquer le CRP en moins de deux ans, grâce à une grande rapidité de réaction», mettait en garde le spécialiste en 2006. Pourtant, le commerce de palmiers s’est tranquillement poursuivi. Et il a fallu attendre 2007 pour que la Commission européenne prenne une décision imposant des mesures de quarantaine –d’ailleurs inapplicables en raison de la grande taille des palmiers commercialisés.
Les pouvoirs publics font la sourde oreille
Alors que Michel Ferry propose un protocole d’assainissement des palmiers existants afin d’éliminer le CRP tout en sauvant les palmiers, les pouvoirs publics font la sourde oreille. Et moins de deux ans plus tard, la catastrophe annoncée arrive en France ! Le brillant ingénieur de recherche de l’Inra, mis à la disposition de la mairie d’Elche (Espagne) pour créer et diriger la station de recherche Phoenix sur le dattier et l’agriculture d’oasis, a beau recevoir le Prix Magister de l’Université Polytechnique de Valence (un prix qui distingue chaque année une personnalité pour la qualité, l’originalité et l’importance de ses activités dans le domaine du paysage et du jardinage), les autorités françaises continuent d’ignorer ses conseils.
Le chercheur propose une double stratégie: mettre un terme au commerce de palmiers à risque et initier une vaste campagne pour identifier –et traiter– les palmiers déjà infestés. Or, les pouvoirs publics n’envisagent que la destruction systématique des Phoenix infestés. «Dès lors qu’on ne leur proposait que l’abattage, les particuliers n’avaient aucun intérêt à signaler la présence d’un palmier infesté», remarque Hervé Pietra, président de l’association Sauvons nos Palmiers. D’autant plus que le coût – facturé au propriétaire– était déjà estimé à plus de 1 500 euros ! Comme le rappelle Michel Ferry, même subventionnée, la destruction automatique et obligatoire n’est pas une solution. Pour preuve, aucun pays ayant adopté cette stratégie d’abattage n’a réussi à éradiquer le charançon. Au contraire, en Espagne, cette tactique s’est révélée totalement contre-productive, avec des dizaines de millions d’euros dépensés, des dizaines de milliers de palmiers abattus et, au final, une explosion des ravageurs. Pour le spécialiste, l’obligation de déclaration ne peut être efficace que si elle est accompagnée d’une obligation de traitement et d’assainissement mécanique. « Cette stratégie a l’immense avantage de favoriser une coopération avec les propriétaires pour la sauvegarde de leur patrimoine, et ceci pour un prix raisonnable », estime Hervé Pietra. Toutefois, elle ne peut fonctionner que si elle s’insère dans une démarche d’éradication intégrée. C’est-à-dire si tous les moyens existants (formation, détection, assainissement, traitements préventifs par endothérapie, piégeage massif) sont utilisés.
Or, là aussi, les pouvoirs publics se sont montrés très frileux. Dans un premier temps, ils ont préféré miser sur les traitements par pulvérisation d’insecticides chimiques ou de produits biologiques (comme certains nématodes entomopathogènes). Afin d’augmenter l’efficacité de ces pièges, deux chercheurs de l’Inra de Montpellier, Marc Tauzin (informaticien) et Jean-Benoît Peltier (biochimiste) – plus spécialistes d’un autre ravageur du palmier, le papillon Paysandisia archon –, ont mis en place une variante améliorée. Leur piège, recouvert de fibres de palmiers, facilite la montée des charançons tout en empêchant l’entrée d’insectes ou d’animaux non cibles grâce à ses ouvertures masquées par ces fibres. Cependant, Marc Tauzin reconnaît la limite de cette solution, pas vraiment efficace. «En revanche, une méthode de dissémination originale des nématodes donne d’excellents résultats contre le charançon de la banane en Guadeloupe. Il faudrait s’en inspirer», préconise-t-il. Le principe de cette méthode est a priori séduisant: des pièges contenant une phéromone attirent les charançons, qui sont alors mis en contact avec des espèces de nématodes. Parasités par ces derniers, qui les tuent dans un délai suffisamment long pour les laisser revenir dans le palmier, les charançons infestent à leur tour le reste de la colonie. Néanmoins, cette méthode n’a jamais fait ses preuves sur le terrain pour le palmier. Marc Tauzin reste donc très pessimiste quant à l’avenir du palmier en France.
Le retour prévisible des insecticides
Face à l’expansion des charançons –et faute de solutions alternatives–, l’emploi des insecticides revient donc inévitablement sur le devant de la scène. En juillet 2010, les services de la prévention des risques sanitaires de la Direction générale de l’alimentation (DGAL) ont fini par publier un décret rendant obligatoire la lutte pour l’éradication du charançon. Ils y préconisent un certain nombre de méthodes de traitement, y compris l’usage du Confidor par traitement en pulvérisation. Une dérogation de 120 jours avait déjà été accordée le 13 août 2007 à cet insecticide
à base d’imidaclopride, la matière active du Gaucho! Or, l’expérience de cet insecticide n’avait pas été très concluante : la pulvérisation et l’arrosage de Confidor sur les palmiers avaient montré, eux aussi, une efficacité très limitée. Non pas en raison du manque de toxicité du Confidor à l’égard du charançon, mais à cause de l’épaisseur de la cutine.
La cutine est la substance lipidique qui recouvre la face externe des cellules épidermiques aériennes chez les végétaux.]] des palmes, qui empêche la pénétration du produit. L’échec de la stratégie de la DGAL, basée sur des mesures inadaptées, était donc prévisible… «Malgré l’arrêté du 21juillet 2010, les mesures adoptées pour contrôler le CRP ont échoué: en 2011, le nombre de palmiers infestés a, au minimum, doublé tant dans le Var que dans les Alpes-Maritimes et en Corse. L’augmentation de la population du CRP est exponentielle, et il est probable que le point de non retour pour sauver les palmiers de la Côte d’Azur sera atteint en 2012 si la nouvelle vague d’expansion du CRP au printemps prochain n’est pas stoppée», s’alarme Michel Ferry, qui bénéficie du soutien de l’essentiel des acteurs concernés.
Le chaînon manquant
Pour le spécialiste, il manque un élément clé au dispositif préconisé par la DGAL : l’endothérapie. Plus efficace qu’une pulvérisation sur les palmes, ce traitement s’effectue par injection d’un produit phytosanitaire à faible dose dans le stipe (faux-tronc) du palmier. Largement utilisée dans plusieurs pays, cette technique n’a malheureusement pas bonne presse en France. Marc Tauzin lui reproche d’utiliser «un cocktail de substances surdosées». Fait aggravant pour certains, elle utilise souvent des produits systémiques de la même famille que l’imidaclopride. Or, la simple évocation de ce nom –au cœur de l’affaire du Gaucho – fait bondir les apiculteurs et les écologistes de tout bord. Reprenant à son compte le discours hostile à l’imidaclopride, Marc Tauzin affirme que « peu d’études ont été faites sur les conséquences de l’emploi de ces substances sur l’homme ou l’environnement, et [que] la plupart sinon toutes les substances utilisées sont hautement toxiques pour les abeilles». De toute manière, «le chimique, je n’y crois pas », reconnaît l’informaticien, qui a développé avec son collègue Jean-Benoît Peltier un traitement naturel à base de glu contre le papillon Paysandisia archon.
« Contrairement aux arbres, le palmier, étant une herbe, ne possède pas de méristèmes secondaires capables de combler ce type de blessures [dues aux injections]», ajoute Marc Tauzin. L’informaticien rappelle que dans les années soixante-dix, les techniques d’endothérapie avaient fleuri pour combattre la graphiose, une maladie fongique de l’orme, contribuant plutôt à… affaiblir les arbres! En effet, des nécroses s’étaient formées au point d’injection, entraînant quelques années plus tard l’installation de pathogènes. «Il est vrai que chez les palmiers, le modèle de cicatrisation dit de compartimentage ou CODIT ne s’applique pas. Ce modèle repose sur l’existence de tissus qui n’existent pas chez les palmiers, ainsi que sur l’absence de formation de cals cicatriciels », reconnaît Michel Ferry. Mais le fait que le modèle CODIT ne concerne pas les palmiers ne signifie absolument pas que ceux-ci ne sont pas en mesure de cicatriser, rétorque-t-il. «L’expression “scellement“, utilisée par le Dr Alex Shigo, l’un des plus grands phytopathologistes de l’United States Forest Service, est plus adaptée pour caractériser le mécanisme de cicatrisation, qui s’approche de celui observé chez les dicotylédones ligneuses », poursuit le chercheur de l’Inra. « Chez les Phoenix, et particulièrement chez P.dactylifera, la production de gel pectinique est parfois tellement abondante que les perforations dues à l’endothérapie sont souvent obstruées en quelques heures», rappelle-t-il.
Un palmier n’est pas un arbre
Une partie de la controverse et des désaccords entre les chercheurs concernant l’endothérapie repose sur la non reconnaissance des différences anatomiques entre les espèces. Ainsi, l’absence chez le palmier des deux anneaux de tissus méristématiques secondaires qui constituent le cambium et le phellogène représente non pas un inconvénient, mais un avantage! En effet, ces tissus sont constitués de cellules aux parois fines et fragiles, qui offrent moins de résistance à la pénétration de micro-organismes et sont donc plus sensibles à l’apparition de phénomènes de phytotoxicité. «Chez les arbres, le dépérissement du cambium cribrovasculaire représente l’un des prin- cipaux risques découlant de blessures, ce qui augmente le risque présenté par certaines méthodes d’injection. Par nature, ce risque de dégâts sur les cam- biums n’existe pas chez les palmiers», explique Michel Ferry. De même que le risque de décollement de l’écorce, pratiquement inexistant chez les palmiers. Ensuite, chez les arbres, le bois du cœur des troncs est constitué de cellules mortes. Il est donc incapable de mettre en œuvre des mécanismes dynamiques de résistance lorsqu’il est blessé. En revanche, chez les palmiers, le cœur des stipes n’est pas constitué de bois mort, mais de tissus vivants capables de mettre en œuvre des mécanismes dynamiques de cicatrisation. «Cette différence explique pourquoi la profondeur des injections chez les pal- miers est moins cruciale que chez les arbres, pour lesquels il est non seulement inutile mais risqué d’injecter dans le bois mort», précise l’expert.
Enfin, les palmiers étant des herbes géantes et non pas des arbres, le Phoenix canariensis est constitué seulement d’un stipe, d’un bourgeon terminal et de feuilles groupées autour de ce bourgeon. L’injection de produits insecticides vers les zones cibles est donc beaucoup plus simple à réaliser que sur les arbres.
Curieusement, l’opposition française à l’endothérapie ne se base pas sur des échecs concernant les palmiers, mais sur l’expérience malheureuse d’injections pratiquées sur l’orme afin de lutter contre la graphiose. Or, d’une part, ce qui est vrai pour un arbre ne l’est pas automatiquement pour un palmier, et d’autre part, il a été démontré que l’une des principales causes des dégâts entraînés par ces injections sur l’orme n’était pas la blessure créée par l’injection elle-même, mais la nature de la solution pesticide injectée !
« L’absence totale de prise en considération de ces aspects fondamentaux qui distinguent les palmiers des arbres explique en grande partie l’opposition sur l’usage des injections dans le cadre du programme d’éradication du CRP en France. Ce qui est d’autant plus regrettable que la position de l’immense majorité des experts de la lutte contre le CRP, ainsi que les pratiques courantes et déjà anciennes sur l’emploi de l’endothérapi contre plusieurs ravageurs et maladies de diverses espèces de palmiers, montrent toute la pertinence de cette méthode », résume Michel Ferry. Le 2 novembre 2011, le chercheur a présenté à la DGAL, au nom de l’Inra, un protocole afin d’obtenir une autorisation pour cette technique. Son immense avantage est de permettre une application sans risque en milieu urbain ainsi qu’une réduction considérable de l’usage d’insecticide. Alors qu’aujourd’hui, la pulvérisation d’imidaclopride est autorisée à raison de 95 à 130 g par palmier et par an, l’endothérapie, avec les différentes matières actives testées avec succès par le chercheur pour leur longue persistance d’action (6 mois à un an), ne nécessite que 2 à 5g par palmier et par an.
Le dossier de l’Inra est soutenu par de nombreux élus locaux, notamment par le sénateur-maire de Toulon, Hubert Falco, qui a pesé de tout son poids dans la bataille. En association avec le président du conseil général du Var, Horace Lanfranchi, le président de la communauté d’agglomérations Toulon-Provence-Méditerranée a adressé tout récemment un courrier au Premier ministre, acquis à la cause. Après consultation de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), on aurait pu s’attendre à une modification dans l’arrêté de lutte obligatoire du charançon qui intègre les pratiques d’injection. Or, la DGAL s’est contentée d’autoriser un protocole dit expérimental, qui se limite exclusivement à une aire géographique très restreinte, et surtout, à l’emploi du seul imidaclopride, alors que la persistance de ce produit en injection ne dépasse pas deux mois. «Certes, on aurait souhaité un vrai plan de lutte, avec notamment la possibilité d’utiliser d’autres matières actives que le Confidor, mais restons positifs, au moins la voie est ouverte pour l’endothérapie», se félicite Hervé Pietra.