Le 15 mars 2013, Stéphane Le Foll, Pierre Moscovici et Delphine Batho, respectivement ministres de l’Agriculture, de l’Économie et de l’Écologie, ont signé une lettre de mission sur «la mise en place d’une fiscalité incitative dans le domaine des produits phytosanitaires», le dispositif actuel ayant un impact jugé «insuffisant» pour réduire l’emploi de ces produits au niveau souhaité par les pouvoirs publics. Objectif de cette requête : trouver les moyens de provoquer «un changement fondamental dans les modes de production agricoles». L’idée serait maintenant d’encourager des comportements dits vertueux grâce à une fiscalité «incitative», le tout accompagné de modalités pratiques de redistribution, également qualifiées « d’incitatives». Notamment pour celles et ceux qui s’engageraient dans des modes de production compatibles avec l’agroécologie, si prisée par notre ministre de l’Agriculture. Cet exercice ne devait pas être très compliqué, puisque les trois ministres ont estimé qu’un délai inférieur à trois mois suffisait pour boucler les travaux, qui devaient donc être remis à la fin du mois de mai…
L’avertissement danois
Sauf qu’Hélène Pelosse, chargée du dossier pour le ministère des Finances, n’a toujours pas rédigé la dernière ligne du rapport. Il est vrai qu’elle enchaîne réunion sur réunion, consulte les coopératives, la fédération du négoce agricole, les syndicats agricoles, les associations écologistes et les différents services de l’État. Même l’UIPP, le syndicat des industries des produits phytosanitaires, a été mis à contribution. Bref, l’ancienne directrice-adjointe de cabinet de Jean-Louis Borloo ne ménage pas sa peine. Ce qui explique certainement qu’elle ait déjà pris acte d’un premier point : pour infléchir la courbe de consommation des produits phytosanitaires, il ne suffit pas d’augmenter les taxes, comme le suggère pourtant sa lettre de mission. À cet égard, l’expérience danoise est très éclairante. Cité comme le «bon élève de l’Europe» par François Veillerette, le patron de l’association écologiste Générations Futures, le Danemark est le premier pays à avoir mis en place une taxation à vocation dissuasive sur les produits phytosanitaires. Or, une lecture attentive du dernier rapport d’étape du ministère danois de l’Écologie – certes disponible uniquement en danois– témoigne de l’échec total de cette mesure. Échec qui a visiblement échappé à la vigilance de François Veillerette, qui faisait encore l’éloge du Danemark lors de son audition auprès de la mission parlementaire sur les pesticides, le 5 juin 2012.
Au pays des contes d’Andersen, la vente de matières actives n’a pas du tout diminué. Au contraire, elle a augmenté de 47% en dix ans
Au pays des contes d’Andersen, la vente de matières actives n’a pas du tout diminué. Au contraire, elle a augmenté de 47% en dix ans (4200 tonnes en 2011 contre 2850 en 2002), et le fameux indicateur de fréquence de traitement (IFT), qui plafonnait à 2,19 au début des années 2000, est passé à 3,18 en 2011. Et ce n’est pas tout. La consommation du glyphosate a plus que doublé pendant la même période, passant de 800 tonnes en 2001 à 1 900 tonnes en 2011. Résultat: trois produits monopolisent désormais l’essentiel du marché danois des herbicides: le glyphosate (52,5%), le MCPA (18%) et le prosulfocarbe (17%). En termes de pratiques agronomiques, on a déjà vu mieux…
La piste des CEP
On comprend que le modèle danois ne soit pas celui retenu par Hélène Pelosse. «Nous disposons de beaucoup d’éléments qui nous confortent dans l’idée que ce modèle n’est pas la solution idéale», a-t-elle indiqué à A&E. En revanche, la brillante énarque s’est précipitée sur une tout autre piste : celle des certificats d’économies d’énergie (CEE), présentée très brièvement par Marion Guillou, l’ancienne directrice de l’INRA, lors de la remise du rapport sur l’agro-écologie le 11 juin dernier. «Nous proposons un mécanisme original –et j’espère réaliste– inspiré des certificats d’économies d’énergie (CEE)», a-t-elle déclaré à cette occasion. Mis en place depuis la loi du 13 juillet 2005, ce dispositif incite les vendeurs d’énergie –appelés les « obligés »– à faire réaliser à leurs clients des économies d’énergie via l’achat d’une série de produits économes en énergie afin d’atteindre un «quota» d’économie défini par les pouvoirs publics pour une période triennale. «Les vendeurs d’énergie ont un objectif de réduction d’énergie qui leur est assigné. Soit ils obtiennent ces réductions par es actions qu’ils mettent en place, soit ils doivent racheter des CEE que d’autres ont mis en place. Il y a donc deux avantages: les vendeurs d’énergie vendent en même temps des efforts d’économies d’énergie, et ceux qui par ailleurs font des économies d’énergie peuvent les monnayer sur un marché», a expliqué Marion Guillou. «Vous imaginez la transposition sur les phytos», a-t-elle poursuivi. Certes, cela est «un peu révolutionnaire… et sûrement un peu compliqué à ajuster au démarrage », a admis l’ancienne directrice de l’INRA. Mais «on a montré que c’était faisable avec les économies d’énergie, alors que ce n’était pas plus simple que notre affaire», a-t-elle rassuré. Reste encore à démontrer qu’un mécanisme qui fonctionne sur le marché de l’énergie est adapté à celui des phytos…
Le cas spécifique des phytos
Pour l’énergie, il est assez aisé de définir un objectif collectif d’économie, puis de le répartir au prorata du chiffre d’affaires des opérateurs, même si ceux-ci sont très nombreux. En revanche, définir un objectif de réduction des produits phytosanitaires est beaucoup plus délicat. Faut-il fixer un objectif global, ou doit-on opérer des distinctions selon les filières ? Ensuite, quels seront les critères pour déterminer la «réduction» ? Réduction du tonnage ou réduction de l’impact sur l’environnement ? Si la réduction du tonnage est facilement quantifiable, sans pour autant avoir de sens agronomique, il n’en est pas de même en ce qui concerne l’impact sur l’environnement. Comment peut-on le mesurer ? Et avec quels indicateurs ? Sachant que l’impact environnemental d’un produit dépend à la fois de sa toxicité (danger potentiel) et de son usage en conditions réelles (dont sa disponibilité), les caractéristiques de toxicité potentielle ne suffisent pas pour définir une hiérarchie entre les produits. « Rien n’a encore été déci- dé », reconnaît Hélène Pelosse, qui admet la difficulté d’un tel exercice.
Et ce n’est pas tout. Alors que la délivrance d’un CEE est assujettie à la vente d’un bien physique permettant par exemple le remplacement d’une source d’énergie non renouvelable par une source d’énergie renouve- lable, ou encore à la vente d’une chaudière de type condensation, d’une pompe à chaleur ou à l’iso- lation d’une toiture, le futur certificat d’économies de phytos (CEP) serait plutôt assorti à la vente d’un conseil portant sur des pratiques agronomiques qui restent à définir. Or, contrairement à une chaudière, qui dure de nombreuses années, ces pratiques sont en constante évolution. Qu’adviendra-t-il si un agriculteur abandonne au bout d’un an la pratique plus économe en herbicides —par exemple un faux-semis— qui lui a permis d’obtenir un certificat ? En outre, se pose la question de la surveillance. Va-t- on envoyer des inspecteurs dans chaque parcelle afin de vérifier les pratiques des agriculteurs à l’origine d’un CEP ?
Autre interrogation : qui sera le titulaire du certificat ? L’agriculteur qui a choisi de modifier ses pratiques, ou bien sa coopérative ou son négociant, qui le lui auraient conseillé ?
«On n’en est pas encore là», répond Hélène Pelosse, qui reste très évasive sur le fonctionnement exact de ces futurs certificats, dont la durée de validité et le mode de calcul, nécessairement différents de celui des CEE, n’ont pas été définis. Pour les CEE, l’opération obéit à une logique assez simple : le montant est calculé en fonction du potentiel de réduction d’une mesure précise. Ainsi, pour un nombre d’opérations dites «standardisées d’économies d’énergie», une valeur forfaitaire de CEE à attribuer a été définie. L’usage d’une chaufferie à base de biomasse donne droit à un CEE d’une valeur de 11,5 fois la production thermique annuelle nette de la chaudière, tandis qu’un radiateur à chaleur douce permet d’économiser 1 800 KWh dans un appartement avec chauffage individuel pour la zone climatique H1. Or, il est totalement impossible de transposer ce mode de calcul aux pesticides, dont l’usage varie en fonction du climat, de la culture, des sols, etc. Non seulement chaque parcelle est un cas particulier, mais la pression des ravageurs diffère selon les années. Comment va-t-on calculer l’économie de matière active d’un agriculteur qui décide de remplacer un traitement de semences par un traitement foliaire ? À quel titre l’usage d’un traitement autorisé en bio, notamment à base d’une bactérie du sol (Bacillus thuringiensis), donnerait-il droit à un CEP, alors qu’un maïs OGM Bt, qui ne nécessite aucun traitement –ce maïs étant résistant à la pyrale–, serait pénalisé ? Impossible d’obtenir une réponse à ces questions…
Le rôle des distributeurs
Seule certitude, les distributeurs –négociants indépendants et coopératives– seront au cœur du dispositif. Ils auront un rôle identique à celui des «obligés» du CEE. Et comme ces derniers, ils seront tenus de verser une «pénalité libératoire» en cas de «non respect de leurs obligations». En clair, un négociant ou une coopérative devra payer une amende en fonction du nombre d’agriculteurs qui auront choisi –ou plutôt refusé – de modifier leur mode de production. Pour autant, ce n’est très certainement pas l’organisation d’une pénurie de pesticides qui fera bouger les lignes. En effet, contrairement au marché de l’énergie, celui des produits phytosanitaires n’a pas de frontières. S’ils ne peuvent s’approvisionner chez leurs distributeurs habituels, de très nombreux agriculteurs n’hésiteront pas à importer –légalement ou illégalement– les produits qu’ils jugent indispensables, forçant les « obligés » à acheter leurs CEP manquants ou à payer une taxe. «On ne met pas en place une bourse d’échanges de certificats », rectifie Hervé Guyomard, directeur scientifique à l’INRA. Reste à savoir comment les pouvoirs publics pourront éviter la création d’un marché parallèle de CEP, qui pourrait très vite devenir particulièrement spéculatif. Et donc très attractif pour les plus gros opérateurs agricoles.
Autre point déjà défini, ce dispositif sera pris en charge par une nouvelle taxe imputée au monde agricole. Pendant que Marion Guillou annonce orbi et urbi qu’il est préférable «d’inciter, de rémunérer, d’accompagner plutôt que de taxer et d’imposer», le ministère des Finances travaille de son côté sur… un alourdissement de l’actuelle redevance pour pollutions diffuses (RPD) ! Alors que cette taxe ponctionne déjà quelque 140 millions d’euros, le projet en cours de rédaction est conçu pour rapporter entre 500 millions et 1 milliard d’euros au titre de la RPD. Soit 3 à 7 fois plus qu’aujourd’hui !
Comment les pouvoirs publics pourront-ils éviter la création d’un marché parallèle de CEP, qui pourrait très vite devenir particulièrement spéculatif ?
Autrement dit, grâce à un élargissement de son assiette, la RPD va devenir non pas un outil permettant de diminuer l’usage des pesticides, mais la «pompe à fric» d’un dispositif aux contours mal définis et dont la mise en place concrète reste des plus aléatoires. Cette cagnotte est indispensable pour apporter une rémunération aux futurs propriétaires de CEP, mais également pour financer un tout autre volet du projet : celui des mesures envisagées autour des captages d’eau potable. Pour en finir définitivement avec la pollution diffuse –nitrates et pesticides– dans les zones sensibles, Hélène Pelosse reprend une idée maintes fois proposée: le passage obligatoire en bio –notamment par une expropriation des terrains concernés– dans les zones de captage d’eau potable.
Au final, entre le «mécanisme original» des certificats d’économies et une véritable neutralisation de 2 à 3 millions d’hectares –ce que représentent les bassins d’alimentation de captage –, il n’est pas certain que la Ferme France en sorte gagnante..