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La concentration dans le bio-business se poursuit

Alors que le rythme des conversions à l’agriculture biologique ralentit, Léa Nature, le groupe de Charles Kloboukoff, étend son contrôle sur la distribution des produits bio.

Le 20 mai dernier, le géant du bio Léa Nature a pris le contrôle total d’Ekibio, dont il détenait jusqu’alors 40% du capital. Désormais, le groupe de Charles Kloboukoff pèse donc plus de 200 millions d’euros et emploie près de 1000 personnes. Il devient ainsi l’un des leaders incontestés de la transformation des produits bio en France.

Grâce à cette nouvelle acquisition, Charles Kloboukoff souhaite proposer une alternative aux produits bio des multinationales et poursuivre la mise en place de filières agricoles bio «solidaires françaises». Sans pour autant se priver d’un développement à l’international ! Car le patron de Léa Nature ne cache pas ses ambitions. À l’horizon 2020, son futur holding, baptisé Groupe Léa Biodiversité (et qui réunira Léa Nature et Ekibio) devrait atteindre les 350 millions d’euros de chiffre d’affaires, avec une part à l’international de près de 10 %, notamment vers l’Asie et le continent américain.

Comme de nombreux secteurs, celui de l’agriculture biologique poursuit donc sa concentration. Désormais, seuls trois géants (Biocoop, Distriborg et Léa Nature) se partagent près du quart du marché total du bio –cosmétiques compris– et environ la moitié du chiffre d’affaires consolidé des 110 sociétés qui adhèrent au syndicat du bio Synabio.

Il est vrai que Léa Nature, qui regroupe des marques telles que Jardin BiO’, So Bio Étic, Floressance, Karéléa, Biovie, Lift’Argan, Natessance ou Secrets de Léa, ne connaît pas la crise. Avec une croissance continue oscillant entre 10 et 30% par an depuis dix ans, le groupe affiche une augmentation de son chiffre d’affaires de 11 % pour 2013.

Bref, Charles Kloboukoff n’est pas vraiment un adepte de la décroissance ! En tout cas, en ce qui concerne ses propres affaires. Car le discours n’est plus du tout le même lorsqu’il s’agit, par exemple, de l’Afrique. Selon lui, ce continent ne doit pas profiter du développement que l’on connaît en Occident. « Le monde occidental qui a colonisé ce continent porte une grande responsabilité dans les dérives modernistes que rencontrent les peuples africains. Nous avons tout fait pour les couper de leurs racines et les éloigner d’une vie simple et authentique. Nous avons introduit des méthodes du soi-disant développement qui ne sont pas les leurs, et ainsi suscité des tentations destructrices. L’Afrique aurait très bien pu se passer du consumérisme occidental !», estime le businessman, qui souligne qu’«heureusement, beaucoup d’Africains vivent encore dans le détachement et la simplicité matérielle». Autrement dit, dans la pauvreté et la misère.


Le marketing de la peur

En Europe, en Asie et en Amérique, Charles Kloboukoff ne vend pas «la simplicité matérielle». Il a plutôt choisi de jouer sur le marketing de la peur, bien conscient que celui-ci est à l’origine du boom du bio. «Le 3 mars 2005, France 2 diffuse une émission Envoyé spécial sur les cosmétiques. C’était la première fois qu’un média grand public pointait du doigt les risques provoqués par certains ingrédients chimiques utilisés dans la cosmétique conventionnelle. Cela brisait l’omerta sur ce sujet. La mauvaise image des produits cosmétiques conventionnels s’est répandue comme une traînée de poudre. L’indignation et la perte de confiance chez le consommateur ont sérieusement affecté le marché des cosmétiques conventionnels. Et ce fut le début du boom de la cosmétique bio. Enfin, le marché décolle après des années de tâtonnements. Panique à bord chez nous, nous avions du mal à répondre à la demande», se souvient le patron de Léa Nature.

Deux ans plus tard, en 2007, Charles Kloboukoff décide d’adhérer au club «1% for the planet», lancé dix ans auparavant aux États-Unis par Yvon Chouinard, le patron de la marque de vêtements Patagonia, et qui réunit des sociétés consacrant 1 % de leur chiffre d’affaires au soutien d’ONG environnementales. Aujourd’hui, il en est le président.

Fidèle à cet engagement, son groupe a versé entre 2007 et 2012 près de 3 millions d’euros à de nombreuses associations environnementalistes. Et surtout à celles qui nourrissent un discours anxiogène sur la santé. C’est-à-dire qui participent à l’entretien d’un climat favorable à l’achat des produits bio de son groupe. Cela a été le cas avec la campagne de 2007 sur «la disparition des abeilles», portée par l’association Terre d’Abeilles, ou encore en 2012 avec la campagne de Générations Futures «Pesticides, nos enfants n’en ont pas besoin pour bien pousser».

Le monde de Kloboukoff est aussi binaire que celui du PrSéralini: d’un côté, la bonne recherche « indépendante », de l’autre, celle à la botte de l’industrie.

En parallèle, Charles Kloboukoff est un acteur clé dans la lutte contre les biotechnologies végétales. Ainsi, le très contesté militant anti-OGM de l’Université de Caen Gilles-Éric Séralini bénéficie de son soutien financier depuis 2007. En septembre 2012, alors que le Pr Séralini rend publique son étude censée démontrer un lien entre des tumeurs sur des rats et un maïs OGM, Charles Kloboukoff –qui fait partie des commanditaires de l’étude et a sponsorisé le film «Tous cobayes ?» de Jean-Paul Jaud, librement adapté des travaux du Pr Séralini– participe à sa campagne de promotion. Selon lui, cette étude, «la plus longue et la plus détaillée au monde sur la toxicité d’un OGM et d’un herbicide», vient «de prouver que les OGM sont toxiques, et qu’ils entraînent une véritable dégradation de l’environnement, néfastes [sic] à la santé de l’animal et donc de l’Homme».

Le monde de Charles Kloboukoff est aussi binaire que celui du Pr Séralini : d’un côté, la bonne recherche «indépendante», et de l’autre, celle à la botte de l’industrie. Or, le patron de Léa Nature a clairement fait son choix : soutenir cette recherche «indépendante » pour « démontrer les impacts négatifs et cachés sur la santé des effets des armes chimiques fabriquées par des puissants lobbies».

Et en ce qui concerne le lobbying, Charles Kloboukoff s’y connaît ! Au printemps 2011, il a décidé de créer sa propre fondation, la Fondation Léa Nature-Jardin Bio, dont la liste des bénéficiaires est plutôt impressionnante. On y retrouve le gratin de la contestation anti-OGM et anti-pesticides, notamment le Criigen de Corinne Lepage, Générations Futures de François Veillerette, le Réseau Semences Paysannes de Guy Kastler, Inf’OGM, Bio Consom’acteurs, l’Appel de la Jeunesse et la Fédération des associations pour le développement de l’emploi agricole et rural (FADEAR), qui réunit «les paysans de la Confédération paysanne pour proposer un modèle agricole permettant à des paysans nombreux de vivre décemment de leur travail». Cette véritable armée de militants œuvre de façon beaucoup plus efficace que n’importe quelle campagne publicitaire. Et pour un budget très raisonnable ! Interviewé en octobre 2013, Charles Kloboukoff le reconnaît volontiers: «On peut dire qu’effectivement, les études de consommateurs que l’on a commanditées ces derniers mois ont fait apparaître chez les consommateurs de produits naturels et bio engagés une très grosse fidélité à notre marque».

Traumatisme originel

Bref, tout semble réussir à ce talentueux chef d’entreprise, qui se définit comme un «entrepreneur engagé». Un engagement qui s’inscrit dans un parcours personnel très particulier.

«J’ai eu la chance d’avoir bénéficié d’une éducation familiale respectueuse de la nature et adepte de la prévention et des alternatives naturelles aux médicaments. Ma famille a toujours défendu l’idée selon laquelle moins on prend de médicaments, mieux on se porte. Dans les placards de mes parents, on ne trouvait que des produits naturels, comme la gelée royale, le pollen du miel, la propolis, le citron ou le ginseng. De mon père magnétiseur, j’ai hérité d’une certitude : les vrais médicaments, ce sont nos aliments », confie-t-il.

Malheureusement, cette enfance idyllique dans l’univers des alternatives naturelles aux médicaments s’interrompt brutalement lorsque le jeune Charles perd sa mère, âgée de seulement 33 ans.

«Je me suis longtemps interrogé sur l’origine du décès de ma mère en novembre 1971. Elle avait développé une tumeur au cerveau. Enfant, je me suis demandé comment cela s’attrapait. J’ai ressenti cette mort comme une grande injustice. J’ai longtemps pensé que sa maladie avait été causée par son exposition à des produits nocifs», relate le patron de Léa Nature, qui s’explique ce décès non pas par les pesticides, mais par les produits de coloration des cheveux : «Ma mère changeait souvent de coloration de cheveux, or dans ces années-là, les produits de coloration contenaient des composants nocifs. J’ai grandi avec cette idée que les maladies n’arrivent jamais par hasard. Soit on est exposé à des éléments dangereux pour la santé, soit on somatise. Et aujourd’hui, je fais le parallèle avec notre exposition aux pesticides et à d’autres produits nocifs.»

Profondément marqué par ce drame familial «inexpliqué», Charles Kloboukoff confie que «c’est dans ce grand vide, cette injustice, que prend racine [son] engagement pour le respect du vivant et sa protection. Cela participe pleinement à [son] projet de militant révolté et pudique.»

On comprend parfaitement un tel engagement. Sauf qu’à 33 ans, on n’attrape pas une tumeur du cerveau suite à une exposition environnementale ! « Avant la quarantaine, les formes connues de tumeurs du cerveau sont primitives, conséquences d’une prédisposition génétique ou de virus (Sida)», explique en effet le Dr Catherine Thillier-Gasc. Et à partir de la soixantaine, il s’agit d’abord et majoritairement de métastases secondaires à un autre cancer développé initialement hors du cerveau (cancer du sein, de la peau, du poumon, du rein), et ensuite de tumeurs primitives, nettement plus rares, et probablement plus en rapport avec des facteurs environnementaux comme l’utilisation d’anciens pesticides chez des agriculteurs applicateurs ou des ouvriers de l’industrie pétrochimique.

Face à cette épreuve, Charles Kloboukoff aurait pu mesurer toute la violence de la nature, qui frappe arbitrairement puisqu’elle ne connaît pas le concept de justice. Or, il effectue le parcours inverse, allant même jusqu’à la glorifier. « Face à la beauté de la nature, j’ai la sensation alors de sortir de mon corps physique pour vagabonder au-dessus des choses. […] C’est là, peut-être, que j’accède à cette forme de sérénité et de plénitude où je peux recevoir des choses essentielles pour me guider une fois revenu dans mon corps», témoigne-t-il.

Charles Kloboukoff aurait pu mesurer toute la violence de la nature, qui frappe arbitrairement puisqu’elle ne connaît pas le concept de justice. Or, il effectue le parcours inverse, allant même jusqu’à la glorifier.

Vingt ans après le décès de sa mère, Charles Kloboukoff se lance donc dans l’aventure du bio. Il crée ainsi le groupe Léa Nature, né de «l’idée de proposer une alternative naturelle aux produits agrochimiques de santé, d’alimentation, de beauté et d’hygiène». En 1995, il décide «d’aller plus loin et de promouvoir une alimentation sans produits chimiques ou de synthèse. Puis, ce fut le tour de la cosmétique.» «Je suis convaincu que les produits vivants, qui se développent par eux-mêmes en puisant dans la nature les nutriments dont ils ont besoin, sont plus profitables à l’Homme que les produits sous perfusion d’intrants chimiques», déclare l’homme d’affaires. Pour lui, «ce qui nous manque le plus, c’est cette capacité à écouter la part d’irrationnel en nous.». A-t-il tort ? Quoi qu’il en soit, sa conviction lui a bien réussi !

Sources :
– Charles Kloboukoff, Itinéraire d’un entrepreneur engagé, Zen Business, 2013.
– Le Parlement Entrepreneurs d’avenir 2013,
22 octobre 2013, www.youtube.com/watch?v=UPxQTCMDJOw

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