La décision du Conseil d’État concernant une requête déposée par Phyteis témoigne encore une fois d’une certaine dérive de la justice qui s’affranchit des évaluations scientifiques des agences dont c’est pourtant le métier
Le 5 juin dernier, le Conseil d’État a rendu sa décision concernant à la requête déposée par Phyteis à propos du décret du 16 décembre 2020 fixant la liste des substances actives de la famille des néonicotinoïdes (NNI), ou présentant des modes d’action similaires, interdites d’usage pour l’agriculture en application de l’article L. 253-8 du code rural et qui fait suite à la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.

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En effet, le syndicat des entreprises de la protection des plantes a estimé que ce décret ne remplissait pas deux obligations légales : la première d’ordre administratif – à savoir que la France n’aurait pas respecté la procédure de notification aux autres États membres de l’Union européennes (UE) –, et la seconde, de nature plutôt scientifique – à savoir que la condition indispensable pour interdire une molécule dans le cadre d’une mesure d’urgence n’était pas remplie pour le sulfoxaflor, l’acétamipride et la flupyradifurone, trois matières actives encore autorisées dans l’UE pour lesquelles aucun élément n’a permis de conclure à un « risque grave ». Il espérait ainsi pouvoir forcer le gouvernement à les retirer de la liste des matières actives interdites par le fameux décret.
Mais le Conseil d’État a rejeté la requête de Phyteis, maintenant l’interdiction en vigueur pour ces trois substances. Et comme le Conseil d’État reste le dernier recours possible, la messe est dite !
Retour impossible
D’emblée, deux conclusions s’imposent. D’une part, les magistrats confirment toute la difficulté à revenir sur une loi votée par le Parlement, quand bien même celle-ci serait entachée d’inexactitude et risquerait d’entraîner des effets dommageables pour l’économie du pays.
Votée par une très large majorité des députés (325 voix pour, 189 voix contre et 34 abstentions), suite à un intense lobbying de la nébuleuse écolo-décroissante, la loi du 8 août 2016, dite « de la biodiversité », est ainsi devenue un obstacle infranchissable à la reconquête de notre souveraineté alimentaire. Or, ce texte ne permet pas de redonner à certaines filières en difficulté l’usage de l’acétamipride, alors qu’aujourd’hui, bon nombre de députés ont clairement indiqué leur regret d’une interdiction aussi stricte.
D’autre part ; et c’est encore plus grave, cette décision s’inscrit dans la continuité de celles émanant de divers tribunaux, toutes ayant en commun de ne pas reconnaître l’expertise scientifique des agences en charge de la sécurité alimentaire et environnementale telles que l’Anses ou l’Efsa. On observe ainsi de plus en plus un renversement hiérarchique, avec des magistrats qui s’estiment plus à même de juger un dossier scientifique que les experts dont c’est pourtant le métier.
De toute évidence, les magistrats du Palais Royal n’ont tiré aucune leçon de leurs erreurs passées, notamment dans l’affaire concernant la mutagénèse, où ils avaient clairement fait une interprétation erronée d’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), introduisant une distinction entre mutagénèse aléatoire in vivo et mutagénèse aléatoire in vitro. Les magistrats avaient alors fait le choix politique de suivre l’argumentaire des associations écologistes requérantes (voir « OGM : le Conseil d’État recalé par la CJUE »). De même, dans le cas de l’avis du 5 juin 2025, le Conseil d’État a habillé une décision, peut-être motivée par des considérations politiques, d’une rhétorique qui paraît s’appuyer sur la science.
Aucun « risque grave » pour le sulfoxaflor
Ainsi, dans le cas du sulfoxaflor, le Conseil d’État est, certes, obligé de constater que cette matière active « reste autorisée, au niveau européen, sous serres permanentes ». Mais, ajoute-t-il, cela « n’est pas de nature, en tant que telle, à démentir l’existence des risques pour la santé humaine ou animale ou l’environnement établie par les données et études scientifiques ayant conduit les autorités françaises à adopter le décret du 16 décembre 2020 ». Eh bien si, justement ! Car, de toute évidence, l’Efsa avait connaissance de ces données, mais l’agence a considéré qu’elles n’étaient pas suffisamment pertinentes pour interdire le sulfoxaflor. C’est d’ailleurs ce qu’ont décidé de nombreux pays de l’UE. S’il y avait eu un « risque grave », comment peut-on s’imaginer qu’il n’aurait pas été identifié par l’Efsa ? D’autant plus que, lors de son audition au Sénat au moment du débat législatif sur les NNI en 2020, le directeur général de l’Anses avait indiqué clairement à la représentation nationale que s’il avait autorisé le sulfoxaflor, « c’est parce que cette substance présentait beaucoup d’avantages par rapport aux cinq substances néonicotinoïdes, notamment une demi-vie très faible et le fait que ces métabolites ne sont absolument pas actifs contre les pollinisateurs ».
Ce n’est pas tout. Constatant qu’aucune AMM n’avait été délivrée à ce jour en France pour le sulfoxaflor – ce qui est plutôt normal pour une matière active interdite ! –, le Conseil d’État en a conclu que le maintien de l’interdiction en litige ne serait pas entaché d’erreur manifeste d’appréciation. Curieux raisonnement…
La flupyradifurone encore largement utilisée en Europe
Pour la flupyradifurone, qui a fait l’objet d’un avis favorable rendu par l’Efsa le 24 janvier 2022, on est, là aussi, très loin d’avoir observé un « risque grave ».
« Cette autorité [l’Efsa] n’exclut pas l’existence d’un risque plus important pour les abeilles que ceux constatés lors de précédentes évaluations opérées par l’Union européenne, notamment pour l’espèce d’abeille sauvage solitaire dite Megachile rotundata à propos de laquelle est évoquée une possibilité de sensibilité disproportionnée à cette substance du fait notamment de son faible poids », écrivent les magistrats, qui, s’appuyant sur le fait que la Grèce, désignée État membre rapporteur, « conclut à ce stade que “le risque pour les abeilles ne peut être considéré comme acceptable que pour les utilisations de flupyradifurone qui entraînent une exposition négligeable des abeilles” », proposent que soient menées des études complémentaires.
S’il y avait eu un «risque grave», comment peut-on s’imaginer qu’il n’aurait pas été identifié par l’Efsa et par les autres États membres de l’UE ?
Même en admettant qu’il y ait un risque pour la fameuse Megachile rotundata, est-ce là une raison suffisante pour interdire une matière active utilisée pour protéger les pommiers, les poiriers, les cucurbitacées, les fraisiers, les framboisiers, les kiwis, la vigne, les brassicacées, les aubergines, les poivrons, les tomates, les laitues, les asperges, les haricots, les pois, les pommes de terre, certaines céréales et la betterave à sucre, comme c’est le cas en Allemagne, en Autriche, en Belgique, en Bulgarie, à Chypre, en Croatie, en Espagne, en Grèce, en Hongrie, en Italie, en Lettonie, en Lituanie, à Malte, aux Pays-Bas, en Pologne, au Portugal, en République tchèque, en Slovénie et en Slovaquie ? Là encore, seule la France aurait identifié un « risque grave » !
Enfin, faut-il revenir sur le cas de l’acétamipride ? Se basant sur trois constats de l’Efsa – « la possibilité d’une sensibilité “inter-espèces” élevée des oiseaux », une éventuelle sensibilité potentiellement plus élevée pour la Megachile rotundata par rapport à d’autres espèces d’abeilles, et la réduction proposée par l’Efsa dans son dernier avis de la dose journalière admissible de 0,025 à 0,005 mg/kg de poids corporel –, le Conseil d’État conclut de facto en opposition à l’Efsa qu’il y aurait un risque suffisamment sérieux pour qu’il soit considéré comme « grave ».
Le Conseil d’État à la rescousse de l’État français
En clair, que ce soit pour l’acétamipride ou pour les deux autres matières actives, le Conseil d’État estime que les avis de l’Efsa postérieurs au décret du 16 décembre 2020 ne font pas le poids face aux études « sur lesquelles les autorités françaises se sont appuyées en décembre 2020 », et par conséquent que Phyteis n’est pas fondé dans sa démarche.
« Or, aucun des avis de l’Efsa n’a mis en évidence la nécessité pour la Commission européenne et pour les États membres d’adopter des mesures d’urgence à l’échelle européenne d’interdiction de ces substances actives, précisément parce que l’agence estime qu’il n’y a pas de risque grave », explique Sylvain Pelletreau, avocat en droit de l’environnement, qui poursuit : « Si aucun pays n’a établi un risque grave, il est curieux que le Conseil d’État puisse conclure qu’il existerait un risque grave uniquement en France et qu’il puisse être de nature à interdire ces substances. »
Dès lors, se pose la question de la pertinence de cette décision du Conseil d’État, d’autant plus qu’elle autorise de facto le Parlement, au travers d’une simple loi, à interdire de façon unilatérale une matière active tout en s’affranchissant des évaluations scientifiques des agences. « L’avis du 5 juin apparaît en parfaite rupture avec l’esprit du règlement européen 1107/2009, qui encadre et harmonise l’approbation et la mise en marché des produits phyto-pharmaceutiques », conclut Sylvain Pelletreau.