Si le tribunal de Troyes a reconnu coupables deux pisciculteurs accusés d’avoir empoisonné une espèce protégée, il a également admis implicitement des défaillances concernant l’application des plans censés protéger cette espèce
Dans l’affaire du pygargue à queue blanche – le plus grand rapace d’Europe classé « en danger critique d’extinction » – , qu’on a retrouvé mort le 4 mai 2024 près d’un étang situé dans les Ardennes, la condamnation était inévitable car les deux prévenus, à savoir Frédéric Mahaut, le propriétaire de l’étang, et son employé Alexandre Caron, tous deux pisciculteurs, ont commis un délit. Sans surprise, le tribunal de Troyes a donc condamné les prévenus à de fortes amendes.
Grâce à une balise attachée à l’oiseau, l’enquête a en effet pu établir qu’il est mort le 3 mai, et une nécropsie a ensuite permis de diagnostiquer un empoisonnement au carbofuran, un pesticide interdit en France depuis 2008. Interrogé par la police le 2 juillet, Frédéric Mahaut a alors immédiatement reconnu avoir utilisé ce produit dans le cadre de la protection de ses poissons menacés par les oiseaux prédateurs piscivores que sont les hérons et les cormorans. Le pygargue à queue blanche présent dans la région n’était nullement la cible de l’exploitant : « Nous avons essayé tous les stratagèmes possibles pour protéger les poissons des prédateurs qui mettent en péril nos exploitations piscicoles, mais sans succès », s’est-il justifié. Faute de disposer de moyens légaux pour défendre son outil de travail, il a estimé n’avoir aucune autre solution que d’enfreindre la loi en ayant recours à un pesticide qui n’est plus autorisé.
Comme l’a souligné son avocat maître Timothée Dufour, lors de l’audience qui s’est tenue le 30 août à Troyes, cette affaire s’inscrit dans un contexte particulièrement complexe : « D’une part, les pisciculteurs sont aujourd’hui confrontés à la multiplication des grands cormorans qui détruisent les productions piscicoles alors que les moyens d’action, dont disposent les pisciculteurs, sont aujourd’hui clairement insuffisants, et d’autre part, les autorités nationales ont fait le choix de soutenir la réintroduction d’espèces protégées dans le cadre de plans d’action successifs. »
Des dysfonctionnements de forme et de fond
Sans chercher le moins du monde à minimiser les actes commis par les deux prévenus, on pourrait dire que ce cas illustre parfaitement les dysfonctionnements à tous les niveaux des autorités publiques.
Sur la forme, d’abord, il interroge sur la nécessité de mobiliser, pour l’interpellation de M. Mahaut, plus d’une quarantaine d’agents (services de police, gendarmerie, agents de l’OFB, Office français de la biodiversité), et de lui imposer une garde à vue de… 48 heures avant de l’amener devant le substitut du procureur, menotté et escorté par les pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie. Cela fait des années que le monde agricole alerte les pouvoirs publics sur ce genre de pratiques totalement inappropriées. Sans succès.
Sur le fond, ensuite, il ressort clairement des auditions que Frédéric Mahaut n’a jamais eu l’intention de tuer cet oiseau. D’autant que les pygargues sont plutôt des alliés dans la lutte contre les oiseaux piscivores, puisque des espèces comme le cormoran, le harle ou encore le héron cendré sont précisément au menu de leur régime alimentaire. « Ce pygargue m’aurait aidé à la pisciculture, ça aurait été un avantage pour moi. Je n’avais aucune raison de le tuer », a martelé le prévenu, en insistant sur le fait qu’il n’avait jamais été informé de sa présence dans le département.
Ce qui met en lumière un autre problème majeur : l’absence d’information et de concertation entre les acteurs du terrain. Or, des associations sont mandatées par l’État pour conduire ce dialogue, en particulier la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) et LOrraine Association NAture (LOANA) qui avaient respectivement la charge de l’élaboration des plans nationaux d’actions et de leur animation. Ce triste cas révèle donc en réalité une faute largement partagée. « Une fois de plus, les services de l’État ont failli à leur mission », estime ainsi la Fédération de pêche des Ardennes, rappelant que « conformément au plan d’action en faveur du pygargue à queue blanche, la Dreal aurait dû nous informer d’une telle situation et plus particulièrement sur les actions à mettre en œuvre ». Or, aujourd’hui encore, les filières sont dans l’incapacité de connaître le nombre et la localisation des pygargues à queue blanche sur le territoire ardennais. « Le présent litige met donc aussi en évidence la défaillance des animateurs des plans successifs, qui n’ont pas mis en œuvre dans les délais impartis les actions prioritaires qui y étaient consacrées », a plaidé l’avocat de M. Mahaut, qui estime indispensable que « les animateurs des plans d’actions et la profession piscicole se rencontrent afin d’évoquer, au-delà de la question du danger des produits phytosanitaires, la cohabitation entre la filière piscicole et la protection des espèces protégées récemment réintroduites ».
Ce manque d’information est d’autant plus surprenant que, selon l’OFB, l’État aurait versé plus de 2 millions d’euros à diverses associations dans le cadre des plans nationaux et régionaux pour financer un certain nombre d’actions en faveur de la protection du pygargue. Ainsi était-il prévu, dans le plan régional d’actions 2015-2020, d’« initier une concertation avec les instances piscicoles » et, dans celui de 2020-2029, d’« instaurer un dialogue avec la profession piscicole », de « sensibiliser les habitants, agriculteurs sur les impacts de l’usage des produits liés à la régulation d’autres espèces », ou encore d’« apporter conseils et assistance aux pisciculteurs qui en auraient besoin ». En l’occurrence, quelles actions ont réalisées la LPO et LOANA en matière d’information et de concertation ? Aucune, si ce n’est l’élaboration d’un powerpoint d’une dizaine de pages, qui a été projeté lors de l’assemblée générale d’une association de pêche départementale… en 2017. Nulle instance de dialogue, nulle enquête pisciculture n’ont en revanche été lancées, au mépris des différents plans. Toutes ces mesures qui n’ont jamais été concrétisées auraient très certainement permis d’éviter la mort du pygargue, si elles avaient été appliquées. Ces associations ont clairement une part de responsabilité dans cette affaire du fait de leur inaction, a plaidé Timothée Dufour.
Et visiblement, l’avocat a été entendu, comme le suggère la condamnation des deux prévenus, puisque le tribunal ne leur a finalement infligé que des amendes de quelques centaines d’euros à verser aux dites associations au lieu des 200 000 euros au titre d’un préjudice écologique qu’elles réclamaient.
Enfin, ce constat appelle une autre interrogation : quelles ont finalement été l’utilisation et l’affectation exactes des financements reçus par ces associations ? Un sujet qui mériterait sans aucun doute l’ouverture d’une commission d’enquête sur le fiasco de ces plans nationaux…