Lancé en février 2013, le Plan de développement durable de l’apiculture de Stéphane Le Foll devait propulser la France parmi les grands pays producteurs de miel. Depuis, la production française de miel ne fait que s’effondrer. Retour sur un échec.
Pour une fois, le constat est partagé par l’ensemble des acteurs de la filière apicole : l’année 2014 est catastrophique. « Partout on entend le même refrain sur l’absence de production de miel, alors même que le taux de mortalité des colonies d’abeilles domestiques en sortie d’hiver était considéré en Europe comme normal (inférieur à 10 %) », écrit le réseau Biodiversité pour l’abeille. « Des pertes de production de 50 à 80% dans de nombreuses régions, une mortalité des ruches qui s’accélère… La saison apicole 2014 vient confirmer le désastre annoncé depuis des années », commente de son côté Thierry Dolivet, responsable de la commission apiculture de la Confédération paysanne. Il confirme ainsi le sombre tableau dressé par Julien Delaunay, le président de la commission apiculture de la FNSEA. Dans un courrier adressé à Stéphane Le Foll en septembre 2014, ce dernier alertait le ministre sur le risque de « lâcher prise » pour de nombreuses exploitations, surtout après une saison 2013 également désastreuse.
Ces constats sonnent comme un cuisant échec pour François Gerster, le monsieur « Abeilles » de la rue de Varenne. Rédigé en octobre 2012 et présenté en grande pompe en février 2013, son Plan de développement dit « durable » de l’apiculture allait « faire de la France un grand pays apicole dans l’Union européenne ». Mieux encore, il allait « créer des emplois dans les territoires ruraux ». Or, deux ans plus tard, la production de miel atteint des niveaux historiquement bas : à peine 10 000 tonnes, contre 30000 à 40000 tonnes durant les deux glorieuses décennies 1980 et 1990.
Des chiffres imaginaires
En réalité, il n’existe aucune statistique fiable concernant la production de miel français. « En conséquence, chacun peut y aller hardiment de ses propres chiffres, le plus souvent imaginaires ou carrément fantaisistes»,déclare Joël Schiro, le président du Syndicat des producteurs de miel de France (SPMF). En revanche, certaines données – incontestables – permettent de saisir l’ampleur de l’effondrement de la production apicole. En effet, selon les statistiques des douanes, la France importait 3000 à 4000 tonnes de miel il y a 25 ans, contre 22 000 à 26 000 tonnes aujourd’hui. Autre exemple, mentionné par Joël Schiro, la récolte record de la petite coopérative de Surgères (Charente) a culminé à 1400 tonnes dans les années 1980 et 1990, alors qu’elle est annoncée à moins de 100 tonnes aujourd’hui.
Si 2014 est l’année apicole la plus catastrophique depuis des décennies, la France ne s’est toutefois jamais distinguée parmi les « gros » producteurs internationaux de miel. « Depuis 1945 en tout cas, la France produisait bon an mal an entre 20 000 et 30 000 tonnes de miel, qui s’écoulaient plus ou moins bien sur le marché », rappelle le président du SPMF. C’est l’introduction du tournesol, dans les années 1980, qui a fait exploser les moyennes. Du jour au lendemain, on est passé de 20 à 50 kg par ruche pour le Sud-Ouest, et jusqu’à 100 kg dans le Lauragais ou la Vendée, portant ainsi la production française à 40000 tonnes. La quantité de miel récoltée n’est donc pas sans relation avec l’étendue des surfaces de tournesol, qui se sont stabilisées autour de 750 000 hectares depuis les années 2000, alors qu’elles avaient atteint 1,2 million d’hectares dans les années 1990. Certes, les raisons de la désastreuse production de miel de 2014 (trois fois et demie inférieure à celle des années 1990) ne se réduisent pas à cette constatation. Mais cela rappelle le lien fusionnel qu’entretiennent agriculture et apiculture. La production nationale de miel dépend en effet à plus de 60% du colza et du tournesol. Qui plus est, pour obtenir le niveau dérisoire de production de 2014, les apiculteurs ont nourri leurs abeilles avec 13 000 à 14 000 tonnes de sucre, principalement du saccharose issu de betteraves !
Faire son miel avec du sucre
L’exploitation quasi généralisée de l’abeille Buckfast –un hybride créé par un moine chargé de la miellerie de l’abbaye éponyme– explique en partie l’importance de ces quantités. En effet, la reine étant très prolifique, l’hivernage exige un apport de nourriture qui peut aller jusqu’à 20 kg de sucre par ruche. Résultat : on trouve de plus en plus de miels « adultérés », c’est-à-dire qui contiennent des remontées de ces sirops de nourrissement. À ce triste phénomène s’ajoutent les mélanges frauduleux de miels et de sirops industriels réalisés en usine. Une pratique dénoncée par le SPMF depuis plus de quinze ans !
On comprend pourquoi les deux derniers rapports du plan de contrôle et de surveillance de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) concernant la filière apicole (années 2010 et 2012) soulignent que 42% des échantillons de miels contrôlés sont non conformes. Soit quand même presque un pot sur deux ! « Ces contrôles officiels ont été conduits au cours des 2ème, 3ème et 4ème trimestres de 2012 dans 47 départements, représentant 18 régions. Ils ont été organisés auprès des responsables de la première mise sur le marché (apiculteurs, importateurs, grossistes, centrales d’achat) et de la distribution (GMS et commerces de détail). Au total, 280 établissements ont été contrôlés et 165 échantillons de miel ont été prélevés », note l’ITSAP-Institut de l’abeille.
Curieusement, cette question ne figure nulle part dans le Plan apicole de M. Gerster, alors qu’elle constitue un problème croissant pour les apiculteurs en raison de l’augmentation de la précision des analyses réalisées par les laboratoires. En effet, de plus en plus de lots de miels français sont désormais refusés à cause des remontées de sirop détectées par les laboratoires. « Est-il possible d’échapper à cette pratique dès lors que, compte-tenu de la faiblesse et du manque de dynamisme des colonies, de plus en plus d’apiculteurs sont obligés de nourrir par dessus les hausses ou de laisser des pains de candi en permanence toute l’année ? », s’interroge à ce propos le patron du SPMF, qui estime que l’adultération par remontée de sirop de nourrissement est « simplement l’une des conséquences du “problème cheptel“ ». Tout cela fait partie des nombreux « problèmes structurels de la filière », qui mériteraient davantage de réflexion, estime-t-il.
Il n’a pas tort. En effet, voici une profession qui réunit quelque 6000 professionnels autour de 7 syndicats et d’une multitude de structures techniques, le tout sous perfusion constante de l’État grâce à diverses aides (dont les 40 millions prévus pour la réalisation du Plan apicole 2013-2015), et qui produit à peine 10 000 tonnes de miel, à partir notamment de 14000 tonnes de sucre de betterave ! Et de surcroît au prix d’un considérable effort d’apiculteurs qui « travaillent beaucoup plus longtemps, avec beaucoup plus d’angoisse et de stress qu’autrefois », comme le remarque Joël Schiro.
Un problème structurel
Sans nier l’incidence évidente de la météo, le président du SPMF refuse également d’imputer la faible production 2014 aux pesticides en général et aux néonicotinoïdes en particulier. « Vous avez tous entendu les discours simplistes concernant la vertigineuse amélioration de la situation en Italie depuis l’interdiction des insecticides néonicotinoïdes. Et bien, comme en France, 2014 est la pire année de production des apiculteurs italiens depuis des dizaines d’années ! », ironise-t-il. Joël Schiro connaît parfaitement les difficultés du dossier de ces insecticides maudits. En effet, il fait partie des rares apiculteurs qui se sont prêtés au jeu de l’expérimentation. Entre 2008 et 2012, 40 de ses propres ruches ont été placées dans les plaines du Gers, à proximité d’Auch, alors qu’une quantité similaire de ruches a été installée dans la zone montagneuse pyrénéenne de Luz St Sauveur. Et son constat, livré en juin 2012 lors d’un colloque, est sans appel : « Disons-le tout net, nous n’avons rien remarqué de particulier ce printemps 2012 sur les ruches exposées aux champs de colza semés Cruiser à l’automne 2011 ». Les quatre années d’observation qu’il a consacrées au Cruiser sur ses propres ruchers ne l’ont pas convaincu de la pertinence de son interdiction. « Nous sommes bien certains d’une chose : l’éventuelle interdiction des prochains semis de colza Cruiser à l’automne 2012 n’apportera aucune amélioration à l’état du cheptel apicole », prophétisait-il en 2012. Les faits lui ont entièrement donné raison.
L’affaire de l’Ariège
Pire, depuis l’hiver 2011, d’étranges mortalités d’abeilles ont lieu dans les Pyrénées, alors que les néonicotinoïdes y sont aussi abondants que les arbres sur les sommets himalayens…
L’affaire des Pyrénées –plus connue sous le nom d’affaire de l’Ariège– est symptomatique du dogmatisme de certains apiculteurs, combiné au manque de professionnalisme qui caractérise l’apiculture française. Et ce, tant au niveau de son réseau de surveillance sanitaire qu’à celui des responsables politiques. Durant trois années consécutives, les apiculteurs ariégeois ont fait état de pertes hivernales surprenantes. Celles-ci ont atteint un niveau catastrophique à la sortie de l’hivernage 2013-2014. La presse a donc été convoquée.
« Le danger ne vient plus de la plaine, mais de la montagne», s’alarment les apiculteurs ariégeois, qui dénombrent 3000 ruches mortes ou très affaiblies à la sortie de l’hiver 2013. « Nous, on le connaît, l’ennemi, c’est la chimie », résume Quentin Deligne, du Collectif Apiculteurs d’Ariège. Faute de pouvoir incriminer les néonicotinoïdes, les apiculteurs sympathisants de la Conf’ ont trouvé un nouveau bouc émissaire : la perméthrine, un insecticide utilisé dans les élevages contre le vecteur de la fièvre catarrhale ovine (FCO). Une accusation qui tombe à pic, puisque la Conf’ est hostile à ce traitement jugé inutile. Les antiparasitaires sont également mis en cause, alors qu’ils sont utilisés depuis longtemps et partout sur le territoire. Qu’importe ! Les abeilles étant « assez friandes des jus de purin » – pour reprendre les propos de Pierre Jabert, le directeur de la Direction départementale des services vétérinaires (DDSV) –, les 3 000 ruches auraient donc été décimées par des abeilles intoxiquées lors de leur butinage sur des lisiers contaminés ! Une précision que le consommateur de bon miel de montagne appréciera certainement…
L’hypothèse d’une contamination exogène tient pourtant difficilement la route au regard des quantités de matières actives nécessaires à une telle catastrophe. Ce qui n’empêche pas François Gerster de se rendre sur place le 26 février 2014, Stéphane Le Foll ayant été averti de cette curieuse affaire par « un coup de fil direct ». Ce dysfonctionnement n’a pas échappé à Jean-Yves Foignet, le président de l’ITSAP-Institut de l’abeille. « Ces mortalités ont mis en évidence des dysfonctionnements à plusieurs niveaux dans la prise en compte du phénomène. Sans m’étendre là-dessus, je constate que l’institut en a été averti très tardivement, puisque les premières alertes ont été lancées début décembre et que nous n’avons été saisis que début février [8] », écrit-il.
Sur place, François Gerster assure que « le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll est très attentif à la filière apicole et au drame qu’elle vit en Ariège». Il promet de diligenter une enquête rapide, en effectuant des comparaisons avec les exploitations où rien ne s’est passé, et en réalisant des prélèvements d’abeilles avec analyses de résidus, y compris les traitements antiparasitaires des grands animaux (bovins, ovins et caprins), mis en cause par les militants de la Conf’. « Si l’hypothèse de la responsabilité des traitements antiparasitaires est avérée, il faudra prendre des décisions au niveau national », promet le fonctionnaire. 30 000 euros sont débloqués et des investigations sont conduites chez 52 des 58 apiculteurs ayant déclaré des pertes de cheptel, ainsi que dans 25 élevages situés à proximité des ruchers touchés.
42% des échantillons de miels contrôlés sont non conformes. Soit presque un pot sur deux, note la DGCCRF dans son dernier rapport.
Sauf que la prise en charge tardive du phénomène rend impossible une présence des investigateurs sur le terrain suffisamment précoce pour obtenir des échantillons représentatifs, constate l’ITSAP. « Les résultats d’analyses ne permettent pas, en l’état, de conclure à une origine commune et unifactorielle pour l’ensemble des départements touchés », indique un communiqué de presse publié le 17 novembre. Toutefois, on apprend dans ce document qu’on aurait décelé « à l’état de traces » la présence d’agents pathogènes et de substances chimiques connues pour des usages divers, dont des usages apicoles. De quoi s’agit-il exactement ? Mystère ! Fin décembre 2014, le rapport de la Brigade vétérinaire n’a en effet toujours pas été rendu public. Quelques indiscrétions ont néanmoins fuité concernant la nature des produits incriminés. On aurait ainsi retrouvé de la perméthrine (mais visiblement pas en quantité suffisante pour expliquer les mortalités), ainsi que des résidus de coumaphos, un organophosphoré neurotoxique utilisé par les apiculteurs pour lutter contre le varroa. Problème : ce produit est interdit en France, alors qu’il est autorisé dans de nombreux pays, y compris en Espagne. Il n’est donc pas très difficile de traverser de la frontière pour s’en procurer… On comprend l’angoisse des apiculteurs ariégeois face aux conclusions de ce document, qui met en évidence ces pratiques illégales, que le gouvernement –heureusement pour eux– tente encore de couvrir.
On comprend l’angoisse des apiculteurs ariégeois face aux conclusions de ce document, qui met en évidence ces pratiques illégales, que le gouvernement –heureusement pour eux– tente encore de couvrir.
Et ce n’est pas tout. Si la thèse d’une intoxication endogène reste la piste la plus plausible, le coumaphos à lui tout seul n’est pas une raison convaincante. Un autre acaricide, difficilement détectable trois mois après une intoxication, mais très largement utilisé dans la région, pourrait en revanche parfaitement expliquer les phénomènes observés dans les Pyrénées. Il s’agit du thymol, une huile essentielle à base de thym autorisée contre le varroa et accessoirement recommandée contre les nosémoses. Le thymol est surtout prisé par les apiculteurs qui commercialisent leurs récoltes dans la filière biologique. Obtenu de façon « naturelle », il est réputé pour avoir une faible toxicité. Pourtant, c’est un puissant insecticide neurotoxique, qui intervient au niveau du système ner- veux central de l’insecte en imitant ou en facilitant l’action du récepteur GABA. Exactement comme le fipronil, tant redouté par les apiculteurs !
En 2010, Ranil Waliwitiya a démontré l’action du thymol sur la fréquence des battements de l’aile de la mouche verte à viande . Ce neurotoxique intervient sur la partie du système nerveux central qui contrôle les muscles du vol des insectes. La dangerosité du thymol pour les larves d’abeilles, y compris à des doses sublétales, a elle aussi été mise en évidence, notamment par Gaël Charpentier, qui a présenté sa thèse sur ce sujet le 13 juillet 2013 à l’Université Toulouse III Paul Sabatier « Compte-tenu des concentrations très élevées des résidus de thymol, trouvées en particulier dans la cire, ce composé présente malgré sa toxicité moyenne un danger pour les abeilles au cours de leur développement larvaire. Ce danger est particulièrement grand pour les jeunes larves, relativement plus exposées que les autres au regard de leur petite taille », peut-on lire dans sa conclusion.
Étant une huile essentielle, le thymol n’a pas fait l’objet de nombreuses études. D’où la difficulté de connaître son effet à long terme sur les ruches, dont les cires ont parfois accumulé des quantités de résidus non négligeables au cours des années. À cela s’ajoute le fait que le thymol est souvent utilisé dans des procédés « maison », c’est-à-dire sans contrôle des quantités réelles de la matière active, et avec une efficacité qui varie en fonction de la température.
L’usage de solutions bricolées à base de thymol, peut-être même en association avec d’autres acaricides (notamment le coumaphos), et de surcroît conjugué à des conditions climatiques exceptionnelles, reste à l’heure actuelle l’explication la plus plausible de l’effondrement des ruches observé dans les vallées pyrénéennes. Et pourtant, cette piste n’est jamais évoquée. En tout cas, jamais officiellement…
Le manque de sérieux avec laquelle ce dossier a été traité –tant par les pouvoirs publics que par la profession, qui s’enfonce dans une omerta bien confortable– témoigne de l’immense travail de reconstruction de la filière qui serait nécessaire si la France voulait réellement se tailler une place au sein des producteurs reconnus de miel. À moins d’accepter que le miel de France ne disparaisse définitivement des rayons de nos magasins. Ce qui semble être le chemin pris par notre apiculture depuis une vingtaine d’années…
Sources
- Alerte : 2014, année noire pour l’apiculture
française, sept. 2014. - État d’urgence pour les apiculteurs !, août 2014.
- Bilan de fin de saison : novembre 2014, J. Schiro.
- www.itsap.asso.fr/downloads/synthese_plans_ de_controles_miel_2011_2012.pdf
- Compte-rendu de la réunion d’échange du 19 juin 2012, Joël Schiro.
- Importante mortalité des abeilles : le cri d’alarme des apiculteurs ariégeois, Ariègenews,
- Mortalité alarmante des abeilles : les apiculteurs ariégeois ont le bourdon, AriègeNews, 11 février 2014.
- Édito, La lettre de l’Itsap, N°8, avril 2014.
- Enquête sur l’anormale mortalité des abeilles, La Dépêche, 27 février 2014.
- Effects of the essential oil constituent thymol and other neuroactive chemicals on flight motor activity and wing beat frequency in the blowfly Phaenicia sericata, Waliwitiya et al., Pest. Manag. Sci., 2010.
- Étude des effets létaux et sublétaux d’une intoxication au thymol sur le développement et l’immunité des larves d’Apis mellifera élevées in vitro, http:// thesesups.ups-tlse.fr/2094/1/2013TOU30077.pdf.