Créé en août 2008, l’Observatoire des abeilles a pour vocation « l’étude, l’information et la protection des abeilles sauvages et de leurs habitats ». À la différence de l’abeille domestique, seule espèce qui permet de récolter du miel, l’abeille sauvage compte en France près d’un millier d’espèces, toutes aussi différentes les unes des autres que le sont les différentes espèces de papillons ou d’oiseaux. Ce qui explique notamment que le rôle de pollinisateur des abeilles sauvages dans les milieux non agricoles où la diversité floristique est plus grande est reconnu comme nettement supérieur à celui de l’abeille domestique.
Ce qui distingue les abeilles sauvages
Avec une quantité stable de ruches depuis trente ans (environ 1,5 million), le nombre d’abeilles domestiques ne diminue pas en France. En revanche, celui des abeilles sauvages serait en déclin, à en croire plusieurs études effectuées tant en Europe qu’en Amérique du Nord. L’une des raisons souvent évoquées est la diminution des surfaces des milieux-refuges semi-naturels, tels que les bordures des champs à proximité des prairies ou les réserves naturelles. En effet, à l’inverse des abeilles domestiques dont le gîte est assuré par l’apiculteur, les abeilles sauvages sont livrées à elles-mêmes. Elles doivent donc trouver des sites favorables pour nidifier. Ce qui devient de moins en moins aisé en raison de l’artificialisation des campagnes. Les zones protégées sont donc des lieux privilégiés pour les abeilles sauvages.
Aujourd’hui, ces zones sont convoitées par certaines associations et syndicats apicoles, qui préconisent d’y installer des ruches afin d’endiguer le déclin des abeilles. C’est pourquoi l’Observatoire des abeilles a conduit une réflexion sur ce sujet. Ses conclusions ont été publiées dans un rapport signé par son président, le chercheur au CNRS Éric Dufrêne, ainsi que par Nicolas J. Vereecken, professeur à l’Université Libre de Bruxelles, et Michel Aubert, ancien directeur du Laboratoire de recherche sur les maladies de l’abeille de l’Anses (ex-Afssa) à Sophia-Antipolis .
« Notre expérience scientifique, notre connaissance des abeilles sauvages et de l’abeille domestique, nos nombreux échanges avec diverses associations naturalistes, des gestionnaires de milieux semi-naturels, des apiculteurs dont certains sont signataires de ce texte, nous ont encouragés à faire le point sur cette question et à proposer des pistes pour que cohabitent toujours en “bonne entente” Apis mellifera, l’espèce domestiquée, et ses cousines sauvages », expliquent les auteurs en guise d’introduction.
Sauf que les conclusions de leur rapport risquent de déplaire à la filière apicole ! En effet, la présence d’Apis mellifera dans les zones-refuges constituerait une menace pour les abeilles sauvages. Et ceci pour trois raisons principales : « une compétition avec les abeilles sauvages pour la nourriture (pollen et nectar), des transmissions de maladies contagieuses vers les espèces sauvages indigènes, et une modification des patrons de flux de pollen entre plantes pouvant entraîner une perturbation de la reproduction des plantes et une modification de la composition des communautés végétales ».
Comme l’avait déjà souligné Michel Aubert dans l’entretien accordé à A&E en août 2014, deux des caractéristiques marquantes des abeilles sauvages sont qu’elles vivent en petites familles, et qu’elles ne récoltent du pollen que sur certaines plantes bien spécifiques. « On est donc loin de l’organisation de l’abeille domestique en colonies de plusieurs dizaines de milliers d’individus par ruche, avec plusieurs milliers d’ouvrières qui, quelle que soit la saison et dès que le temps le permet, s’activent toute la journée sur toutes les fleurs disponibles. En conséquence, l’installation de ruchers dans tous types de milieux, la dominance numérique de l’abeille domestique, son aptitude à récolter du pollen simultanément sur une très grande variété d’espèces en toutes saisons, contribueront à limiter la nourriture des espèces sauvages, peu populeuses et qui ne dépendent que de certaines plantes », confirme le rapport. Reprenant également les propos de Michel Aubert sur la transmission des nombreuses maladies contagieuses dont est porteuse Apis mellifera, le texte avertit que l’introduction et l’amplification de plusieurs agents pathogènes par les ruchers font peser une réelle menace sur les hyménoptères sauvages.
Enfin, les auteurs pointent du doigt un nouvel élément : la perturbation du paysage, dont l’équilibre est associé à la présence de certaines abeilles sauvages spécialisées dans la pollinisation d’espèces végétales bien déterminées. Autrement dit, l’introduction d’Apis mellifera n’est pas neutre au regard de la propagation du pollen, et donc de la flore. « Tous ces risques sont avérés par plusieurs études publiées dans des revues scientifiques internationales avec comité de lecture », rappellent les auteurs, qui conseillent par conséquent « d’interdire ou au moins de limiter l’introduction de ruches dans les réserves naturelles et les espaces sensibles afin de préserver les pollinisateurs sauvages les plus vulnérables et la flore associée ».
Voilà de quoi conforter les craintes émises par certains gestionnaires de réserves protégées, comme ceux du Parc national des Cévennes, qui s’interrogent sur l’impact écologique négatif de « l’invasion saisonnière par une flopée de ruchers industriels venant de tout le midi de la France »…
Sources
Sur la coexistence entre l’abeille domestique et les abeilles sauvages. Rapport de synthèse sur les risques liés à l’introduction de ruches de l’abeille domestique (Apis mellifera) vis-à-vis des abeilles sauvages et de la flore, Vereecken N.J., Dufrêne E. & Aubert M., Observatoire des abeilles, 2015.