Une nouvelle étude démontre sans aucune contestation possible que l’exposition des abeilles aux néonicotinoïdes n’a aucun impact sur la production de miel.
Le 20 novembre dernier, l’Inra a présenté les résultats d’une nouvelle étude qui apporte un éclairage pertinent dans le dossier sensible des néonicotinoïdes. Publiés le 18 novembre dans la revue Proceedings de la Royal British Society, ces travaux ont consisté à évaluer la solidité d’une précédente étude publiée en mars 2012 par Mickaël Henry (Inra) et Axel Decourtye (Acta), et qui a servi d’alibi au ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, pour interdire unilatéralement l’usage du Cruiser sur le colza à quelques jours des élections législatives de juin 2012.
Il est vrai que les conclusions de ces deux auteurs ne laissaient aucun doute sur la responsabilité du Cruiser dans le phénomène d’effondrement des colonies d’abeilles. Après avoir dopé 653 butineuses au moyen d’une solution sucrée contenant des doses élevées de thiaméthoxam (la matière active du Cruiser), les chercheurs avaient mesuré les sorties et rentrées de ces abeilles à la ruche à l’aide de micropuces RFID collées sur leur thorax. Grâce à un modèle mathématique, ils avaient ensuite simulé l’évolution démographique des colonies d’abeilles en période de floraison. « Cette étude indique ainsi qu’une exposition des abeilles butineuses à un insecticide néonicotinoïde pourrait affecter à terme la survie de la colonie, même à des doses bien inférieures à celles qui conduisent à la mort des individus », concluaient-ils.
Enfin, l’Anses estimait que les doses administrées aux butineuses étaient bien plus importantes que celles auxquelles les abeilles sont exposées en conditions réelles : « L’interprétation des auteurs selon laquelle la dose de thiaméthoxam de 1,34 ng/abeille serait communément rencontrée sur le terrain est considérée comme non vérifiée par les observations disponibles ». D’où l’intérêt des travaux récents initiés par Terres Inovia (ex-Cetiom) et réalisés sous la direction de l’Inra (Mickaël Henry), avec la participation du CNRS (Vincent Bretagnolle) et de l’Institut de l’abeille (Axel Decourtye), et censés apporter une réponse à la question essentielle laissée en suspens par l’Anses : les effets observés en conditions artificielles par Henry et al. se confirment-ils en conditions réelles ?Saisie de l’étude, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) avait toutefois relevé quelques anomalies dans le protocole des travaux de Henry et al. Notamment en ce qui concerne le traitement statistique, inadapté, et le modèle de dynamique des populations, qui aboutissait aux conclusions dramatiques sur la survie des ruchers. L’Anses avait estimé que le modèle théorique choisi par l’équipe Henry-Decourtye (modèle Khoury et al.) « ne [pouvait] pas être utilisé pour simuler in situ la dynamique d’une population d’abeilles ».
Deux années d’essais de terrain
Entre 2012 et 2014, un total de 41 parcelles de colza traité par enrobage au thiaméthoxam ont donc été cultivées sur une surface de 280 hectares. Dix-huit ruches (deux fois neuf) ne présentant aucun symptôme imputable à des maladies ont ensuite été placées à une distance des parcelles comprise entre 1 et 10 km. Enfin, le déplacement d’un total de 6 847 butineuses avec des micropuces RFID collées sur le thorax a été suivi, et l’espérance de vie des insectes a été étudiée en fonction de l’exposition au traitement des cultures.
Or, la réponse est sans appel. « Les chercheurs n’ont pas observé d’altération des performances des ruches exposées. Les quantités de miel produites n’ont pas été impactées par le gradient d’exposition aux cultures issues des semences traitées à l’insecticide », note le communiqué de presse de l’Inra. On ne peut être plus clair : alors que les butineuses sont bel et bien exposées au Cruiser, les quantités de miel produites par les ruches ne sont absolument pas modifiées. Par ailleurs, aucune mortalité d’abeilles n’est observée dans les champs, ni devant les ruches. Enfin, il n’y a rien à signaler concernant le poids des couvains. Voilà les seuls résultats tangibles, mesurables et incontestables, qu’apportent ces travaux, qui infirment définitivement l’hypothèse erronée émise par Henry et al. dans sa précédente publication. Ainsi, les néonicotinoïdes ne sont pas responsables des phénomènes d’effondrements de ruches, ni de la baisse de production de miel constatée en France ces dernières années. Le bon sens voudrait par conséquent que le ministre revienne sur sa décision, puisqu’encore une fois, il a été établi que la cohabitation entre apiculteurs et producteurs de cultures traitées au thiaméthoxam est parfaitement possible. En tout cas, lorsque les ruches utilisées sont exemptes de maladies. Or, ce n’est absolument pas ce que laisse entendre le ministère. « Cette étude n’est pas de nature à modifier la position française sur ce dossier », a-t-on fait savoir rue de Varenne. Le ministre campe sur sa position, témoignant du fait que ce dossier relève exclusivement de considérations politiques, au mépris de toute observation scientifique.
Mais ce n’est pas tout. Plutôt que d’admettre leur erreur – à savoir que l’exposition au thiaméthoxam en conditions réelles n’entraîne pas d’effondrement des colonies –, Mickaël Henry et Axel Decourtye se sont livrés à une curieuse opération d’enfumage, qui consiste à noyer les conclusions de leur étude dans une série de considérations annexes sans grand intérêt, et dont certaines restent encore à vérifier.
Plutôt que d’admettre leur erreur, Henry et al. se sont livrés à une curieuse opération d’enfumage, qui consiste à noyer les conclusions de leur étude dans une série de considérations annexes.
S’accrochant désespérément à leurs premiers résultats, Henry et Decourtye tentent en effet de démontrer qu’individuellement, les abeilles butineuses auraient une espérance de vie plus faible en fonction du degré d’exposition au thiaméthoxam. Ainsi, ils auraient constaté « une augmentation progressive du taux de mortalité des abeilles de 5% à 22% ». Ces chiffres prétendument significatifs résultent d’un traitement statistique sophistiqué mais tout aussi théorique que leur précédent calcul, bien que différent. Cette fois-ci, les chercheurs ont sorti de leur chapeau un « gradient d’exposition » censé représenter l’exposition ponctuelle combinée à la durée de floraison. Le chiffre de 22% serait, encore une fois, un cas théorique témoignant d’une situation extrême (la plus forte exposition et un butinage journalier pendant une période longue de trois semaines). Pourquoi pas ? Mais au regard des méthodes statistiques déjà utilisées par l’équipe Henry-Decourtye, et ensuite contestées par l’Anses, une petite vérification indé- pendante de ces données ne serait pas superflue. D’autant plus que les auteurs ne fournissent aucune référence scientifique justifiant ce type de calcul, et que les données permettant de valider la corrélation entre cet indice et l’exposition réelle sont absentes de l’étude.
En outre, tous les autres facteurs de risque – et donc de biais – ont été éliminés comme par un coup de baguette magique. C’est notamment le cas des conditions spatio temporelles. « Contrairement à ce qui aurait été attendu d’études précédentes, l’effet de l’exposition au champ apparaît être indépendant du contexte spatial (paysage) », notent ainsi les auteurs, sans apporter la moindre justification. Or, ces propos contredisent ce que ces mêmes auteurs affirmaient il y a moins d’un an ! En effet, dans une étude publiée dans la revue Nature, ils déclaraient avoir démontré que « l’importance des effets sublétaux d’un pesticide néonicotinoïde est modifiée par des interactions environnementales liées au paysage et à la période d’exposition ». Désormais, ils affirment le contraire.
La« découverte » de l’imidaclopride
Et le manque de rigueur ne s’arrête pas là ! Au cours de ses analyses, l’équipe multipartenariale a découvert des traces d’imidaclopride – la matière active du Gaucho autorisée pour les cultures non mellifères– dans la plupart des échantillons de nectar prélevé dans des fleurs de colza, ainsi que dans le nectar collecté par les abeilles butineuses. Or, comme l’indique l’Inra, « l’étude ayant initialement été élaborée pour déterminer les effets de la seule molécule de thiaméthoxam, cette coexposition complique davantage l’évaluation du risque en plein champ, car il n’a pas été possible de distinguer l’impact individuel de l’une ou l’autre molécule sur les abeilles ». L’existence de ces résidus à des taux très faibles (de 0,1 à 1ppb, c’est-à-dire l’épaisseur d’une feuille de papier par rapport à la tour Eiffel) est présentée par les auteurs comme « inattendue ». Pourtant, cette présence aurait dû être anticipée. En effet, la persistance de l’imidaclopride dans les sols n’est un secret pour personne, comme en témoignent notamment des écrits du président du Syndicat des producteurs de miel de France (SPMF), Joël Schiro, et datant de 2008. La demie-vie de la substance relève, elle aussi, du domaine public. À partir de ces données, on peut supposer une présence d’imidaclopride dans les cultures qui suivent celles qui ont utilisé des semences traitées.
Un cocktail sans effet sur les ruches
Il donc très surprenant que les auteurs n’aient pas pris la précaution de s’informer sur les précédents culturaux de ces parcelles… Ce flagrant manque de rigueur méthodologique impose une très grande prudence quant aux conclusions de leurs travaux, d’autres biais pouvant très bien avoir été également oubliés.
Quoi qu’il en soit, les concentrations retrouvées par Henry et al. sont parfaitement cohérentes avec celles obtenues dans les essais figurant dans les dossiers d’homologation et évalués par l’Anses et l’Efsa. Il n’y a donc rien d’« inattendu » à signaler, puisque les experts de ces agences ont jugé que ces quantités infimes ne posaient pas de problème particulier. C’est également ce qu’observait
à l’époque Joël Schiro, qui indiquait que « sauf cas particulier, il n’y a plus, visuellement, de symptômes d’intoxications au moment de la miellée de tournesol. Ceci même lorsqu’ils sont semés sur des sols emblavés l’année précédente en céréale à paille ». Et pour le colza, l’apiculteur était encore plus explicite : « Lorsqu’il s’agit de colza, on observe en outre un dynamisme et une récolte tels qu’on n’en avait pas vus depuis longtemps ».
Le comble, c’est que l’équipe Henry-Decourtye vient de démontrer – certainement à « l’insu de son plein gré »– qu’exposées à « de possibles effets cumulatifs entre différentes matières actives », les colonies d’abeilles sont parfaitement capables de s’adapter !
Le comble, c’est que l’équipe Henry-Decourtye vient de démontrer – certainement à « l’insu de son plein gré » – qu’exposées à « de possibles effets cumulatifs entre différentes matières actives », ou plutôt face à un retour plus faible des butineuses, les colonies d’abeilles sont parfaitement capables de s’adapter ! Elles modifient en effet leur stratégie de production de couvain de façon à privilégier le renouvellement des ouvrières. Là aussi, cette « découverte » n’en est pas une. Baptisée « immunité sociale » par les deux grands experts américains de l’abeille Jay Daniel Evans et Maria Spivak, l’adaptation de la ruche face à une menace est elle aussi un phénomène bien connu des chercheurs. Ainsi, dans sa thèse réalisée sous la direction d’Yves Le Conte et pré- sentée le 13 décembre 2012, Claudia Dussaubat-Arriagada constate l’existence de « modifications dans la structure organisationnelle des abeilles après l’infection par Nosema ceranae ». « Ces modifications sembleraient contribuer à la survie de la colo- nie, constituant probablement un mécanisme d’immunité sociale », poursuit-elle. En réaction à cette infection d’un pathogène, l’entrée en butinage des abeilles saines serait retardée pour permettre de prolonger leur durée de vie et de remplacer les abeilles infectées au fur et à mesure qu’elles meurent, note Claudia Dussaubat-Arriagada.
De manière plus générale, l’Inra liste sur son site d’autres modifications de comportement permettant de protéger la ruche : « Par exemple, lorsque les abeilles nourricières détectent une infection du couvain par des parasites, elles n’hésitent pas à expulser les larves affectées de la ruche. Certains comportements, qui tiennent presque du sacrifice, sont aussi considérés comme une forme d’immunité sociale. Ainsi, les chercheurs de l’Inra d’Avignon ont remarqué que les jeunes abeilles porteuses de parasites deviennent butineuses de manière précoce et passent plus de temps hors de la ruche ; ceci permettrait de s’isoler et limiter les contacts avec leurs congénères et ainsi la propagation du parasite au sein de la colonie ». Grâce à Henry et Decourtye, on peut désormais ajouter le déficit de retour des butineuses à la ruche à la liste des causes déclenchant un phénomène d’immunité sociale.
Bref, se focaliser sur le comportement individuel de l’abeille plutôt que sur le destin de la ruche reste une activité très théorique, qui ne permet pas de comprendre les phénomènes d’effondrement de colonies. D’autant plus que, comme le rappelle Claudia Dussaubat-Arriagada, « l’abeille [domestique] possède un nombre réduit de gènes d’immunité individuelle par rapport à des insectes solitaires (Honey Bee Genome Sequencing Consortium, 2006) ». Le système de défense spécifique de l’espèce Apis mel- lifera n’est en réalité en rien comparable à celui des abeilles sauvages. Encore un élément qui suggère que l’organisation de la ruche est bien collective, et ceci au détriment même de l’individu.
Au final, l’étude 2015 de l’équipe Henry-Decourtye ne fait que contredire ses deux publications précédentes (publiées en 2012 et 2014 dans la revue Nature). Ce qui explique peut-être pourquoi cette prestigieuse revue a refusé, à l’instar de Science, de publier ces derniers travaux…
Sources :
– Reconciling laboratory and field assessments of neonicotinoid toxicity to honeybees, Henry M. et al, Nov. 2015.
– A common pesticide decreases foraging success and survival in honey bees, Henry M. et al., Sciencexpress, 20 avril 2012.
– Avis relatif à une demande d’appui scientifique et technique dans la perspective de la publication de l’article « A common pesticide decreases foraging success and survival in honey bees », Anses, mai 2012.
– Néonicotinoïdes et abeilles : la désorientation des individus confirmée en plein champ, la colonie adapte sa stratégie, Communiqué de l’Inra du 20 novembre 2015.
– Pesticide risk assessment in free-ranging bees is weather and landscape dependent, Henry et al., Nature, 25 avril 2014.
– La publication scientifique du savant dresseur de puces, Joël Schiro, 31 mars 2008
Avis de l’Anses : [https://www.anses.fr/fr/system/file…]
– Socialized medicine : individual and communal disease barriers in honey bees, Evans J.D., Spivak, J. Invertebr. Pathol., Janv 2010.
– Effets de Nosema ceranae (Microsporidia) sur la santé de l’abeille domestique Apis mellifera L. : changements physiologiques et comportementaux, thèse soutenue le 13 décembre 2012 par Claudia Marcela Dussaubat-Arriagada.
– L’abeille européenne, trop douce pour ce monde de brutes ?,Inra.fr, Mai 2014.