Le lancement d’un premier pain à base de tritordeum par les Établissements Moulin, spécialistes des « pains biologiques aux saveurs authentiques », n’a pas vraiment fait sensation. Pourtant, que de belles promesses à en croire le site créé pour sa promotion !
« Le Tritordeum est une nouvelle céréale naturelle qui est née de la combinaison entre du blé dur (Triticum durum) et une orge sauvage (Hordeum chilense) originaire du Chili et de l’Argentine. Il s’agit de la première nouvelle céréale commercialisée dans le monde et apte pour la consommation humaine », explique Agrasys, la société espagnole aujourd’hui détentrice des droits exclusifs. Le discours est convenu, et les mots bien choisis pour rassurer le consommateur : « Les techniques de sélection qui ont été utilisées pour développer cette céréale sont des méthodes traditionnelles de croisement sur champs qui ne font pas appel à des modications génétiques. Le Tritordeum est donc une espèce cultivée naturelle. » Même discours de la part de la société Böcker France, spécialiste des levains, enzymes et levures, qui indique sur son site que ce croisement a été réalisé « de façon naturelle en suivant le procédé naturel d’hybridation connu depuis plus de 10000 ans ». Böcker France précise néanmoins que dix générations de croisements avec 2000 lignes d’études en champs ont été nécessaires pour obtenir une variété commercialisable. Ce qui représente une petite trentaine d’années de recherches ! « On cherche de nouveaux partenaires au sein de la filière », a indiqué Étienne Vassiliadis, responsable du développement chez Agrasys, lors du lancement du pain au tritordeum. Onze sociétés ont contribué à son développement en France, dont quatre coopératives (notamment Drômoise de céréales et le Groupe Dauphinoise), se félicite-t-il.
Mais cette nouvelle céréale est-elle aussi naturelle que l’assurent ses promoteurs ? « Depuis longtemps, les généticiens des céréales ont cherché à croiser entre elles différentes espèces de céréales à paille (blé, orge ou seigle) afin de créer de nouvelles espèces réunissant les qualités des deux parents », rappelle André Gallais, professeur honoraire à AgroParisTech et spécialiste en amélioration des plantes. Dans le cas du triticale, le but était d’associer la productivité du blé et la rusticité du seigle. Les travaux sur le croisement orge et blé ont démarré plus tard, avec l’idée de combiner la productivité et la valeur boulangère du blé avec la tolérance à la sécheresse de l’orge. À partir des années 1970, plusieurs dizaines d’années de recherches, effectuées surtout par des laboratoires espagnols, ont fini par conduire à une nouvelle céréale présentant de bonnes performances agronomiques et technologiques : c’est le fameux tritordeum, obtenu grâce à une démarche similaire à celle qui a donné naissance au triticale.
Une naissance laborieuse
« Les premiers croisements orge et blé ont été réalisés en utilisant le blé tendre et l’orge cultivée. Malheureusement, les croisements de ce type n’étaient pas très fertiles, même avec le recours à la culture in vitro des embryons et le doublement chromosomique (par traitement à la colchicine) des rares plantes obtenues. Les chercheurs ont alors remplacé le blé tendre par le blé dur et fait varier les espèces d’orges assez proches de l’orge cultivée. Ils ont découvert que l’orge sauvage du Chili (Hordeum chilense) donnait les meilleurs résultats. Pour favoriser le croisement entre l’orge sauvage prise comme femelle et le blé dur pris comme mâle, les épis de l’orge sauvage étaient traités avec une hormone, l’acide gibbérellique. Cependant, du fait de la très faible fertilité du croisement, il fallait toujours récupérer in vitro les embryons obtenus. En outre, les plantes obtenues étant stériles, il a fallu doubler leur nombre chromosomique par traitement des plantules à la colchicine afin de restaurer la fertilité. Ce sont les descendants de ces plantes que l’on appelle tritordeum », précise André Gallais. Au final, ces plantes sont hexaploïdes, comme le blé tendre, dont le génome est formé de trois génomes diploïdes, les deux du blé dur et celui de l’orge. Cette toute nouvelle espèce, qui n’avait encore jamais existé bien qu’elle ressemble beaucoup au blé, est bel et bien une prouesse technologique, éloignée d’un simple « croisement créé de façon naturelle en suivant le procédé naturel d’hybridation connu depuis plus de 10000 ans ».
D’autant plus qu’il a fallu recommencer plusieurs fois le croisement avec des génotypes différents des espèces parentales –l’orge sauvage du Chili et celle du blé dur–, pour sélectionner au final des lignées de tritordeum très performantes. Leur rendement en grain est aujourd’hui proche de celui du blé. Elles valorisent bien l’azote, et surtout, elles seraient plus tolérantes à la sécheresse, ce qui les rend intéressantes en zones méditerranéennes. Elles montrent une valeur boulangère équivalente à celle du blé, avec des grains plus riches en caroténoïdes, d’où la couleur jaune de la farine, et elles contiennent moins de protéines indigestes.
Une variété bio qui n’a rien de naturel
« C’est une nouvelle espèce, totalement créée par l’homme par la mise en œuvre de techniques relevant des biotechnologies (culture in vitro des embryons, doublement chromosomique par traitement à la colchicine, etc.), qui aujourd’hui va pouvoir enrichir la gamme des variétés disponibles pour les agriculteurs pratiquant l’agriculture biologique », ironise André Gallais. Sauf si les Faucheurs de Science décrètent que cette nouvelle espèce fait elle aussi partie de ces redoutables « OGM cachés » qui envahissent désormais les étals des magasins spécialisés en bio, à côté des choux de toutes sortes et des huiles issues des techniques de la mutagénèse…