Avec l’arrestation de l’avocat américain Timothy Litzenburg, un nouveau chapitre de l’affaire du glyphosate est en train de s’écrire, mettant en lumière les pratiques peu vertueuses des cabinets d’avocats spécialisés dans ces fameuses actions collectives
La nouvelle est tombée le 17 décembre 2019 : Timothy Litzenburg avait été arrêté le matin même, chez lui, à Charlottesville, dans l’État de Virginie. À la suite de sa mise en liberté sous caution, le département de la Justice américain a publié un communiqué de presse, où il annonce détenir suffisamment de preuves pour inculper l’avocat pour chantage et tentative d’extorsion de fonds.
Bien que l’événement ait fait l’objet d’une dépêche de l’agence de presse britannique Reuters, l’ensemble des médias français est resté parfaitement silencieux à son sujet, à l’exception d’un article paru dans Le Point du 28 décembre dernier. Pourtant, l’avocat est bien connu des médias parisiens. Âgé de trente-sept ans, il a en effet acquis une notoriété internationale au mois d’août 2018 en représentant le premier plaignant qui a attaqué Monsanto, à savoir le jardinier Dewayne Johnson, atteint d’un cancer incurable.
Exhibées par un patient en phase terminale, les lésions cancéreuses du jardinier ont fait le tour du monde, grâce à la médiatisation calculée qu’en a faite le cabinet d’avocats en charge de l’affaire, The Miller Firm, sous la houlette de son plus jeune avocat, Timothy Litzenburg, présenté à cette occasion par Fox Business comme « le tombeur de Monsanto ». Celui-ci est également à l’origine des fameux « Monsanto Papers », une fable qui tente d’attribuer à Monsanto des pouvoirs de corruption qu’elle n’a jamais eus, et qui demeure aujourd’hui encore l’une des accusations majeures formulées à l’encontre de la firme de Saint-Louis.
L’entrée en scène des « Monsanto Papers »
Dès 2016, à l’occasion du simulacre de procès contre Monsanto organisé par la journaliste militante Marie-Monique Robin, Timothy Litzenburg avait déjà largement répandu cette idée qui frise le complotisme. « Comme nous le savons tous, Monsanto a infiltré les gouvernements et leurs agences de réglementation partout dans le monde », avait-il alors déclaré devant un parterre de militants écologistes ravis d’entendre l’avocat affirmer que « pour le glyphosate, tout indique que Monsanto a manipulé la science et le processus de réglementation, pour cacher que l’herbicide est cancérigène ».
Timothy Litzenburg aurait ensuite envoyé un courriel à Marie-Monique Robin, où il se félicitait qu’un juge ait accepté sa demande de rendre publics « les milliers de documents internes de Monsanto ». La journaliste poursuit : « C’est ainsi que commença, le 16 mars 2017, la saga des “Monsanto Papers” […]. »
C’est en effet à partir de ces pièces, ainsi que d’autres provenant de documents déclassifiés, que les deux journalistes du quotidien Le Monde, Stéphane Foucart et Stéphane Horel, feront paraître une série de plusieurs articles intitulée « Les Monsanto Papers », reprenant à leur compte la thèse loufoque de Litzenburg selon laquelle Monsanto aurait manœuvré afin de tromper le monde entier sur la nature exacte du glyphosate. « Ces “Monsanto Papers” ont joué un rôle déterminant dans la condamnation de la firme, vendredi 10 août 2018, par la justice américaine », s’est ainsi félicité Foucart. À juste titre.
À la suite de leurs écrits, les deux journalistes ont d’ailleurs reçu le Prix de la presse européenne 2018 dans la catégorie « Journalisme d’investigation », « pour leur enquête très fouillée », car, à ce moment-là, seuls quelques initiés connaissaient le rôle exact qu’avait joué au préalable une cohorte de plusieurs dizaines d’avocats américains ayant œuvré à l’abri des caméras pour constituer un excellent dossier à charge. Cohorte menée tambour battant par… Timothy Liztenburg !
On comprend donc parfaitement pourquoi le rebondissement spectaculaire de son arrestation « plonge dans l’embarras les médias qui ont abondamment relayé l’argumentaire du sulfureux avocat », pour reprendre les propos de la journaliste du Point Géraldine Woessner.
Une descente aux enfers
Le cas de ce jeune avocat ambitieux, héros des antiglyphosates mais qui a depuis lors entamé sa descente aux enfers, se révèle particulièrement intéressant. Non seulement au regard du rôle primordial qu’il a joué en tant que source d’informations auprès des médias, mais surtout parce qu’il symbolise à merveille les méthodes véreuses de ce genre d’avocats prédateurs, davantage obnubilés par la somme d’argent qu’ils peuvent engranger que par le souci de défendre la veuve et l’orphelin.
Un litige l’a d’abord opposé à son employeur, le cabinet The Miller Firm, qui l’a accusé de « conduite déloyale et erratique », notamment en raison de ses absences répétées lors des procès et, plus encore, pour avoir tenté de dérober des informations confidentielles sur des clients dans l’intention de créer son propre cabinet d’avocats. Au travers de certains courriels, obtenus de façon « border line » par The Miller Firm, on découvre, derrière le costume trois pièces du brillant avocat, un triste personnage, usager régulier de cocaïne, en proie à une grande détresse personnelle.
Licencié par The Miller Firm le 11 septembre 2018, Litzenburg a ensuite fondé son propre cabinet, profitant de la notoriété qu’il a acquise grâce aux procédures engagées contre Monsanto. Cependant, il n’en réfute pas moins toutes les allégations de son ancien employeur, l’accusant pour sa part de propos « diffamatoires » et d’« une ingérence délictuelle intentionnelle dans ses intérêts commerciaux ». La lecture des documents relatifs à ce conflit entre les deux parties est stupéfiante, et en dit long sur l’état d’esprit de ce type d’avocats qui n’hésitent pas à recourir aux injures, accusations et menaces. L’affaire se terminera finalement à l’américaine, c’est-à-dire par un accord dont les clauses sont restées confidentielles. Mais à peine ce litige réglé, Litzenburg s’est trouvé impliqué dans une nouvelle affaire, autrement plus grave.
« Ce sera Roundup two »
Le 17 décembre dernier, l’avocat a en effet été arrêté pour tentative d’extorsion de fonds et de chantage. Selon les procureurs fédéraux de la section des fraudes du département de la Justice, Litzenburg aurait approché, à l’automne dernier, une entreprise de produits chimiques – Nouryon (l’ancienne unité chimique d’AkzoNobel), d’après The Wall Street Journal – avec le projet d’une plainte qu’il prévoyait de déposer pour l’un de ses nombreux clients, affirmant qu’un composé chimique (un surfactant qui permet une meilleure absorption du glyphosate par la plante), que celle-ci ainsi que d’autres fournisseurs avaient délivré à Monsanto, était soupçonné d’être cancérigène et qu’ils n’avaient pas averti des risques encourus.
Litzenburg a alors proposé un deal à l’un des avocats de la société en question, afin d’étouffer les plaintes : moyennant 5 millions de dollars, il réglera l’affaire, et il réclame aussi dans la foulée le montant « raisonnable » de 200 millions de dollars en honoraires de consultation. Le tout à son propre profit ainsi qu’à celui de deux de ses associés, mais rien pour ses clients, pourtant censés être les victimes de cette entreprise. « Votre défense ou la résolution de milliers, ou de dizaines de milliers d’affaires, vous coûterait plusieurs milliards de dollars, sans parler de l’effondrement de la valeur de votre action et des atteintes à votre réputation », menace-t-il dans une série de courriels et d’appels téléphoniques. Dans d’autres messages, il promet de créer un climat comparable à celui fabriqué lors des premiers procès : « Ce sera Roundup two ! », se vante-t-il, et une tempête médiatique telle que l’entreprise vivra « un cauchemar de relations publiques » dont elle ne se relèvera pas. L’avocat star des procès contre Monsanto ignore alors que ses pro- pos sont enregistrés.
Lâché par les siens
Dès l’inculpation de Litzenburg, le cabinet d’avocats qui a piloté le procès de Dewayne Johnson, The Miller Firm, s’est immédiatement désolidarisé de son ex-employé, allant jusqu’à prétendre que celui-ci n’a joué qu’un rôle mineur dans l’affaire du glyphosate, pour mieux tirer la couverture à soi : « En 2015, le CIRC a annoncé que le glyphosate était probablement cancérogène pour l’homme, et qu’il était corrélé au lymphome non-hodgkinien. […] M. Miller a aussitôt chargé M.Litzenburg et Jeffrey Travers de faire des recherches sur de possibles plaintes concernant le glyphosate. […] En conséquence, The Miller Firm (TMF) a lancé une vaste campagne publicitaire, et a engagé de fortes dépenses, pour informer de potentielles victimes de la possibilité de porter plainte. L’annonce du CIRC, couplée à la campagne publicitaire de TMF, a vite attiré des centaines de plaignants potentiels dont nous avons jugé les dossiers solides, et nous avons commencé à engager des poursuites dans tout le pays. »
Dès que l’avis du CIRC fut rendu public, en mars 2015, on a en effet vu aussitôt fleurir sur la Toile des vidéos ou des publicités avec des messages du type: « Si votre santé ou celle d’un être cher a pu être affectée par le Roundup, contactez immédiatement notre cabinet pour une évaluation gratuite de votre cas de cancer par nos avocats spécialisés sur le Roundup. » Et, depuis cette date, la campagne publicitaire n’a fait que s’amplifier. Ainsi, selon Werner Baumann, le PDG de Bayer, les cabinets d’avocats américains auraient dépensé 50 millions de dollars en publicités télévisées en l’espace de trois mois – entre août et octobre 2019 –, afin d’appâter des clients. Avec une réussite impressionnante, puisque le nombre de plaintes est passé de 18 400 fin juillet 2019 à 42700 à la fin octobre.
Le business model de ces cabinets d’avocats reposant sur les dommages et intérêts perçus par leurs clients, l’avantage pour ceux-ci est qu’ils n’ont pas besoin de débourser le moindre dollar. Ce qui permet à n’importe qui, même sans aucun moyen financier, de se lancer dans une procédure pourtant coûteuse.
Litzenburg conteste
La version relatée par Litzenburg est tout autre. Ainsi, il explique avoir été dès 2015 à la recherche de « tentatives de litige en matière délictuelle collective ». Et c’est précisément ce qu’il flaire quand le CIRC rend son avis sur le glyphosate. Deux jours plus tard à peine, le jeune avocat aurait téléphoné à M. Miller pour lui vendre son projet, expliquant que « le Roundup est utilisé dans 80 % des cultures des États-Unis ».
Convaincu par Litzenburg, son patron lui adresse un courriel le félicitant d’avoir mis la main sur « le prochain litige collectif ». Litzenburg met alors en place toute la stratégie du cabinet d’avocats, et devient son « expert principal ». « [Il] supervise un groupe de travail qui a généré des millions de documents, et [il] prépare les pièces à conviction les plus pro- bantes pour servir ses clients », note- t-il dans une déposition, le 4 janvier 2019. C’est à ce moment-là que se nouent les liens avec ses alliés au sein des ONG, comme US Right to Know, et que commence l’immense tentative de désinformation grâce à la publication d’une multitude d’articles habilement construits autour des éléments de langage que Litzenburg et les autres avocats vont fournir à la presse. En effet, la médiatisation de l’affaire fait partie de la stratégie du jeune avocat.