Après avoir été interdit d’usage en Italie par l’Autorité italienne de la concurrence et des marchés (AGCM), l’indicateur Nutri-Score est mis en cause dans un rapport publié le 22 septembre par une ONG européenne, qui l’estime non pertinent, voire même trompeur pour le consommateur
Difficile de tenter de s’opposer, en France, au Nutri-Score, ce fameux logo « nutritionnel » aux cinq couleurs qui figure désormais sur une multitude de produits alimentaires, sans être immédiatement taxé de « lobbyiste au service de l’agro-industrie » ! ll n’est pourtant pas déraisonnable de penser que réduire un problème aussi complexe que la nutrition humaine à un étiquetage utilisé pour classifier la consommation électrique d’une machine à laver le linge ou la vaisselle constitue une approche fort simpliste, et cela quelle que soit la complexité de l’algorithme qui génère la palette de couleurs allant du vert (pour symboliser le bon) au rouge foncé (pour le mauvais).
Nutri-Scrore interdit en Italie
C’est précisément l’avis qu’a émis l’Autorité italienne de la concurrence et des marchés (AGCM) en publiant, le 12 juillet dernier, quatre décisions (nos 30237, 30240, 30241 et 30243) pour contraindre plusieurs entreprises, dont Carrefour, à retirer le Nutri-Score de leurs produits distribués en Italie. Puis, le 12 septembre, l’agence anti-trust a infligé une amende administrative de 30 000 euros à la petite société française Régime Dukan, spécialisée dans le commerce de produits diététiques, en raison de « l’apposition du système d’étiquetage Nutri-Score sans que soient clarifiés les éléments de signification de cet étiquetage, ainsi que l’absence d’informations sur l’emballage et sur la société de fabrication ». En effet, selon l’AGCM, cela ne permettrait pas aux consommateurs « d’exercer pleinement leurs droits contractuels ».
« Les décisions de l’AGCM confirment la tromperie du système français et sa contrariété au Code de la consommation », s’est ainsi félicité Massimiliano Giansanti, président de Confagricoltura, le principal syndicat italien à l’origine de la saisie de l’AGCM. L’Autorité antitrust va même plus loin en soulignant qu’à cause de « l’absence de clarifications contextuelles et adéquates, le Nutri-Score pouvait induire les consommateurs en erreur sur leurs choix alimentaires ».
Le service après-vente du Pr Hercberg
Une décision jugée tout simplement « honteuse » par le professeur Serge Hercberg, « père » du Nutri-Score, qui affirme que l’Autorité antitrust italienne n’a fait que suivre « les arguments absurdes des lobbies italiens » afin « d’empêcher le déploiement du Nutri-Score en Europe ». Il poursuit sa charge : « Outre le lobbying italien, de grands industriels continuent à s’opposer fortement à Nutri-Score ainsi que certains secteurs agricoles (notamment ceux des fromages et des charcuteries, avec également de grands industriels derrière) membres du puissant syndicat agricole qui joue un rôle majeur dans la campagne anti-Nutri-Score au niveau européen (le Copa-Cogeca). »
Assurant le service après-vente de son logo, Serge Hercberg rappelle que le concept du Nutri-Score « est largement soutenu par la communauté scientifique européenne », avec « plus de 400 scientifiques et 30 associations d’experts de toute l’Europe [qui] ont signé un appel demandant à la Commission européenne d’adopter le Nutri-Score en tant que logo nutritionnel obligatoire en Europe ». Il précise encore que « la finalité du Nutri-Score est d’offrir, grâce à sa simplicité et son caractère intuitif, une réelle transparence aux consommateurs sur la valeur nutritionnelle globale des aliments, leur permettant, dans les quelques secondes du temps de l’acte d’achat, de reconnaître et de comparer la qualité nutritionnelle des différents aliments et d’orienter leurs choix, s’ils le souhaitent, vers les alternatives de meilleure composition nutritionnelle ».
Et toujours selon le professeur Hercberg, cela marche à merveille, puisqu’une analyse de l’IRI publiée en 2022 constate que « les produits affichant un meilleur profil nutritionnel (Nutri-Score A ou B) gagnent des parts de marché, tandis que les moins bien notés (E) perdent du terrain ». Une croissance de… 0,3 point pour les produits A, et de 0,4 pour les produits B, contre une baisse de 0,5 pour la notation E ! C’est-à-dire, finalement, pas grand-chose…
Une révision non convaincante de l’algorithme
Quoiqu’il estime que « dans l’ensemble, l’algorithme actuel fonctionne bien », le professeur admet cependant que « des améliorations étaient possibles pour être plus en ligne avec les recommandations de santé publique ».
Le comité scientifique européen chargé de mettre à jour le Nutri-Score va donc proposer une révision de son algorithme pour la fin 2022. « Les plats composés (plats prêts-à-manger, pizzas, etc.) seront classés moins favorablement, passant en moyenne des classes A/B aux classes B/C ou même D pour certaines catégories de produits, notamment les pizzas », indique Serge Hercberg. Idem pour les aliments sucrés ou salés, qui bénéficieront d’un classement moins favorable : « Par exemple, les céréales de petit-déjeuner à teneur relativement élevée en sucre ne pourront plus être classées A et seront plus susceptibles, en moyenne, d’être classées comme C. » Le professeur note qu’il y aura également « une nette discrimination entre les produits à base de viande rouge et de volaille ». Un comble lorsqu’on connaît l’importance sans comparaison possible qu’a la viande rouge pour obtenir des sels minéraux, comme le fer héminique, le zinc, le sélénium, le cuivre, le potassium et le phosphore ou encore la vitamine B12 !
Toutefois, même amélioré, l’algorithme pâtit de sévères limites, comme l’établit un rapport dévastateur qui remet clairement en question la pertinence du Nutri-Score.
Rendu public ce 22 septembre par l’ONG Safe Food Advocacy Europe, le rapport affirme en effet que cette révision « n’a pas réussi à garantir des choix éclairés vers des produits plus sains » et que, par conséquent, « la possibilité d’adopter Nutri-Score comme modèle d’étiquetage harmonisé sur le devant des emballages pour l’UE reste une pré- occupation majeure en matière de santé publique ». De fait, le rapport « met en évidence des divergences inquiétantes entre les résultats du Nutri-Score et ceux d’autres systèmes d’étiquetage pour les mêmes produits ». Et de citer pour exemple une marque de céréales biologiques notée B selon Nutri-Score qui « obtenait le pire résultat selon Nova (4) et Siga (7) et une étiquette d’avertissement pour excès de sucre selon les normes mexicaines ».
De même, une poudre de cacao classée B par Nutri-Score a reçu une étiquette d’avertissement pour excès de calories selon les normes mexicaines, en plus de l’avertissement pour excès de sucre. Tout comme une sauce bolognaise classée A qui présente pourtant également une étiquette d’avertissement pour excès de sodium selon les normes mexicaines, en plus de l’avertissement pour excès de sucre.
Le rapport souligne également l’inefficacité de la révision de l’algorithme sur les huiles. Ainsi, l’huile d’olive vierge extra (77 g/100 de graisses monoinsaturées) et l’huile de grignons d’olive (8 g/100 de graisses monoinsaturées) obtiennent toutes deux la note A. Or, « outre la différence de graisses monoinsaturées, ces deux huiles contiennent également des quantités différentes de vitamines A et E, connues pour leurs effets anticarcinogènes et antioxydants », comme le note le rapport, qui estime que « cela pourrait inciter les consommateurs à opter pour l’huile de grignons d’olive, moins chère, en croyant à tort que cette dernière est équivalente, sur le plan nutritionnel, à l’huile d’olive vierge extra, beaucoup plus saine ».
Et ces quelques exemples, souligne l’ONG, ne sont pas isolés : « Une étude espagnole récente a révélé que plus de 20% des produits testés [principalement des produits ultra transformés] avaient obtenu un très bon score avec le Nutri-Score et un très mauvais score avec le Nova.»
Enfin, l’ONG estime que le Nutri-Score fait fi de certaines substances naturelles bénéfiques pour la santé : « Il existe un certain nombre d’éléments positifs qui ne sont pas pris en compte par le Nutri-Score, alors que le règlement sur l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires (FIC) exige qu’ils soient pris en compte. Il s’agit de substances naturelles largement reconnues comme étant bénéfiques pour la santé humaine (graisses insaturées, vitamines, minéraux, acides gras polyphénoloméga-3, etc.). Ne pas tenir compte de la quantité de ces éléments nutritionnels positifs peut induire en erreur les consommateurs, qui peuvent être tentés d’acheter des produits peu bénéfiques pour la santé et d’en écarter d’autres. »
Cette analyse est conforme à l’avis de plusieurs experts français, qui avaient déjà émis des critiques similaires. « Ceux qui ont construit l’algorithme du Nutri-Score se sont littéralement assis sur les rapports de l’Anses concernant les lipides », martèle ainsi le Pr Philippe Legrand, directeur du laboratoire de biochimie-nutrition humaine à l’Inserm. « Le combat contre les acides gras saturés (AGS) est totalement dépassé, comme le montrent toutes les récentes méta-analyses, et du fait de l’absence de distinction (dans les algorithmes du Nutri-Score) entre les différents “saturés“ qui ont pourtant des fonctions importantes et des effets très variés. Enfin, il n’est tenu aucun compte du fait que les acides gras saturés dans nos organismes proviennent en grande part des sucres ingérés en excès et de l’alcool », précise le spécialiste dans une interview accordée au site European Scientist. Et d’ironiser : « Difficile de se sortir de cinquante ans de haine primaire antilipides ! Primaire parce que oui, nos bedaines et autres bourrelets sont bien constitués de lipides, mais d’origine mixte : glucides, alcool et lipides, traces d’un excès d’énergie totale mais pas spécifiquement lipidique. C’est désormais bien connu… Sauf du Nutri-Score ! »
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Le Pr Philippe Legrand déplore par conséquent un algorithme « trop simple et grossier » qui « prend en compte les points négatifs des produits, les lipides, les éléments gras, le sel et le sucre, et certains éléments positifs comme les protéines et les fibres. Mais il n’y a rien sur les vitamines, les minéraux, les acides gras indispensables et les nutriments ».
Et ce n’est pas tout : « L’application du Nutri-Score pénalise des aliments dont la consommation très répandue mais en quantité raisonnable n’est pas forcément défavorable (exemple : le chocolat noté E). Pour autant, les gros mangeurs de chocolat ont-ils besoin du Nutri-Score pour savoir lorsqu’ils sont dans l’excès ? », note encore l’expert, qui plaide également pour bannir les « aliments simples » du Nutri-Score.
La fronde des producteurs de fromages
Du côté des producteurs de fromages, la résistance est massive : « On n’en veut pas ! », s’agace Sébastien Vignette, secrétaire général de la Confédération générale de Roquefort, qui a organisé une table ronde sur ce sujet au dernier Salon de l’Agriculture. « Son application aux fromages AOP/IGP serait un véritable non-sens », explique-t-il. Or, aujourd’hui, 90 % des fromages sont classés D ou E, et jusqu’à 95 % pour les AOP. Et la nouvelle mouture de Nutri-Score n’y changera pas grand-chose. « Environ trois fromages AOP devraient passer de D à C. C’est peu. À l’inverse, d’autres vont passer de C à D car l’algorithme punit plus sévèrement le sel qu’hier. Il s’agit d’un conservateur naturel », dénonce Sébastien Vignette, qui rappelle que les fromages AOP « sont les héritiers de recettes ancestrales, qui ne peuvent être modifiées ». « On ne fera jamais du roquefort avec du lait pasteurisé et écrémé, ni avec des texturants pour remplacer le gras ou des conservateurs chimiques pour remplacer le sel. Ce ne serait plus du roquefort ! », tempête-t-il.
L’ancien ministre de l’Agriculture Julien Denormandie, lors de son intervention au congrès de l’Association nationale des élus de la montagne au Grand-Bornand (Haute-Savoie), le 20 octobre 2021, n’avait-il pas appelé à « faire en sorte que la méthodologie elle-même ne vienne pas à mal noter nos fromages et nos AOP » ?
Il n’y a pas de mauvais aliment
En fin de compte, on est en droit de se demander si, plutôt qu’une adaptation permettant à certains secteurs alimentaires de s’en exonérer, ce n’est pas une réflexion sur la philosophie même du Nutri-Score qui s’imposerait. Car, si le Nutri-Score ne modifie qu’à la marge la composition du panier, il est improbable que cela contribue de façon significative à une quelconque amélioration de la santé des consommateurs. « L’intérêt santé de ce système n’a jamais été démontré », confirme d’ailleurs le Pr Legrand, qui craint, en revanche, que cet étiquetage simpliste « encourage plutôt une sorte de prohibition qui crée des peurs et exacerbe des comportements ». Et de rappeler qu’ « il n’y a pas de mauvais aliments, même s’ils sont tous (même les plus naturels) plus ou moins déséquilibrés ». « On peut tout mettre au menu, mais en respectant des portions et quantités adaptées par notre bon sens à nos besoins, donc à nos styles de vie », conclut l’expert.
Face à cette avalanche de critiques, le professeur Hercberg aura beau continuer à clamer haut et fort que « des forces invisibles qui s’entrechoquent » sont à l’œuvre « pour essayer d’empêcher de traduire les connaissances scientifiques issues de la recherche en mesures politiques », il n’est pas certain que cela suffise à convaincre la Commission européenne du caractère pertinent de son bébé…