Mais quelle mouche a donc piqué Chantal Jouanno ? Alors que le ministre de l’Agriculture Bruno Le Maire se démène comme un diable depuis plusieurs mois pour permettre au président Sarkozy de retrouver la confiance du monde agricole – une confiance brisée par le Grenelle de l’environnement –, la secrétaire d’État s’est déchaînée contre l’autorisation accordée par la Commission européenne pour Amflora, la pomme de terre transgénique de BASF. Élections régionales obligent, Mme Jouanno a cru bon d’apporter sa voix à la contestation anti-OGM des amis de la Décroissance.
Ce manque de vision stratégique lui a fait rater une belle occasion de souligner la différence entre l’écologie technophobe des Verts et « l’écologie positive» de l’UMP, d’une manière un peu plus pédagogique qu’en distribuant des pommes produites en Île-de-France à la Gare-Saint-Lazare, à la veille du second tour des élections régionales ! Amflora s’y prêtait d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’un OGM développé par la firme américaine Monsanto, symbole du « grand Satan américain », mais par une société européenne plus connue pour ses cassettes que pour sa chimie ; qu’il ne s’agit pas d’un « OGM pesticide », mais d’un tubercule enrichi en amylopectine, l’un des deux composés de l’amidon ; qu’il ne s’agit pas d’un maïs, plante associée à la monoculture et à l’irrigation mais d’une pomme de terre ; que celle-ci n’est pas destinée à l’alimentation humaine, mais à l’industrie ; et enfin que de toute manière, cette pomme de terre transgénique ne sera pas cultivée en France, mais aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suède et en République tchèque. Bref, le cas parfait de l’OGM idéal !
Attendue depuis plus de quatre ans, cette autorisation n’était pas une surprise, même si le président de la Commission européenne a pris tout le monde de vitesse, y compris la firme allemande BASF. En effet, cette décision était parfaitement prévisible dans la mesure où José Manuel Barroso voulait se débarrasser de cette patate chaude qui lui pourrissait la vie depuis 2006, date à laquelle l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Aesa/Efsa) avait émis un premier avis positif pour Amflora. Par ailleurs, le président de la Commission avait clairement fait savoir qu’il désirait sortir l’Union européenne de ses douze années de léthargie. Douze années durant lesquelles seul le maïs OGM MON 810 avait été autorisé à la culture, alors que les maïs et sojas transgéniques d’outre-Atlantique étaient allègrement consommés par le bétail européen.
Les applications de l’amidon
Molécule de réserve énergétique pour les végétaux supérieurs et en particulier pour la pomme de terre, l’amidon est composé de deux homopolymères : l’amylose (organisée en feuillets et formant la zone cristalline) et l’amylopectine (qui constitue une zone amorphe entre les différents feuillets). Ces deux polymères, présents à hauteur de 70 à 75 % pour l’amylopectine et de 25 à 30 % pour l’amylose, jouent un rôle déterminant dans la fonctionnalité finale de l’amidon (viscosité, gélatinisation, texture, solubilité, pouvoir adhésif, stabilité du gel et gonflement). Ce qui explique que certains débouchés industriels nécessitent un amidon exclusivement composé d’amylopectine (celle-ci possédant des propriétés de rétention d’eau, étant antigluante et anticollante), alors que d’autres exigent un amidon riche en amylose. Ainsi, l’industrie du surgelé, qui cherche à conserver une bonne tenue des plats lors de la décongélation, ne peut pas utiliser un amidon contenant de l’amylose. Très visqueux à chaud, l’amidon sans amylose permet de garder une texture souple et évite la formation de gel pendant le stockage au froid. Dans l’industrie du papier – qui consomme une quantité considérable d’amidon –, ce type d’amidon permet d’obtenir un papier plus blanc, plus brillant et de meilleure tenue qu’un amidon composé. Or, jusqu’à présent, on ne pouvait obtenir de l’amylopectine pure qu’en séparant les deux substances au moyen d’un processus complexe et coûteux. L’industrie a trouvé une alternative à ce processus : la neutralisation de l’un des deux composés (amylose ou amylopectine, selon l’usage final) à l’aide d’additifs chimiques. Toutefois, cette technique reste coûteuse en énergie et en eau.
Afin d’éviter cette étape, les amidonniers ont souhaité disposer d’une matière première sans amylose. Une possibilité déjà offerte par le maïs waxy, dont l’amidon est composé exclusivement d’amylopectine grâce à la présence d’un gène à caractère récessif (comme celui des yeux bleus chez l’homme) dans le génome du maïs. Porté par le chromosome 9 et baptisé waxy (wx), ce gène a été obtenu par mutagenèse, puis par rétrocroisements successifs dans le génome d’hybrides classiques de maïs.
L’histoire d’Amflora
Pour la pomme de terre, il a fallu attendre 1987 pour que l’équipe de J. H. M. Hovenkamp-Hermelink, de l’Université de Groningen (Pays-Bas), réussisse à fabriquer un amidon sans amylose [[Isolation of an amylose-free starch mutant of the potato (Solanum tuberosum L.), J. H. M. Hovenkamp- Hermelink 1, E. Jacobsen 1, A. S. Ponstein 2, R. G. F. Visser.]]. Seul bémol, la vitalité et les rendements de cette nouvelle variété, obtenue par mutagenèse, n’étaient pas au rendez-vous. La technique de la mutagenèse entraîne en effet une perte des propriétés des lignées parentales. Afin de pallier ce problème, deux équipes de chercheurs (C. Shewmaker et D. Stalker ; G. Kishore et C. Somerville) ont proposé une méthode alternative qui consiste à bloquer la lecture du gène permettant la production de l’enzyme qui catalyse la biosynthèse de l’amylose [[Modifying Starch Biosynthesis with Transgenes in Potatoes, Shewmaker C., Stalker D., Plant Physiology, 1992 & Genetic engineering of commercially useful biosynthetic pathways in transgenic plants, Kishore G., Somerville C, Curr. Opinion Biotech.,1993.]]. « En théorie, le principe est simple : il suffit de prendre le gène qui synthétise l’enzy me intervenant dans la synthèse de l’amylose, et de l’insérer en orientation inverse de celle qu’il devrait avoir. Résultat : le message (l’ARNm) adressé par ce gène inversé vient interférer avec le message (l’ARNm) du gène déjà présent et l’enzyme n’est donc plus synthétisée », résume pour A&E Philippe Joudrier, l’ancien président du Comité d’experts spécialisé biotechnologie de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa). Contrairement au maïs Bt, il n’y a donc aucun transfert de gène d’une espèce à une autre, voire d’une variété à une autre, puisque le gène transformé est celui de la plante. Autre avantage considérable : aucune des propriétés de la variété initiale n’est altérée. Cette technique, appelée « antisens», a été utilisée pour la première fois avec succès par l’équipe de Kull, Salamini et Rohde en 1994 [[ Genetic engineering of potato starch composition : inhibition of amylose biosynthesis in tuners from transgenic potato lines by expression of antisense sequence of the gene for granule-boud starch synthase, B. Kull, F. Salamini, W. Rohde, J. Genet & Breed, 1994.]] .
Ces nouvelles perspectives ont immédiatement séduit le monde de l’amidonnerie, et en particulier le géant hollandais Avebe. Ce dernier décide de se lancer dans un projet de pomme de terre transgénique. Toutefois, le moratoire européen sur les OGM de 1999 marque un arrêt momentané de ce programme.
En parallèle, la coopérative suédoise Sveriges Stärkelseproducenter, qui réunit environ 840 producteurs de pommes de terre, développe son propre projet à travers l’une de ses filiales, Amilogene HB. Son but : obtenir des pommes de terre sans amylose. Entre 1993 et 2001, de nombreux essais en plein champ sont effectués sur 245 sites suédois. Baptisé Amflora, ce projet est soumis dès 1996 aux autorités suédoises compétentes. En raison d’une prise de participation d’Aminogène par BASF en 2000, Amflora devient la propriété de Plant Science Sweden AB, la filière biotechnologies du groupe BASF. « Suite à une révision concernant la législation européenne sur les biotechnologies végétales, BASF a soumis une demande d’autorisation complémentaire en 2003 », explique pour A&E Anne van Gastel, directeur marketing de BASF Plant Science. Débute alors le long processus d’autorisation, qui évolue au gré des changements de la régulation européenne, pour finalement aboutir le 3 mars 2010, soit quatorze ans après la demande initiale.
Le premier dossier déposé pour la culture d’Amflora en 2003 est suivi d’un second, en 2005, pour l’usage alimentaire. Examiné par l’Efsa et par les agences nationales des différents États-membres (dont la France), Amflora reçoit dès 2006 deux avis favorables concluant qu’elle ne présente aucun risque, ni du point de vue de la santé humaine et animale, ni du point de vue de l’environnement.
Mais l’heure n’est pas encore au dénouement. Car le sujet des biotechnologies divise l’Europe, les différents ministres européens de l’Environnement n’arrivant pas à trouver un accord. Des rumeurs circulent au sujet d’une éventuelle autorisation d’Amflora par la Commission après l’été 2007. « Ce serait ainsi la première fois depuis 1998 que la culture d’un OGM serait autorisée », s’inquiète l’euro-députée Verte Hiltrud Breyer. Dans un courrier adressé le 27 juillet 2007 à la Commission, l’élue anti-OGM évoque le fait qu’« Amflora contient un gène marqueur de résistance aux antibiotiques ». « Ce gène marqueur est indispensable parce qu’il confère aux plantes contenant le gène inversé une résistance à un antibiotique. On utilise cette propriété dans le processus de sélection qui suit l’insertion du gène inversé », explique Anne van Gastel, qui confirme que « cette question a bien entendu fait l’objet d’un examen approfondi de la part des experts européens ». « Il est vrai qu’en 2007, un consensus scientifique s’était dégagé pour diminuer l’usage de gènes résistants aux antibiotiques, ou de les retirer après avoir sélectionné les transformants qui ont intégré le gène antisens », rappelle pour A&E le Pr Marc Fellous, président de l’ancienne Commission du génie biomoléculaire (CGB). « Dans le cas précis d’Amflora, nous avons cependant estimé que cette étape supplémentaire n’était pas nécessaire, car le gène inséré ne comporte aucun risque », poursuit-il. Ce qu’admet le Commissaire européen à l’Environnement, Stavros Dimas, qui répond alors à Hiltrud Breyer : « À la lumière des informations fournies par l’Agence européenne des médicaments (EMEA), l’Efsa a publié un communiqué indiquant qu’elle maintenait son évaluation initiale concernant l’utilisation d’un gène marqueur de résistance à un antibiotique sur la base, d’une part, (i) de la faible probabilité de transfert horizontal de gènes, et d’autre part, (ii) du fait que le gène ne peut s’exprimer dans la bactérie en raison de la construction génétique ». En raison de son hostilité personnelle aux biotechnologies végétales, Stavros Dimas refuse toutefois d’accorder son autorisation, renvoyant le dossier sine die.
S’engage alors un bras de fer entre le commissaire grec et BASF, bien décidé à ne pas lâcher prise. Face à l’immobilisme de la Commission, la société allemande exige des explications. Si Amflora présente un quelconque risque scientifique, pourquoi la Commission ne le rondelle pas public, s’interroge-t-ell en mai 2008. « Le 24 juillet, nous avons saisi la Cour européenne au motif que la Commission n’assumait pas son pouvoir de décision finale, étape ultime du processus de décision au niveau européen », commente Anne van Gastel. De son côté, Stavros Dimas essaie de gagner du temps en brandissant le prétexte de l’usage controversé du gène résistant à un antibiotique. Une fois encore, l’Efsa est saisie à ce sujet. L’agence annonce qu’elle rendra public un nouvel avis au plus tard le 15 décembre 2008. Mais le 10 décembre, la Commission lui accorde un délai supplémentaire : le 31 mars 2009. Finalement, il faudra attendre le 11 juin 2009 pour que paraisse l’avis. Celui-ci confirme que, dans le cas spécifique d’Amflora, l’usage du gène marqueur NPTII ne pose pas de problème. Mise au pied du mur, la Commission n’a d’autre choix que d’autoriser la mise en culture d’Amflora. À Ludwigshafen, au siège de BASF, la patience commence à atteindre ses limites. Et on n’hésite pas à le faire savoir. De son côté, le gouvernement allemand, libéré de son partenaire socialiste, apporte son soutien au projet de BASF. Réélu à la tête d’une Commission renouvelée, José Manuel Barroso décide de placer les États-membres devant leur responsabilité. La Commission donne le feu vert « à l’unanimité » à la pomme de terre Amflora, estimant que « toutes les questions scientifiques posées ont été traitées ». M. Barroso en profite pour annoncer que « la Commission compte proposer de donner aux pays la possibilité de cultiver des OGM s’ils le souhaitent ».
Car les projets ne manquent pas. Ainsi, depuis septembre 2009, Avebe est de retour avec une nouvelle pomme de terre trangénique, Modena (AV43-6-G7), dont le dossier a été transmis aux autorités européennes. De son côté, BASF promet deux autres variétés, l’une similaire à Amflora mais sans gène de résistance à un antibiotique, l’autre (Fortuna), résistante au mildiou et dont les essais en plein champ ont déjà été effectués dans cinq pays de l’Union européenne. « Ces variétés résistantes risquent de ne pas être disponibles aux agriculteurs français, puisque les essais en plein champ ont été refusés en France », déplore Jean-Marc Petat, directeur filière, environnement et communication chez BASF Agro. Les pays favorables aux biotechnologies voient en revanche s’ouvrir de nouvelles perspectives. Que ce soit par la réduction de l’usage des fongicides (contre le mildiou), ou par une meilleure valorisation de la pomme de terre grâce à sa haute teneur en amylopectine, les agriculteurs de ces pays vont pouvoir profiter du progrès génétique. Quant aux autres, ils pourront toujours se satisfaire des variétés moins performantes…