Invité par le Parti socialiste, Érik Orsenna est intervenu au titre de Grand témoin lors du Forum des idées consacré à l’agriculture le 14 juin 2010. A&E publie, avec son autorisation et en exclusivité, de très larges extraits de son intervention.
Je voudrais partager avec vous sept points :
La gratitude. J’ai une gratitude profonde envers les agriculteurs et un agacement croissant envers les critiques que j’entends à leur égard. Quand j’entends des citadins donner des leçons de nature aux paysans, je me marre. Quand je vois ces mêmes citadins courir les supermarchés pour dépenser le moins possible pour leur alimentation et pour garder de l’argent pour leur portable ou pour les écrans plats, je m’étrangle de fureur. Je connais les revenus des paysans, et quand je vois de bien plus riches donner des leçons de morale à de bien plus pauvres, je trouve cela insupportable. La première chose que je voudrais dire, c’est qu’il faut refonder entre les agriculteurs et la nation un pacte. Et ce pacte doit être fondé sur le respect. Voir tout ce qu’ils ont apporté. Voir toutes les adaptations qu’ils ont réalisées, et à chaque fois pour donner une nourriture diverse et de qualité. Regarder ce qu’ils apportent. La première chose donc : de la gratitude.
La crise globale. Quand j’ai commencé à travailler sur l’eau, on m’a dit : « crise globale ». Évidemment, quand on dit « crise globale », c’est bien plus simple. Or, il n’y a pas de « crise globale » de l’eau ! La quantité d’eau ne change pas. Avec le réchauffement de la planète, il y aurait même tendance à avoir un peu plus de précipitations. L’eau, c’est une question locale. Alors je me dis : s’il n’y a pas de marché mondial de l’eau, pourquoi faudrait-il qu’il y ait un marché global de l’alimentation ? Et si les problèmes agricoles ne relevaient pas surtout de questions locales et régionales ? Méfiez-vous quand on vous dit « global » ! Regardez toujours ce qu’il y a derrière le global, parce que souvent c’est au niveau local que se trouvent les enjeux.
Produire. Pour beaucoup de nos compatriotes, ce n’est plus le sujet. Ils considèrent que finalement, étant donné que d’autres produisent moins cher, nos agriculteurs pourraient devenir des sortes de jardiniers et d’aménageurs d’espaces. Non ! Les agriculteurs sont des producteurs ! Je voudrais vous rappeler une petite chose, qu’on tend à oublier : la balance commerciale. Car si pendant longtemps on vend moins qu’on achète, on finit par se trouver très mal ! Donc il faut produire. Ce qui implique de garder de la compétitivité et des rendements. Or, vous ne pouvez rester compétitif si vous avez des charges supérieures aux autres. Et surtout quand les charges changent tout le temps, et toujours dans le même sens : à la hausse. Quand vous avez des écarts de salaire horaire entre un endroit à 7 euros, et un autre à 12 euros, alors vous êtes condamné. Ces questions de compétitivité sont donc absolument urgentes à régler.
Mais ce n’est pas tout. Produire veut aussi dire obtenir des rendements. Je suis évidemment passionné par les expériences de l’agriculture biologique, et il faut en accroître la surface. Mais si vous me demandez : est-ce qu’on peut nourrir 9 milliards d’êtres humains avec une agriculture exclusivement bio ? Je réponds : non. Donc il faudra des engrais et des pesticides.
Certes le moins possible, mais nous ne pouvons pas nous en passer. Il y a une maladie française extrêmement pernicieuse qui consiste à baisser les bras et laisser aux autres le soin de produire. C’est vrai dans l’agriculture, et c’est vrai dans l’industrie. Mais celui qui ne produit pas est dans la main de celui qui produit ! Alors que nous sommes dans l’abandon, d’autres ont aujourd’hui la volonté.
Le respect. Bien sûr, il faut produire plus, et bien sûr, il faut respecter mieux l’environnement. Mais respecter veut d’abord dire connaître. Et aussi explorer. Je suis depuis deux ans membre du jury de l’agriculture durable, et ce que je vois dans la recherche est formidable. Il y a déjà de très nombreux exemples de ce respect de l’environnement, notamment dans des exploitations plus équilibrées. Cependant, soyez clairs, ceux qui pensent pouvoir obtenir de l’argent public, dans la situation actuelle de nos finances, sans respecter l’environnement, font fausse route. C’est pourquoi les deux échéances (la réforme de la PAC en 2013 et le bon état des eaux en 2015) sont intimement liées.
Soutenir, bien sûr ! Imaginez une seconde ce que deviendrait l’agriculture mondiale sans les soutiens aux agriculteurs. Si le prix devenait le seul critère, nous aurions alors dans à peine 5 ou 6 ans, environ 7 grandes puissances agricoles. Avec des camions et des cargos qui transporteraient une production agricole totalement homogène. D’où la nécessité de soutenir un bien qui n’est pas comme les autres.
La recherche. Il y a deux attitudes qui sont, pour moi, totalement
incompréhensibles. La première, c’est de vouloir arrêter de chercher. Nous avons une excellence en matière de recherche – et je parle bien sûr des OGM –, et on dit : vous n’avez plus le droit de chercher. Ce n’est pas possible ! C’est le retour de la « sainte ignorance » du Moyen Âge. La seconde consiste, au motif du principe de précaution, de refuser de comparer les avantages et les inconvénients. La précaution, c’est la moindre des choses. Mais la moindre des choses ne suffit pas ! Il faut l’équilibrer. Il y a donc quelque chose que je voudrais relancer : le goût du risque. Il y a des risques… et alors ?
Coopérer. Coopérer avec les pays du Sud. Il se trouve que je suis vice-président de la Fondation Farm, qui a été voulue par Jacques Chirac. Le socialisme est ma famille, mais il y a des gens que j’aime bien aussi ailleurs. Partout où j’ai été, j’ai constaté que ceux qui ont faim dans le monde, ce sont les paysans. À force de ne pas pouvoir produire, ils finissent dans des villes, ou
plutôt dans des zones qui sont des bombes sanitaires et sociales. C’est le droit à la souveraineté agricole qui est un impératif. Mais il faut aussi investir dans l’agriculture. Il a fallu attendre 30 ans pour que la Banque mondiale reconnaisse que le dollar investi dans l’agriculture représente le dollar le plus efficace contre la pauvreté.
Enfin, je voudrais conclure par une phrase entendue cet après-midi : les agriculteurs ont besoin qu’on remette le nord sur leur boussole. C’est-à-dire qu’il faut redonner à l’agriculture de la visibilité et du long terme.